Sarah était incapable de lâcher la dent de Gary. Elle la sentait s’enfoncer dans sa main comme si celui-ci essayait de la mordre à distance. Il la maintenait prisonnière, avait retourné son propre pouvoir contre elle. Il lui permit de détourner les yeux juste un instant, et elle regarda Dekalb. Le visage de son père s’était figé en un masque d’anxiété, mais il ne faisait absolument rien. Il aurait dû la protéger.
— Ah ! Mon copain ici n’a rien d’un combattant.
— Il t’a combattu. Il t’a changé en un petit avorton plein d’os, dit Sarah.
Sa voix était collée dans sa bouche. Sa gorge pouvait bouger, mais pas sa langue. Elle était incapable de remuer les muscles de son visage, elle était incapable de crier au secours, mais il lui permettait de lui parler, et à lui seul. Elle se dit qu’il avait le pouvoir de stopper cela également, s’il le voulait.
Elle supposait que si une liche était restée enfermée dans son propre crâne pendant douze ans, il avait probablement eu le temps d’apprendre quelques tours de magie. D’autant plus qu’il était la deuxième liche la plus puissante qui ait jamais existé.
— La magie ? demanda-t-il, lisant peut-être dans ses pensées. Je connais toutes sortes de magie. À ton avis, qui a appris à Marisol comment domestiquer une goule ? C’est exact, ton serviteur. J’ai vendu ce secret pour une bouffée d’air frais. J’ignorais tout du monde extérieur. Ton papa me gardait emprisonné ici où il ne se passait jamais rien et je ne pouvais même pas voir le soleil. Alors, j’ai appris à envoyer ma conscience vers l’extérieur, à projeter mon corps astral, je suppose. Le cerveau de Marisol a été le premier cerveau que j’ai touché ; elle et moi, on s’était connus autrefois, bien sûr. Elle a eu très peur, comme tu as peur en ce moment, mon trésor en sucre. Quand je suis venu vers elle dans son rêve et ai commencé à lui dire des choses que seuls les morts pouvaient savoir, elle était déjà effrayée. La colonie ici n’allait pas très bien à cette époque. Les gens tombaient malades et mouraient, les plantations ne poussaient pas. Lorsqu’elle a compris que je pouvais lui apprendre des choses utiles, elle m’a laissé prendre le contrôle de son corps pendant quelques minutes chaque jour. Je n’ai jamais fait quoi que ce soit de drastique, la plupart du temps je me tenais devant un miroir et je me caressais, pour parler crûment. Tu as vu cette femme ? Elle est magnifique.
Sarah se tortilla dans son confinement.
» Et merde ! Ce n’est pas parce que je n’ai plus les organes en question que cela ne me démange pas. Ne sois pas si prude, Sarah. Je parie que tu le fais. Je parie que tu le fais tout le temps. Hmm… mais nous nous écartons du sujet. Il y a un point important dans ma petite histoire. Je parlais, et Marisol écoutait. Pigé ?
Sarah se taisait.
» Bon. Alors, soyons courtois l’un envers l’autre. Soyons aimables, même si nous ne pouvons pas être amis. Il n’y a aucune raison de gâcher la journée Papa-Fille. C’est de lui que je veux te parler, bien sûr. Ton père : mon geôlier. Regarde-le. Je suis navré d’avoir à te dire cela, mais c’est un idiot complet.
Sarah se hérissa, mais ne dit rien. Gary percevait ses émotions. Il semblait les trouver amusantes.
» C’est le plus grand pied que j’ai pris depuis que j’ai perdu mes appendices. Mais c’est la vérité, en tout cas. Ton père est un crétin. Un débile profond. Je sais qu’il a un cerveau – on ne peut pas être un mort-vivant si l’on n’a pas de cerveau –, mais nous parlons ici d’un cerveau de la grosseur d’une noix. Pendant tout ce temps, il a été confronté à un seul mystère, à une petite énigme à résoudre, et il n’a jamais réussi à la résoudre. Il a eu douze années pour comprendre ce qui reconstituait mes os endoloris chaque fois qu’il les brisait, mais il n’a rien trouvé, ne serait-ce qu’un indice. Toi, en revanche, tu as compris. Tu l’as su juste en me regardant.
Maintenant sa bouche en une grimace pincée, elle sous-vocalisa.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Allons, chaton. Tu peux voir l’énergie. Je sais que tu le peux. Ton ami, comment s’appelle-t-il… Jack ? Bien sûr. Il m’a tout dit à ce sujet. Tu sais qui me protège. Tu aurais fini par le voir, alors cela n’a aucune importance si je vends la mèche. Arrête de jouer les idiotes. À moins que ce soit héréditaire et que tu aies hérité de la débilité de ton paternel.
Ah. Sarah laissa sa vision se détendre, prêta attention à la peau derrière ses oreilles, à la sensation que donnait l’air. À ce moment-là, elle les vit. S’étendant depuis le crâne de Gary tels des cheveux invisibles, de longues vrilles visqueuses d’énergie sombre étaient suspendues autour de la salle, sinuaient le long de la plate-forme, reliant Gary à… à Dekalb lui-même.
Une bile brûlante heurta le fond de sa gorge. Sarah voulut crier. Elle avait envie de fracasser le crâne, de le réduire en morceaux. De toutes les putains de choses, ce n’était pas ce qu’Ayaan lui avait appris sur la façon dont le monde fonctionnait. Les personnes bonnes combattaient les choses mauvaises. Elles ne les guérissaient pas. C’était injuste, c’était si injuste.
— Ce n’est pas sa faute.
Sarah se tourna vers le crâne, du venin dans les yeux. Comment osait-il ? Comment Gary osait-il lui faire voir que son père, le seul homme au monde qui avait de la valeur à ses yeux, l’un des deux seuls êtres humains, qu’elle ait jamais aimés, était ligué avec les monstres ?
— Il pense qu’il n’a pas de pouvoirs. Il pense qu’il est la liche la moins utile qui ait jamais existé. Il m’a guéri pendant plus d’une décennie, et il l’ignore. Chaque fois qu’il a assez de couilles pour me tuer, son sentiment de culpabilité prend le dessus et inconsciemment il recolle les morceaux.
Elle se força à se calmer.
— Ce doit être… déplaisant.
— C’est foutrement douloureux, pour sûr. J’ai été écrasé, j’ai été brûlé, j’ai été empalé sur une pointe de fer. Mais c’est mieux que l’alternative. J’ai le droit d’exister, crevette. J’ai le droit de vivre, quoi que tu puisses penser de mon état actuel. Je ne sais pas. Tu penses peut-être que tu vas dire à papa ce que tu as appris. Tu penses peut-être que s’il sait ce qui se passe, il peut le combattre, et qu’il peut finalement me régler mon compte. Et peut-être, et c’est juste une hypothèse, en est-il capable. Mais, une fois encore, peut-être que son subconscient est plus fort que tu le penses.
— Tu t’attends à ce que je ne révèle pas ton secret, fit Sarah en grinçant des dents.
— Ouais, tout à fait. (Le crâne grimaça un sourire.) Oh, pas par égard pour moi. Tu me hais probablement. C’est normal, cela va de pair avec le boulot. Je m’attends à ce que tu fermes ton putain de clapet pour lui. Parce que, ma jolie, il a passé ses douze dernières années en se faisant passer pour un héros. En racontant qu’il avait vaincu l’infâme Gary, le roi liche de la ville de New York. Tu comprends, il n’y a pas grand-chose à faire ici, excepté s’asseoir et parler du temps jadis. Au bout d’un moment, les souvenirs sont tout ce qui reste à un homme. Cela et un ramolli de temps en temps qui s’aventure dans le tunnel là-bas. S’il savait tout le temps qu’il a gaspillé, à jouer au gardien vigilant ici, s’il savait ce qu’il a fait, ma foi. Cela pourrait lui briser le cœur. D’accord, il ne s’en sert pas en ce moment, mais je suis sûr que tu préfères le garder en un seul morceau. Marché conclu ?
Il la relâcha, aussi facilement que ça, sans aucun accord de sa part. À l’évidence, il pensait connaître déjà sa réponse.
Cela l’irrita qu’il ait raison.
— Tu as eu une agréable conversation ? demanda Dekalb.
Elle vit de l’inquiétude sur son visage. Sur le reste, elle ne voyait que de la faiblesse. Elle avait oublié à quel point il devait être fragile. Qu’il était l’une des personnes de l’ancien temps, d’avant la fin du monde. Personne n’était endurci à cette époque. Le plus petit choc émotionnel pouvait les détruire.
Gary lui avait donné une information très précieuse, bien sûr, quelque chose qu’elle aurait fini par découvrir toute seule, mais il n’avait pas voulu prendre ce risque. Il lui avait dit son plus grand secret de telle façon qu’elle ne pourrait jamais l’utiliser contre lui. Elle avait entendu dire qu’il était futé. Elle ne s’était jamais doutée à quel point il était futé.
— Ouais, répondit-elle. C’était super. Écoute. (Elle glissa la dent dans sa poche de derrière, ne sachant pas quoi en faire d’autre.) Je suis un peu fatiguée. Je pense que je vais retourner auprès de, tu sais, auprès des autres. Et dormir un peu.
— Je serai ici quand tu te réveilleras. (Il sourit.) Je n’ai pas besoin de me reposer, ma puce. Je n’ai même plus besoin de dormir.
Elle posa ses mains sur ses joues, se pencha jusqu’à ce que leurs fronts se touchent. Elle ne parvenait pas à se résoudre tout à fait à l’embrasser.
— Tout ira bien, dit-il.
Et elle eut envie de se détendre dans ces mots. Elle avait envie de se pelotonner en eux et de tout laisser tomber pendant un moment. Puis elle se rendit compte qu’il ne lui parlait pas. Il s’adressait à lui-même.
— Maintenant que tu es ici, tout ira bien. Au fait, où est Ayaan ? demanda-t-il.
Elle ferma les yeux parce qu’elle ne voulait pas le regarder pendant qu’elle lui mentait.
— Elle est retournée en Somalie. Elle va bien, très bien, en fait.
Elle essaya de penser à un mensonge, mais la seule chose qui lui vint à l’esprit était grotesque. Elle le dit néanmoins.
— Elle m’a envoyée ici pour prendre des nouvelles de Marisol, pour voir si Governors Island avait prospéré.
— Oh. Et c’est le cas ? Je ne sors pas beaucoup.
Elle hocha la tête.
— Governors Island se développe magnifiquement.
Une idée si grotesque – que quelqu’un organise une expédition périlleuse juste pour voir comment allaient de vieux amis – ne lui paraissait pas étrange. Autrefois, avant l’Épidémie, cela n’aurait peut-être pas paru si bizarre.
Elle le laissa dans la tour avec Gary et les momies, ne sachant pas très bien quand elle reviendrait. Elle se demanda ce qu’elle allait faire, tandis qu’elle suivait la chaussée et regagnait l’île. Elle remarqua quelque chose d’étrange à propos des bâtiments sur le côté nord de l’île, ceux qui faisaient face à Manhattan, mais elle ne se rappelait pas quel avait été leur aspect quand elle était arrivée.
Des taches foncées semblaient se déplacer furtivement sur leurs façades. Des pans d’un vert très vif étaient apparus en des motifs circulaires sur les briques, des lichens, pensa-t-elle, comme on en voit sur des pierres tombales très anciennes. Les taches foncées étaient de la mousse, ou des moisissures ou de l’humidité ou quelque chose. Tout compte fait, elle ne pensait pas que les bâtiments avaient eu cet aspect quand elle était entrée dans la tour de ventilation.
Étrange. Et Ayaan lui avait appris à ne jamais négliger ce qui était étrange. Elle gratta une soudaine démangeaison sous son aisselle gauche et s’interrogea sur ce qu’elle devait faire.
Elle se dirigea vers le bâtiment 109, l’ancien centre d’accueil de l’île, où elle était censée dormir cette nuit, en gardant un œil sur l’eau. Elle s’attendait à moitié qu’une armée de goules surgisse du port en ruisselant. Quand Jackie, le petit garçon malingre de Marisol, l’attrapa par-derrière, automatiquement elle voulut prendre son pistolet. Elle arrêta son geste à temps, parce qu’elle avait été formée pour savoir sur qui tirer ou ne pas tirer.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en ébouriffant les cheveux de Jackie.
Il lui fallut une seconde pour comprendre qu’il y avait quelque chose d’anormal. Il toussa et un nuage de spores noires jaillit de sa gorge. Sa peau présentait des taches et semblait même floconneuse par endroits. Elle saisit son menton, essayant de découvrir s’il suffoquait, et sa main se couvrit d’une poudre à l’odeur de moisi.
La démangeaison sous son aisselle empira brusquement.