13.

Ayaan avait tout d’abord cru que l’énorme 4 x 4 n’était qu’une démonstration supplémentaire du style si particulier du tsarévitch, mais elle se rendit compte rapidement qu’il y avait un semblant de méthode, dans sa folie. Les routes qui s’éloignaient d’Asbury Park avaient jadis été des merveilles du génie civil, un réseau d’autoroutes à la chaussée parfaite qui reliaient entre eux tous les points de l’Amérique.

Douze ans plus tard, il n’en restait plus que des champs de gravats. Les arches et les autoponts s’étaient écroulés, des nids-de-poule s’étaient formés, tout d’abord de simples fissures dans la chaussée avant de s’élargir pour devenir d’amples crevasses, des trous profonds dans lesquels se dissimulaient des barres d’armature tordues capables de réduire un pneu en charpie. Chaque tache d’eau sur la route pouvait être aussi bien une simple flaque ou un trou suffisamment profond pour les engloutir. La chaussée était recouverte de boue et de détritus, devenant difficilement franchissable à certains endroits, ou ayant été complètement emportée à d’autres. De la végétation jaillissait de chaque trou et de chaque fissure. Ici et là, une faille s’était ouverte sous la pression d’une rangée d’arbres ayant poussé selon des angles improbables, leurs racines ayant délogé des morceaux de bitume de la taille d’un poing ou d’une tête.

— Comment est-ce possible ? demanda Ayaan tandis qu’ils passaient devant un bosquet de jeunes arbres. C’était bien développé, la dernière fois que je suis venue ici. C’étaient des villes et des lotissements en pleine expansion. Il y avait des parkings partout… Mais les morts sont arrivés, et ils ont dévoré tout ce qui était organique.

Elle contemplait par la fenêtre ce qu’un observateur plus charitable aurait appelé une « jungle ».

— C’est la même force que celle qui nous habite, lui répondit Érasme en haussant les épaules. Cette énergie qui nous anime est aussi celle qui incite la végétation à se développer.

— Ça ne fait que douze ans, et les plaies du monde sont déjà en train de se refermer, dit Ayaan.

Malgré son humeur, elle ne put s’empêcher de s’en réjouir un minimum.

Érasme essayait tant bien que mal de conserver une vitesse de près de dix kilomètres à l’heure, et il immobilisait le 4 x 4 chaque fois qu’il rencontrait un obstacle. Mais cela n’empêchait pas Ayaan d’être ballottée sur son siège comme une poupée dans une valise vide. Elle s’agrippait à une épaisse poignée de métal fixée au tableau de bord, et elle tentait d’éviter de se cogner la tête dans le pare-brise chaque fois que la voiture roulait sur des gravats.

Ils avaient vraiment l’impression de faire du tout-terrain, mais, hors des routes, les conditions étaient bien pires encore. En regardant par la fenêtre, Ayaan fut surprise de voir que le New Jersey – un État dont la légende voulait qu’il ait été un conglomérat d’usines de produits chimiques toxiques et d’industries abandonnées – était devenu, à perte de vue, une vaste forêt de jeunes arbres. De temps à autre, ces derniers se faisaient plus rares, mais elle ne vit aucune ville, uniquement des transformateurs électriques grillés et des labyrinthes de rues au sein de complexes immobiliers aussi tortueux que le système digestif humain. Il était rare de croiser une maison encore intacte. Les toits s’étaient écroulés sur eux-mêmes, ou les murs s’étaient effondrés en tas de briques anarchiques. Ils traversèrent de vastes étendues ravagées par des incendies où les cendres voletaient dans les airs, aussi épaisses que des flocons de neige. Ailleurs, Ayaan eut l’impression qu’un gigantesque tremblement de terre avait tenté d’engloutir la banlieue d’une ville dans les entrailles mêmes de la planète. Une ligne de faille défigurait les environs de Trenton, un vaste plan incliné au pied duquel du verre, des briques et de l’acier s’étaient accumulés et formaient une sorte de masse homogène, un bassin stagnant aux bords tranchants.

Après environ six heures de cahots et de méandres sur l’autoroute accidentée, ils firent une pause pour se dégourdir les jambes. C’était surtout pour elle, lui avait confié Érasme, car elle n’était pas morte depuis longtemps et était donc plus sujette que lui aux accès de rigidité cadavérique. Il avait dû remarquer son expression quand il le lui avait annoncé, même si elle avait aussitôt porté la main à son visage.

— Tout le monde finit par se décomposer un jour, lui dit-il d’un air dépité.

Puis il ouvrit sa portière et se laissa glisser sur la chaussée noire et chaude de la route.

Ils s’étaient arrêtés à mi-chemin entre un lotissement et des terres agricoles. La bande de bitume était légèrement surélevée d’un côté, bordée par une végétation touffue et des panneaux rouillés fixés au sommet de poteaux d’acier. Sur l’un d’eux, à demi effacé, on pouvait lire :

« BIENVE… EN …YLVANIE

POPU.ATION : 12 281 054 »

Derrière s’étendait une dépression herbeuse, une cuvette de plus d’un kilomètre et demi jonchée de bâtisses dégradées par les intempéries, voire effondrées, de blocs de béton géants aux façades croulantes, de routes secondaires qui n’étaient désormais plus reconnaissables qu’en raison du fait qu’elles étaient moins envahies par la végétation que les terres qu’elles traversaient. Une légère brume flottait dans la cuvette, un dernier lambeau de fumée que le soleil levant n’avait pas encore dissipé, à l’abri des jeunes pins.

De l’un des bâtiments de béton, un oiseau s’élança dans les airs, provoquant un tourbillon de poussière, et décrivit une longue courbe au-dessus de la dépression. Érasme leva les yeux vers le fantôme vert, sur la galerie du 4 x 4, et l’un des cadavres, dans le tombereau, sembla revenir à la vie en tremblant. Il se précipita dans la dépression comme un diable jaillissant de sa boîte.

Ayaan fit la moue et entama quelques exercices d’étirement des genoux, puis elle tenta de se toucher les orteils, les jambes tendues. Elle sentait parfaitement quels étaient les muscles qui commençaient à se gripper et à la gêner. Elle ne s’y attendait pas, mais, quelques minutes plus tard, la goule accélérée revint et s’agenouilla devant elle. Elle avait l’oiseau, le même que celui qu’elle avait vu voler dans la brume de cette fin de matinée, et elle l’avait empalé sur un cubitus.

L’animal était encore en vie. Il tentait désespérément de glisser son aile sous sa poitrine, mais l’os l’en empêchait. Son sang éclaboussait le bitume. Ayaan n’y prêta guère attention. Ce qui la frappait, c’était son énergie, sa précieuse énergie dorée, frémissante, qui commençait déjà à vaciller. Qu’elle était précieuse, cette énergie, cette vie ! Elle tendit la main et libéra l’oiseau de l’os. Elle le regarda de plus près, l’approcha d’elle.

Elle mordit dans ses plumes et broya ses minuscules os friables. Elle avait plus ou moins agi par instinct. Le sang de l’animal s’écoula dans sa gorge. Elle s’attendit à avoir un haut-le-cœur et à s’étouffer, mais ce ne fut pas le cas.

En déglutissant, elle ressentit le flot d’énergie vitale qui se répandait dans tout son être, qui jaillissait en elle. Son esprit s’éclaircit, son corps s’assouplit et se détendit. C’était si bon qu’il lui était difficile de réfléchir à ce qu’elle était en train de faire. Puis elle leva la tête. Il y avait des gens, des gens vivants. Ils l’observaient.

Elle ne les avait pas entendus arriver. Elle ne les avait pas vus avant qu’ils se trouvent juste derrière elle. Il s’agissait de survivants, de véritables survivants, et ils savaient comment se protéger. Ils avaient dû s’approcher une fois le 4 x 4 immobilisé.

Ayaan serra la carcasse de l’oiseau contre sa poitrine et détourna le regard. Elle s’accroupit dans l’ombre du véhicule et tenta d’éviter de les regarder. C’était difficile. Mais il était encore plus difficile de ne pas se délecter de l’énergie vitale vacillante de l’oiseau. Si difficile qu’elle ne put s’en empêcher, tant pis si les survivants l’observaient.

Les « survivants » avaient certainement un peu trop forcé le trait. Leurs vêtements s’étaient défraîchis et déchirés avec le temps, et ils ne les avaient pas remplacés. Ils n’avaient presque plus de cheveux. Leur peau était décolorée et rêche, rouge et irritée. Leurs yeux n’étaient que des fentes cernées de croûtes, et il leur manquait des dents. Pourtant, leur énergie brillait comme de l’or.

L’un d’eux semblait manifestement être leur chef et portait un tee-shirt, un polo vert à l’ourlet effiloché. Il était armé d’un morceau de métal coupant, sans doute une partie de plaque de rue brisée. Il se tenait devant une fille qui serrait un minuscule bébé contre sa poitrine. Elle ne mesurait sans doute pas plus d’un mètre trente-cinq. Quel âge pouvait-elle avoir quand l’Épidémie avait frappé ? Elle devait elle-même n’être encore qu’un nourrisson. De temps à autre, elle secouait légèrement son bébé, le berçait vigoureusement. Il ne faisait aucun bruit.

L’homme au polo saisit un garçon émacié et le poussa en avant. Il ne quittait jamais la chaussée des yeux. Le garçon fit quelques pas en direction d’Érasme, puis il s’immobilisa, la tête inclinée. Il prononça quelques paroles en anglais, mais avec un accent si prononcé qu’Ayaan fut incapable de le comprendre. L’un des mots ressemblait à « sac-d’riz-viscères ». Un sac de riz… et de viscères ? Ayaan eut un haut-le-cœur.

Non. Il avait dû vouloir dire autre chose. « Sacrifice ». Il offrait sa propre chair en échange de l’assurance d’une certaine tranquillité pour sa famille. Ayaan éprouva au fond d’elle de la reconnaissance et de la compassion.

— Regarde-moi ces paumés, lui dit le fantôme vert dans un russe étonnamment mauvais. Se cramponner à ce point à la vie… Ils se cachent, tu sais. Ils se terrent dans des endroits pourris, dans des étendues sauvages si polluées que même des goules refuseraient de les y suivre. (Il poursuivit en anglais, comme s’il s’était fatigué la langue.) Ils ne s’en sont pas encore rendu compte, mais c’est le plus beau jour de leur petite vie.

Érasme posa une main griffue sur l’épaule du garçon, la victime du sacrifice, et leva l’autre d’une façon théâtrale. Il leur adressa un grand discours en anglais, qu’il prononça lentement et en y mettant une certaine emphase, à propos de tout ce que le tsarévitch ferait pour eux. De la nourriture. De l’eau potable. Des rudiments de soins.

Malgré elle, Ayaan se rendit compte qu’il disait vrai, tout comme le fantôme vert. La vie de ces gens malades qui mouraient de faim ne tenait plus qu’à un fil. Le restant de leurs jours, il leur faudrait constamment affronter la peur, la mort. Ils vivaient comme des bêtes. Ayaan avait connu des réfugiés, elle en avait elle-même fait partie, que ce soit avant ou après l’Épidémie. Elle savait ce que c’était, la famine, la guerre et la pestilence. On aurait dit que l’Amérique apprenait ses leçons dans un livre d’écolier africain. Si cette minuscule tribu rejoignait le tsarévitch, ils feraient office d’esclaves, mais leurs vies s’en trouveraient néanmoins améliorées de façon significative. Elle se remémora les prisonniers turcs qu’elle avait croisés à Chypre, ceux qui avaient vu l’un des leurs se noyer avant de reprendre vie. Elle songea à Dekalb, son vieil ami, qu’elle avait depuis bien longtemps perdu de vue, et qui avait conclu un marché tout aussi effroyable. Il avait livré sa fille unique à une tribu de guerrières anarchistes. Cela avait dû lui sembler horrible, à l’époque, mais ça avait plutôt bien réussi à Sarah.

Le tsarévitch était un monstre, un démon tout droit sorti de l’enfer. Pourtant, s’il était le seul à pouvoir sauver des gens de cette façon, le seul à pouvoir les aider…

Ils abandonnèrent la tribu sur le bas-côté. Les liches regagnèrent le 4 x 4 et reprirent la route en leur promettant qu’un autre véhicule les suivait et ne tarderait pas à arriver.

Par la lunette arrière, Ayaan vit la petite famille disparaître dans le lointain. Elle n’avait aperçu aucune trace d’espoir dans leurs yeux plissés. Ils avaient la tête baissée. Ils ne parlaient pas entre eux des choses merveilleuses qui les attendaient.

— C’est juste un peu plus loin, lui dit Érasme d’un air étrangement calme. (L’idée de sauver des âmes ne l’enthousiasmait-elle pas ?) L’un d’eux a pu nous tuyauter, lui dit le loup-garou. Il y a de grandes chances qu’on soit sur la bonne voie.

Ayaan prit un air renfrogné.

— Ces gens… on ne leur a pas menti, hein ? Quelqu’un va bien venir les chercher ?

— Oui, répondit Érasme d’un ton cinglant. On y retournera. Seulement… il y en a qui ont atteint un stade si avancé qu’il est impossible de les recruter. Ils sont trop faibles, ou trop atteints pour être d’une quelconque utilité. J’ignore ce qui se passera avec ce groupe-ci, cette décision ne m’appartient pas.

Ses yeux disaient le contraire, qu’il savait ce qui allait se passer, et qu’il en était certain.

— Qu’est-ce qui va leur arriver, alors ? demanda-t-elle.

— On s’en servira pour autre chose.

Il n’en dirait pas davantage. Il se contenta de ne pas tenir compte de sa question, alors qu’elle exigeait une réponse. Elle savait cependant qu’il n’y avait que deux possibilités. Ils pourraient soit devenir de nouveaux soldats sans mains pour le tsarévitch, soit servir de repas.

Dans le rétroviseur, le garçon était resté à la même place, attendant de voir ce qui allait se produire, quoi qu’il puisse se passer.