Il n’y avait pas de toit au sommet de la tour de ventilation, juste un grillage métallique destiné à éloigner les oiseaux. De la charpie graisseuse était coincée entre les mailles, noire de la pollution qu’avaient émise les nombreuses générations de voitures qui avaient emprunté le tunnel en dessous. Sarah glissa, mais Ptolémée se trouvait là où il fallait pour la rattraper, dans ses bras desséchés et très, très puissants.
Son visage peint ne révélait pas la moindre émotion.
À la lueur du jour, dans la brise, sa silhouette se découpant contre le ciel bleu, elle l’examina comme jamais elle ne l’avait vraiment fait jusqu’à présent. Elle remarqua la façon dont ses bandelettes se rejoignaient sous ses aisselles, et dont elles étaient entrelacées en travers de son dos. Il devait en être enveloppé de dizaines de couches. Elle aperçut des éclats dorés dans le creux de son dos, sur ses rotules. Elle se doutait qu’il y avait des amulettes enfouies sous tous ces langes.
Elle huma ses mains, là où il l’avait saisie, et elle sentit le parfum d’épices, de cannelle et de noix de muscade qui provenait de la résine destinée à préserver son corps. Elle sentit les millénaires auxquels il avait survécu, et les mondes merveilleux dans lesquels il avait résidé. Il avait trouvé la mort en plein apogée de l’Empire romain et était revenu à la vie à la fin de l’histoire. Elle se demanda quel impact cela avait pu avoir sur lui, son esprit, sa santé mentale.
— Qu’est-ce que tu voulais me montrer ? demanda-t-elle.
Il lui saisit la main.
Fort. Il lui serra très fort la main. Cela commençait à lui faire mal.
Elle voulut protester, mais son énergie, noire et épaisse, inonda soudain son corps, et sa vision arcanique se déclencha, submergeant l’ensemble de ses autres sens. Elle le vit, les ténèbres qu’il avait en lui brûlant intensément. Elle se vit, baignée de flammes dorées. Elle voyait par l’intermédiaire de ses yeux. Sa propre vision n’avait jamais été si perçante. Il distinguait la même chose qu’elle, mais avec bien plus de détails.
Extraordinaire. Elle voulut s’examiner dans le miroir de son regard, elle voulut tout voir de la même façon que lui. Mais ce n’était pas le moment. Il la fit pivoter vers l’ouest. Sa vision traversa le monde jusqu’à ce qu’elle s’arrête sur ce qu’il voulait qu’elle voie.
De l’énergie pure. Elle irradiait d’un point unique, à l’ouest, dans les hauteurs des montagnes, au milieu du continent. Il lui aurait été impossible de la repérer – ne serait-ce qu’à cause de la courbure de la Terre –, mais, grâce à l’aide de Ptolémée, elle eut une révélation. Une chaîne brisée de gigantesques rochers, comme une colonne vertébrale mise à nu sur laquelle se serait délicatement posée une étoile filante. La lumière diffusée depuis ce point en longs rais vacillants était incolore et impeccable. Incolore ni jaune ni violette, même si elle savait qu’elle était forcément composée d’énergie. Incolore parce qu’il ne s’agissait pas de lumière du tout, mais de vie, l’énergie même qui permettait à ses cellules de se diviser et à ses cheveux de pousser.
Elle était d’une beauté exceptionnelle. Magnifique à en rester bouche bée, hypnotisé. Sarah éprouva une subite envie de s’en approcher, de s’approcher de cette source.
— C’est sa destination ? demanda-t-elle.
— C’est aller où nous allons tous nous voulons aller, répondit-il. La Source c’est la Source.
La Source. Elle comprit aussitôt. Si le tsarévitch faisait route vers l’ouest, enfin, il n’y avait rien d’autre, par là, rien qui était susceptible de l’intéresser.
— On part aujourd’hui, si c’est possible, lui dit-elle. (La route était encore longue pour le tsarévitch, mais elle ne pouvait pas se permettre de prendre le moindre retard.) Tes amis sont prêts ?
Il hocha de nouveau la tête. Il s’agit cette fois d’un simple signe de tête, en baissant et relevant son visage peint. Elle le suivit jusqu’en bas de l’échelle, puis le long de l’étroite chaussée qui les ramènerait sur l’île. Osman l’attendait, une pile de manuels techniques imprimés à peu de frais dans les mains. Il lança à Ptolémée un regard désagréable mais bref, puis il se retourna, faisant signe à Sarah de le suivre.
— Marisol ne voulait en céder aucun, et je dois dire que je comprends sa logique, lui déclara le pilote en les guidant à l’intérieur de l’île, où de grands hangars à avions dominaient les jardins hantés par les ramollis. S’il devait arriver quelque chose à l’île, il leur faudrait tous les véhicules possibles pour s’enfuir. J’ai vraiment dû la baratiner pour en obtenir un.
— Tu veux une médaille ? demanda Sarah. Je ferai en sorte qu’on t’en remette une quand ce sera fini, tout ça.
Il éclata de rire et hocha la tête d’un air reconnaissant.
— Ça marche ! Ce que nous avons là, dit-il en grognant tandis qu’il poussait la gigantesque porte coulissante du hangar. (La présence d’un contrepoids permettait de l’ouvrir facilement, sans devoir déployer une force phénoménale, mais elle n’en demeurait pas moins gigantesque.) Ce que nous avons là, c’est la puissance aérienne américaine à son summum. Le HH-60 Jayhawk, qui n’est autre qu’une version destinée aux garde-côtes de l’UH-60. Sans rire.
Dans le hangar, l’aéronef avait le gros nez et la longue queue typiques d’un « hélicoptère ». Peu d’éléments caractéristiques permettaient d’en différencier les lignes, à l’exception de sa peinture blanc et « orange sécurité ».
— C’est la bête de somme de l’armée de terre américaine. Moyenne portée, moyenne charge, deux moteurs, hélice simple… Il répond présent à tous les styles de mission : évacuation médicale, cavalerie aérienne, transport de troupes, navette, et celle que j’aime le moins, assaut aérien direct. C’est le meilleur hélicoptère jamais construit par la main de l’homme.
Sarah scruta l’obscurité du hangar.
— Moyenne portée ? On va plutôt loin… (Elle tenta de se souvenir de ce qu’elle avait appris en cours de géographie.) Dans les montagnes Rocheuses, je crois.
Osman fouilla parmi les manuels techniques qu’il avait entre les mains et en tira une carte du pays dûment annotée ayant sans doute appartenu à un aviateur militaire. Sarah reconnut les montagnes qu’elle avait vues, et désigna aussitôt l’emplacement de la Source. À l’aide d’une règle, Osman mesura la distance, défroissant au fur et à mesure la carte en papier de ses doigts boudinés.
— Un peu plus de trois mille deux cents kilomètres, annonça-t-il. (Il se gratta la barbe.) Bien, très bien. Il va falloir qu’on marque un arrêt pour faire le plein. Il y a une base aérienne importante, ici, dit-il en indiquant une étoile à côté de laquelle était inscrit « Omaha ». Ils auront ce qu’il faut.
— C’est possible de faire ça ? Le carburant ne se sera pas évaporé ou éventé pendant tout ce temps ? demanda Sarah.
— Aucun problème, boss. L’essence s’abîme, avec le temps, c’est vrai. Mais le carburant des aéronefs, c’est du kérosène tout ce qu’il y a de plus pur. Il peut tenir éternellement s’il est bien conservé.
Sarah acquiesça et leva la tête en direction de l’hélicoptère.
— OK, je le prends.
— Excellent ! s’exclama Osman avec de grands gestes des bras. Encore une fois, je suis sur le point de m’envoler vers une mort certaine. J’espère vraiment que ce sera une grosse médaille, et avec plein de rubans !
Sarah esquissa un sourire et lui prit des mains quelques manuels techniques. Il n’y avait pas de temps à perdre. Elle s’apprêtait à chercher les durites de carburant quand une ombre passa devant l’entrée du hangar.
— Salut, p’pa, dit-elle.
Dekalb n’avait pas l’air ravi.
— Sarah. Je croyais qu’on en avait discuté. (Sur son épaule, Gary semblait dormir, mais Sarah savait que ce n’était pas le cas.) Je ne veux pas que tu te mettes en danger. S’il te plaît. Écarte-toi de cet hélicoptère.
— Je ne laisserai pas tomber Ayaan, lui répondit-elle. (Peut-être que si elle parvenait à le persuader de simplement retourner à la maison… Peut-être que si elle lui mentait il ne remarquerait pas son départ.) Pas si près du but.
— Très bien, dit-il en pénétrant dans le hangar. Alors, j’y vais avec toi.
Il fallut une seconde à Sarah pour se rendre compte qu’il était sérieux.
— Papa, ce n’est pas le moment, insista-t-elle.
Mais il était déjà en train de grimper dans l’hélicoptère.
Osman cessa toute activité et s’approcha d’elle. Lentement, le pilote croisa les bras sur sa poitrine.
— Je vous connais de l’ancien temps, m’sieur le mort, déclara-t-il à Dekalb. J’ai beaucoup de respect pour vous et ce que je vous ai vu faire. Je vais donc vous demander gentiment de sortir de mon appareil.
— Osman. (Dekalb dévisagea le pilote comme s’il tentait de le resituer.) Ça fait si longtemps… Je vous en prie, amenez-moi là où se trouve Ayaan. Il faut que je l’élimine.
Sarah sentit sa gorge se serrer. Était-elle sur le point de fondre en larmes ? Il fallait que quelqu’un explique à son père ce qu’était la réalité. Il fallait que quelqu’un lui fasse remarquer son erreur.
Pourquoi fallait-il que ce soit elle ?
— Papa, dit-elle très, très prudemment. Ça ne dépend pas de toi. Il n’en va pas de ta responsabilité. Mais de la mienne.
— Je suis le seul membre de ta famille encore en vie, Sarah. (Il ne la regardait même pas.) C’est toi qui es sous ma responsabilité. Et ta sécurité.
Sarah jeta un coup d’œil à Osman, par-dessus son épaule, mais le pilote était incapable de lui venir en aide. Il lui avait déjà dit d’en terminer avec ses propres liches.
Il n’allait pas céder sans lutter. Il avait manifestement décidé qu’il s’agirait de sa grande bataille.
— J’ai déjà suffisamment perdu, lui dit-il. (Il jeta un coup d’œil à Gary, sur son épaule. Le crâne-crabe n’eut aucune réaction.) Je te défends de faire ça. Et je suis sérieux.
— Arrête ça, papa, tenta-t-elle.
— Je suis mort pour toi. Je suis mort pour que tu puisses avoir un semblant de vie, en Afrique. Tu comprends ce que ça veut dire ? Tu comprends ce à quoi j’ai renoncé pour toi ?
— S’il te plaît, arrête, chuchota-t-elle.
— Je suis mort, et, ensuite, je me suis planqué avec cette aberration de la nature, poursuivit-il en faisant un signe vers Gary, pour que le monde soit plus sûr pour toi. Ne t’avise pas de tout gâcher en te faisant tuer maintenant. Pas pour une absurde histoire d’amitié avec une morte ! Pas après tout ce que j’ai enduré pour te protéger.
— Stop ! s’exclama Sarah.
Et, aussi surprenant soit-il, il obtempéra. Il avait dit ce qu’il avait à dire.
Au tour de Sarah.
Elle ferma les yeux et tenta de se rappeler comment elle s’était sentie un peu plus tôt, quand elle l’avait regardé et n’y avait vu que déliquescence. Cela lui donna un peu de force.
— Pour me protéger ? demanda-t-elle. Tu es venu là pour me protéger ? De quelle façon m’as-tu protégée ? Quand m’as-tu protégée quand j’avais onze ans, quand j’avais faim, quand le gouvernement somalien s’est effondré, quand on a dû s’enfuir, quand les goules nous ont poursuivis, et quand certains d’entre nous ne s’en sont pas sortis, hein ? De quelle façon me protégeais-tu quand on a fini par manquer de nourriture, quand on n’a plus rien eu à se mettre sous la dent pendant trois semaines ? On en a été réduits à faire des biscuits à base d’argile, papa. On mangeait de la glaise parce que ça nous remplissait l’estomac et que ça nous coupait la faim. De la glaise, papa. J’ai dû manger de la terre, tellement j’avais faim !
Il fit la grimace, mais elle s’obstina.
— Où étais-tu ? Comment nous as-tu protégés quand les femmes sont venues me chercher et m’ont dit que le moment était venu de me faire exciser ? Elles voulaient m’infibuler, tu sais ce que ça veut dire ? Non, probablement pas, parce que tu n’étais pas là. Tu étais trop occupé ici, à essayer de me protéger. Si Ayaan n’avait pas été là, on m’aurait tout recousu, on m’aurait cousu le vagin avec du fil, en me laissant juste un petit trou pour pouvoir uriner et saigner. Comme ça, je serais restée pure pour mon futur putain de mari. Tu n’étais pas là !
— Sarah ! dit-il d’une voix complètement altérée.
Elle refusa de le laisser s’exprimer. Au contraire, elle se mit à lui crier dessus.
— Écoute, espèce de vieille plaie véreuse. Tu peux venir avec nous si tu veux vraiment me protéger. Ce sera pratique d’avoir quelqu’un capable de soigner les blessures par balle. Mais c’est moi qui commande. C’est moi qui dirige cette putain d’opération ! Si tu es incapable de l’accepter, je te ferai moi-même sortir de là manu militari.
— Tu n’as aucune idée de ce à quoi ressemble mon existence. Tu n’as pas à me dire ce genre de chose ! brailla-t-il.
— Trop tard, c’est déjà fait.
Elle se retourna et s’apprêta à s’éloigner.
— Attends un moment, dit Osman. Je n’ai jamais dit que les morts pouvaient venir.
— Ouais, eh bien, ce n’est pas toi non plus qui commandes, répondit-elle au pilote.
Elle se demanda de quelle façon il allait réagir quand il allait voir les soldats qu’elle avait recrutés. Elle ressortit à la lumière du jour pour attendre Ptolémée.