Sarah et les momies se replièrent en formation de combat. Elles se mirent à couvert et se préparèrent pour la bataille. Elles vérifièrent une dernière fois leurs armes et étendirent devant elles leurs réserves de munitions. Elles se préparèrent à un combat sans pitié.
Elles n’avaient aucune chance de s’en sortir.
Les momies étaient rapides. Plus rapides que n’importe quel être humain. Et elles disposaient d’une grande quantité de munitions pour leurs fusils. Cela n’avait aucune importance. Les goules accélérées étaient plus rapides.
Sarah avait vu son embuscade se changer en déroute sans vraiment avoir été en mesure de déterminer quel en avait été le tournant. Elle savait simplement qu’elle avait foiré. Les momies accroupies derrière des rochers, elle, au sommet d’une crête rocheuse, tentant de canarder l’ennemi à l’aide d’un fusil d’assaut, elle savait que cela allait mal se finir.
Les momies furent éliminées une à une. Les plus jeunes, celles de l’époque romaine avec des masques peints, partirent les premières. L’une d’elles se montra suffisamment stupide pour se précipiter vers la zone interdite, à proximité de la Source, où les morts-vivants prenaient feu. Elle se consuma avant que trois cadavres accélérés se jettent sur elle. Ils s’embrasèrent tous les quatre en même temps, un bûcher funéraire en forme de mêlée. La momie fit tournoyer ses bras en tentant de se débarrasser des zombies. Sarah observa la momie, tandis que celle-ci ralentissait progressivement ses mouvements. Quelques instants plus tard, elle avait totalement cessé de remuer.
L’autre momie peinte eut un peu plus de bon sens, mais moins de chance. Elle se déplaçait régulièrement de rocher en rocher, éliminant les goules avant de se remettre aussitôt à couvert. Au final, ce ne fut pas un mort-vivant qui la tua, mais autre chose, une étrange magie qui avait jauni ses bandelettes. Ces dernières commencèrent à se désagréger, comme sous l’effet d’un ouragan, puis ses os semblèrent simplement lâcher, et elle s’effondra en tas.
Un coup de feu supprima l’une des momies les plus anciennes. Elle s’était montrée suffisamment maligne pour rester immobile et attendre que les goules viennent à elle. Accroupie entre deux rochers, elle avait laissé le canon de son M1014 à une certaine hauteur, prête à faire feu à la moindre occasion. Elle s’était néanmoins laissée surprendre par le tir d’un cultiste armé d’un Dragunov de tireur d’élite. Sarah avait vu dans le viseur de son OICW que le sniper s’apprêtait à faire un tir parfait. Mais il parvint à faire feu avant même qu’elle ait eu le temps de crier un avertissement. La tête de la momie explosa comme un sachet de viande.
Les autres momies moururent quand le tsarévitch décida qu’il était temps d’arrêter de jouer, et qu’il lança l’ensemble de ses forces dans la vallée. Des centaines de morts-vivants et au moins une centaine d’humains en vie armés de fusils d’assaut, de pistolets et de fusils mitrailleurs. L’ennemi se contenta de réduire ses troupes en miettes. Ce qui avait été une guerre d’usure se transforma en une bonne défaite à l’ancienne quand les morts et les vivants se jetèrent sur ses positions. Ptolémée se débarrassa de son arme et se jeta dans la mêlée, empoignant les goules et les jetant violemment dans la zone interdite, se retournant pour assener des coups de pied dans le visage des fanatiques vivants, réalisant ses mouvements avec une telle rapidité que Sarah ne distinguait plus qu’une tache floue presque blanche qui s’enfonçait dans les rangs ennemis. Puis il disparut.
En un clin d’œil. C’est de la magie, songea-t-elle. Mais non. Elle l’aurait vu, si cela avait été le cas. Les forces du tsarévitch avaient été si nombreuses à se jeter sur lui qu’elle ne pouvait simplement plus le voir.
Elle n’avait plus le temps.
C’est fini, se dit-elle. Le moment de vérité… Les momies s’étaient sacrifiées pour qu’elle puisse suffisamment s’approcher afin de remplir sa mission. Sept momies avaient trouvé la mort pour ça. Deux liches. Le fils de Marisol. Elle pouvait bien essayer de tirer ne serait-ce qu’une fois. Sarah porta l’OICW à ses lèvres et l’embrassa. Un peu de chance ne lui ferait pas de mal. Sa décision était prise.
Sans quitter son promontoire, elle baissa la tête et vit Ayaan, qui se tenait au milieu des morts et des vivants. Elle portait une veste de cuir ornée de têtes de mort, mais elle n’avait plus son AK-47. Sarah porta le viseur de son arme à son œil et centra le collimateur sur la tête d’Ayaan. C’était un devoir, un devoir sacré, qu’elle accomplissait. Le tir révélerait sa position. Dès qu’elle aurait tué Ayaan, elle n’aurait plus que quelques instants pour s’enfoncer le canon de l’arme dans la bouche et se pulvériser le cerveau. Mais ce serait terminé. Elle fut envahie par une sensation de calme froid, presque glacial. Elle déverrouilla la sécurité. Juste un tir. Il lui fallait… Il lui fallait quelque chose. Un tir, ouais, il ne lui fallait qu’un seul tir.
Sarah cligna des paupières, mais cela ne contribua qu’à lui brouiller la vue. Elle se lécha les lèvres, mais elle avait la langue sèche. Est-ce qu’elle avait… Avait-elle peur ? Il lui suffisait d’un tir, d’un seul. Elle fit le silence dans son esprit. Elle n’entendait plus rien.
L’OICW heurta la pierre glissante, à ses pieds. D’une manière ou d’une autre, l’arme lui avait échappé des mains. Elle secoua la tête et plongea la main dans sa poche pour en extraire le Makarov. Il lui sembla lourd comme une pierre, comme un… un rocher. Pourquoi se sentait-elle si fatiguée, d’un coup ? Sarah s’assit, se laissa tomber, plutôt, et ferma les yeux. Elle ne parvenait plus à les ouvrir malgré toute sa détermination. Que se passait-il ?
Oh, songea-t-elle. Cette fois, ouais, c’en est. C’est de la magie.
Elle sentit des mains la saisir, des mains rugueuses. Quelqu’un fouillait dans ses poches tandis que quelqu’un d’autre lui prenait l’épée verte, l’arrachant de sa ceinture. Ils lui pincèrent la cuisse, le haut du bras. Quelqu’un la traînait derrière lui, elle sentit sa tête glisser sur la roche. Elle n’entendait rien, en revanche. Elle était sourde. On lui mit les mains sur le ventre et l’on noua une corde autour de son corps. On la ligotait.
Instantanément, son énergie lui revint. Elle ouvrit aussitôt les yeux et récupéra son ouïe : elle entendait des souffles irréguliers, les battements de son propre cœur. Elle tourna brusquement la tête sur le côté pour voir ce qui se passait derrière elle, autour d’elle. Elle était agenouillée sur un tas d’ossements. Les os de quelqu’un d’autre s’enfonçaient dans ses tibias, dans ses genoux. Elle roula sur le côté, tentant de se mettre à l’aise. Elle ne voyait pas Ayaan. La liche verte – celle en robe de moine, celle dont le visage ressemblait à un crâne – se tenait près d’elle. Le bras tendu, il pointa un doigt osseux, et elle le suivit du regard.
Ils avaient réduit Ptolémée en bouillie. Il avait les jambes écartées, décrivant des angles impossibles. Il avait une dizaine de fractures à chaque bras. Il était cerné par des hommes en chemise bleu clair, masse sur l’épaule. Une jeune fille de sans doute deux ans de moins que Sarah était penchée au-dessus de lui, armée d’une paire de ciseaux. Elle découpa directement son visage peint, lui ôta le plâtre autour du cou. Elle dénoua les bandages dont il était recouvert et révéla son visage.
Son crâne était de la même teinte brune qu’une noix du Brésil. L’arrière de sa tête était recouvert d’une peau parcheminée, et des morceaux de chair flétrie étaient toujours agrippés à ses joues et à son cou. Ses lèvres s’étaient si resserrées sur ses dents qu’elles semblaient cannelées. Il avait les yeux fermés, cousus, deux fentes enfoncées dans leurs orbites.
Sarah parvint tout juste à atteindre la pierre de stéatite, dans sa poche, à la toucher, du bout de l’auriculaire. Ce fut suffisant.
— Une ici à moi est ici à moi, lui dit-il. Elle sauve-la.
Sarah fut prise d’un terrible frisson, son corps vibrant comme une asclépiade sous l’effet du vent. L’un des hommes en chemise bleue maintenait la tête de Ptolémée contre la roche. L’autre brandit sa masse et l’abattit violemment, la faisant retentir contre le sol, tandis que le crâne de Ptolémée volait en éclats et qu’une myriade de fragments d’os se mettait à virevolter sur la roche avant de s’immobiliser.
Le fantôme vert saisit Sarah par le col et la força à se relever.
— Avance, lui ordonna-t-il.
Aucune menace, aucune promesse. Un simple « Avance ». Elle obtempéra en trébuchant, les jambes molles. Elle traversa une foule hostile de goules muselées et de cultistes au regard fou, mais aucun d’eux n’ébaucha le moindre geste envers elle, aucun d’eux ne lui cracha dessus ni ne lui hurla le moindre nom d’oiseau. Elle avait elle-même les yeux grands ouverts et secs. Ils la démangeaient. La liche verte la conduisit directement au camion à plateau. Personne n’avait tenté de réparer les dégâts qu’elle avait provoqués. Sarah tenta de jubiler à cette idée, de se réjouir de tout le mal qu’elle avait causé au tsarévitch. Toutefois, le message qu’on lui envoyait était tout autre. Elle n’avait même pas réussi à le ralentir.
Elle déglutit de manière convulsive. De l’acide bouillonnait dans sa gorge, mais elle s’interdit de vomir. On la guida vers le côté du camion, puis on lui ordonna de s’immobiliser. Ce qu’elle fit. Elle plongea les mains dans ses poches. Le Makarov ne s’y trouvait plus.
La liche verte bondit sur le plateau et glissa la tête à l’intérieur de la yourte. Il hocha la tête deux ou trois fois ; il devait certainement être en train de discuter de son sort avec l’occupant de la yourte. Il redescendit d’un bond du camion et fit un signe à une vivante. Elle s’approcha et lui tendit quelque chose. Un pistolet russe. Son propre pistolet.
Aucun mort-vivant n’était en mesure de se servir d’une arme de poing, c’était un principe qui s’était maintes fois vérifié au cours de l’existence de Sarah. Ils ne possédaient pas la coordination œil-main suffisante. Leur système nerveux ne fonctionnait pas correctement. Il leur était impossible de courir et de tirer au pistolet. Pourtant, elle en avait vu plein courir…
La liche verte glissa son doigt dans le pontet, puis il se servit de sa main libre pour enrouler ses autres doigts autour de la crosse. Il pressa ensuite le canon de l’arme contre la poitrine de Sarah. Il lui adressa un sourire et glissa légèrement le pistolet vers la gauche.
— Attendez ! dit Sarah. Permettez-moi simplement de voir Ayaan, d’abord.
Il fit feu. À bout touchant, il lui était impossible de manquer sa cible. Il y eut un vacarme assourdissant, même si Sarah fut en mesure d’en faire plus ou moins abstraction. Il y eut un éclair lumineux, mais elle cilla quand l’arme tira, par simple réflexe. Son corps se raidit et s’enroula autour de l’impact, ses muscles, sa peau et ses tendons se contractant, tandis qu’elle s’écroulait en arrière, sur le dos, et heurtait le sol. Du sang lui éclaboussa le visage. Elle en ressentit l’humidité sur sa poitrine, le long de ses jambes. Elle comprit qu’il formait une flaque autour d’elle, imprégnant ses vêtements et sa chevelure. Elle ne parvenait plus à respirer, ce qui ne fut pas un réel problème, au début, mais elle savait pertinemment que cela en deviendrait un, et un majeur, dans quelques secondes.
Elle ramena ses genoux vers elle, son corps semblant vouloir se plier en deux. La mort n’allait pas tarder à survenir… encore quelques secondes. Sa vision s’assombrit, son ouïe s’aiguisa. Elle entendait des cris, mais il ne s’agissait pas des siens. Les cris s’intensifièrent. De plus en plus forts. Elle sentit quelque chose fourrager dans sa poitrine. Ça la tirait, l’arrachait, la déchirait, comme si un oiseau était en train de lui picorer les intestins, mais plus haut, près du cœur. Elle ouvrit les yeux et les baissa.
La balle était en train de ressortir de la blessure, comme si on la poussait de l’intérieur. Elle apercevait les stries, à sa surface, les cannelures laissées par l’arme. Elle lui fit nettement plus mal en ressortant qu’elle l’avait fait en entrant. Son corps se tordait de douleur. Soudain, ce furent ses propres cris, elle entendait de nouveau ses propres cris. La balle tomba et roula sur la roche lisse et ensanglantée. Elle se redressa et hurla, hurla. La liche verte l’observait avec une curiosité non feinte.
Était-elle… morte ? Morte-vivante ? Non. Elle respirait. Les morts ne respiraient pas. Elle était encore en vie. Elle ne parvenait pas vraiment à se l’expliquer, mais elle était encore vivante. Sa poitrine était recouverte de sang, ses poumons en étaient gorgés, mais elle pouvait s’exprimer, enfin… en quelque sorte.
— P’pa, dit-elle, la respiration sifflante. Papa…