7.

Il était censé être mort… Il était toujours mort, dans les souvenirs de Sarah, dans les histoires que l’on racontait à son propos. Il était mort. Jack l’avait blessé, Jack s’était jeté sur lui à plusieurs reprises et l’avait mordu, l’infection s’était propagée, et Ayaan l’avait stérilisé. C’était l’histoire de la vie de Sarah, de ses origines.

Rien de tout cela n’était vrai. Dieu merci.

Ses bras morts l’entouraient en une étreinte molle. Elle aurait pu être tenue par une agglutination à forme humaine de bâtons d’esquimau et de cure-pipes. Sarah se pressait contre lui, contre sa chemise en laine qui empestait la mort, contre sa peau sèche, si sèche, qui se craquelait et pelait contre sa joue. Le dégoût, même l’horreur, s’estompait devant ce sentiment pur qui chantait en elle. Elle n’avait encore jamais éprouvé quelque chose de si originel et de si concentré, excepté peut-être la peur de la mort, et celle-ci était ancienne pour elle, et c’était nouveau.

À un moment, au cours des douze années qui s’étaient écoulées entre leurs retrouvailles, elle l’avait perdu, il avait tourné à un coin de sa mémoire et avait disparu. À présent, il avait tourné à droite, puis encore à droite, et dans ce labyrinthe leurs chemins s’étaient croisés de nouveau. L’âge de Sarah – l’état de son père –, rien de tout cela n’avait d’importance particulière. Ils étaient juste un père et une fille, il était toujours l’homme qui l’avait emmenée voir les Bédouins et lui avait permis de caresser leurs chameaux, elle était toujours l’enfant qui adorait les glaces aux noix de pécan et les dessins animés en arabe diffusés depuis l’Égypte, le samedi matin.

Le crâne, semblable à un insecte, grimpa sur le mur derrière son père dans son champ de vision, mais elle ferma les yeux et retournant là où ils étaient une famille, encore une famille, et tous les murs entre eux bougèrent et se disposèrent autrement pour former des sentiers et des routes leur permettant de se rejoindre.

Il y avait quelqu’un d’autre dans ce dédale, quelqu’un que ni l’un ni l’autre ne pouvait voir, et bien sûr c’était Helen. Sa femme, sa mère. Helen qui avait changé et qui était peut-être toujours enfermée dans une salle de bains à Nairobi, frappant contre la porte, essayant de sortir pour trouver quelque chose à manger. Cependant, elle était une sorte de fantôme filandreux, une présence lointaine, même dans les souvenirs, et c’était très facile de ne pas en tenir compte alors qu’elle faisait cliqueter ses chaînes.

Elle avait retrouvé son père. Douze ans après. Ce n’était pas le genre de monde où des choses de ce style se produisaient. Elle était si contente… si contente…

— Sarah, dit-il dans un souffle, sa voix semblable au froissement d’un vieux papier moucheté de moisissures. Tu n’étais pas censée me voir dans cet état. Jamais.

Son corps se convulsa contre celui de Sarah. Il essayait de la repousser. Elle le lâcha, le laissa se dégager de son étreinte comme une étoffe de mauvaise qualité qui tombe sur le sol.

— Ceci est mon trou d’araignée. Tu n’étais pas censée me voir dans cet état de faiblesse.

Ses yeux se détournèrent d’elle durant une fraction de seconde, juste le temps qui est nécessaire au soleil pour se cacher derrière un nuage. Elle vit où il regardait et secoua la tête. Sa honte l’avait fait ressembler au ramolli mort sur la plate-forme. Celui qu’il mangeait quand elle était entrée.

— J’avais résisté si longtemps. J’ai eu faim, c’est tout, j’ai pensé que je pouvais le faire.

Le crâne bougea derrière lui, mais tous deux ne firent pas attention à lui. Il la regarda. Elle entendait le mot dans son esprit, aussi distinctement que si elle avait un lien télépathique avec lui, bien que ce ne soit pas le cas. Le mot était « cannibale », et cela l’amena à secouer la tête de nouveau.

— Il était déjà mort, et…

— Et je ne l’ai pas tant mangé que vidé, reconnut-il, un peu trop vite.

Dekalb leva une main en grinçant et la plaqua contre sa joue comme pour dissimuler une rougeur. Son visage, qui était de la couleur d’un trottoir en béton blanc après une averse en été, ne changea pas.

— On peut… On peut juste prendre leur obscurité. On peut absorber leur énergie et ils s’écroulent. J’ai vu Gary le faire, une fois il a vidé toute une foule de ces créatures. Je peux en prendre un seul à la fois. Parfois, je pense qu’ils la désirent, cette paix. (Il secoua la tête et elle vit que son cou était aussi mince qu’un tuyau de pipe.) Cela te redonne des forces, mais ne diminue pas la faim. Rien ne le fait jamais. J’ai si faim, ma puce, tu ne peux pas savoir.

Il continuait à regarder le cadavre. Elle avait envie de lui dire que cela n’avait pas d’importance. Elle se souvint de la liche à Chypre et d’Osman, qui avait besoin de davantage que des mots. Elle devait lui montrer. Rassemblant ses forces, elle saisit les chevilles maigres du cadavre et le tira, le poussa, le fit basculer par-dessus le rebord de la plate-forme. Il tomba dans le puits sombre en contrebas en une succession interminable de bruits secs, de claquements, et de chocs sonores. Dekalb bougea sa main pour couvrir sa bouche. Il était devenu si faible, si maigre, depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Si usé. Cependant, la mort n’expliquait pas tout ; ce n’était pas simplement la non-mort qui le rendait si pâle et si diminué. Elle entendit une course précipitée derrière elle et pivota sur un talon.

Le crâne insecte aux yeux bleus la regardait depuis la plate-forme. Il bondit en l’air, s’élevant de quelques centimètres du sol, et retomba. Il voulait obtenir son attention.

— C’est Gary, n’est-ce pas ? dit-elle sur un pressentiment.

Elle ne pouvait pas imaginer que cela puisse être quelqu’un d’autre. Tous deux étaient liés si étroitement dans l’histoire, du moins était-ce la façon dont Ayaan l’avait toujours racontée, Dekalb et Gary, le bien et le mal engagés dans une lutte épique, et Dekalb avait remporté cette bataille uniquement en faisant le sacrifice de sa vie. Bien sûr, dans l’histoire Dekalb ne revenait pas en tant que liche et Gary était un monstre énorme et mortel qui avait entièrement brûlé et été réduit en cendres. Cette créature, ce crâne humain, ne ressemblait à rien qu’elle ait jamais vu auparavant et cela la préoccupait. Elle savait qu’Ayaan aurait posé un million de questions. On ne tournait jamais le dos à ce qui était nouveau ou peu ordinaire, c’était l’une de ses règles. Sarah désirait parler à son père, mais elle savait que ce mystère devait d’abord être éclairci. Sarah retourna avec sa botte le crâne rampant et vit les membres segmentés en dessous, cachés comme les pattes d’une limule. Les pattes s’agitèrent frénétiquement et elle retira son pied avec dégoût, se demandant si elle devait balancer la chose maléfique dans l’obscurité du puits. Le crâne se remit de nouveau sur ses minuscules pattes articulées et s’éloigna d’elle en hâte. Elle regarda son père.

Il hocha la tête.

— Il n’est plus humain. Ne serait-ce qu’un semblant d’être humain. Je l’ai tué un si grand nombre de fois… Je pense qu’il est mort un si grand nombre de fois qu’il a oublié à quoi ressemble un corps humain vivant. Il guérit, il se développe, de façon que je ne peux pas prévoir. Il semble incapable de mourir, tout simplement. J’ai tout essayé, j’ai même demandé aux momies de le réduire en miettes avec une masse. Le lendemain, il s’était complètement reconstitué, comme on reconstituait autrefois des vases brisés avec de la colle forte. Je me suis enfermé ici, je me suis isolé du monde parce que je devais absolument le surveiller. Être certain qu’il ne s’échapperait pas. (Il regarda l’insecte crâne à ce moment-là, comme si celui-ci avait changé de couleurs.) Non, je ne pense pas que cela est approprié, déclara-t-il. (Sarah le regarda en fronçant les sourcils jusqu’à ce qu’il regarde son visage de nouveau.) Lui et moi pouvons communiquer, plus ou moins. Il désire te parler, il… Gary, ne m’oblige pas à t’écraser une nouvelle fois, ou nous pourrions te faire bouillir dans une marmite. Non. Jamais. Ne t’approche jamais d’elle, c’est compris ? Jamais !

— J’aimerais entendre ce qu’il a à dire, dit Sarah à Dekalb.

— Oh, bien sûr, fit la liche, les mains posées sur sa gorge. Mais je devrai traduire. Il n’a pas de poumons, ni de cordes vocales, ni de langue, ou quoi que ce soit, et…

Elle l’interrompit au milieu de sa phrase.

— Je connais un truc, lui dit-elle, en pensant à la stéatite dans sa poche. (Elle s’interrogeait souvent sur la façon dont la stéatite la reliait à Ptolémée.) Il me faut juste quelque chose qui lui appartient, quelque chose proche de lui. Comme un bijou qu’il avait l’habitude de porter, une alliance, ou une chemise préférée, ou…

L’une des momies – silencieuse et invisible jusqu’à ce moment – s’avança et ramassa le crâne sur le sol. D’un coup sec désinvolte, elle arracha l’une des dents de la mâchoire supérieure de Gary et fit tomber le reste de lui sur la plate-forme. La momie tendit à Sarah une grande dent jaune, avec ses racines pointues, et se retira vers les ombres.

Sarah se mordilla la lèvre.

— Je ne sais pas si cela marchera, dit-elle.

Elle forma un poing autour de la dent et fronça les sourcils.

Voilà qui fait foutrement mal, espèce de connard, dit Gary, utilisant la voix intérieure de Sarah. Il ne lui parlait pas, pourtant elle l’entendait. Les mots hurlèrent dans son esprit et firent bourdonner ses oreilles par résonance. Reviens ici et j’arracherai d’un coup de dent ta putain de bite ! Ou est-ce qu’ils l’ont déjà mise dans l’un de ces satanés vases ? Elle fronça les sourcils, essayant de baisser son volume mental.

Cela ne fonctionna pas. Alors, tu es Sarah, hein ? Tu es plus maigre que je m’y attendais. J’avais également pensé que tu serais blanche, comme ton paternel. Ne te méprends pas, je ne suis pas raciste. Je prendrais avec joie une bouchée de toi si j’avais une mâchoire inférieure digne de ce nom.

Elle sentit qu’il grimaçait un sourire dans sa tête, sa langue léchant sa matière grise, les circonvolutions de son cerveau. Elle faillit lâcher la dent. Puis elle se rendit compte qu’elle en était incapable, que l’énergie bourdonnante et cuisante dans la dent avait paralysé sa main. Elle ne pouvait pas la lâcher. Elle voulut ouvrir la bouche pour parler et s’aperçut qu’elle en était également incapable.