Tout le monde travaillait sur le navire. Le Pinega avait eu quatre-vingt-dix hommes d’équipage quand il avait pris la mer, et tous avaient été des marins aguerris et expérimentés. À bord du navire, il y avait environ une centaine de personnes très occupées qui n’avaient pas mis pied à terre depuis longtemps. Le mal de mer, de temps en temps la collation de minuit pour les liches (tout le monde savait ce qui se passait, personne n’en soufflait mot), et les problèmes particuliers du navire laissaient des traces et jour après jour on pouvait dire que les deux tiers seulement des femmes et des hommes vivant sur le pont principal étaient aptes à travailler. Chaque corps chaud était nécessaire juste pour faire avancer le navire et chacun connaissait sa fonction.
Ils réservaient la tâche la plus horrible et la plus répugnante pour Ayaan. Elle devait porter les seaux pour les mains.
— Il y a deux cent six os dans le corps humain, lui dit un médecin en s’agenouillant près d’un patient qui tressaillit à peine tandis qu’il commençait à découper. Vingt-sept d’entre eux se trouvent dans chaque main. Ce qui représente un quart des os du corps. Il y a davantage de muscles, beaucoup, beaucoup plus…
— Attends, lui dit-elle.
Elle prit le morceau de viande morte du bras du patient. Celui-ci, bien sûr, était déjà mort et il n’y avait pas de sang liquide à éponger, juste une poudre brunâtre sèche qui était emportée du pont arrière par une brise marine folâtre.
— La main est plus complexe que tous les organes dans le corps, excepté peut-être le cerveau. C’est le plus grand miracle de l’évolution. Et pour eux… Pour eux, elle est quasiment inutile. Ils sont dépourvus du contrôle moteur subtil. Ces mains pourraient aussi bien être des morceaux de… de viande.
Ses yeux, ce qu’elle pouvait en voir derrière ses lunettes aux verres rayés, furent sans expression durant un moment. Puis il se pencha en avant avec un crissement métallique et entreprit d’aiguiser en pointe le cubitus et le radius mis à nu.
— Tu vas le faire, n’est-ce pas ? demanda-t-il en un chuchotement.
— Je vais essayer, répondit-elle.
Elle ne chuchota pas. Ils avaient des pouvoirs dont elle était dépourvue, des sens qu’elle n’avait pas. S’ils surprenaient ce qu’elle disait, elle ne pouvait guère y remédier.
— Viens me trouver quand tu seras prête, lui dit-il.
Elle récupéra la chair excisée sur les piles méticuleuses que les autres médecins avaient faites dans la salle de chirurgie à ciel ouvert (pas besoin de conditions stériles avec ces patients). Elle observa les yeux des hommes et des femmes morts qui étaient allongés sur le pont, y cherchant la faim. Elle devait reconnaître ce mérite au tsarévitch : il gardait ses administrés sous un contrôle strict.
Pour arriver à son prochain arrêt, elle était obligée de passer par l’un des sept compartiments de la cale du Pinega. Elle avait deux raisons de vouloir éviter cette partie de son trajet. Tout d’abord, il y avait la mission d’origine du navire, et le reliquat de son ancienne cargaison. Le Pinega avait été construit par les Soviétiques pour convoyer des déchets nucléaires vers des installations de confinement à proximité du pôle Nord. Il pouvait contenir mille tonnes de déchets solides – essentiellement des barres de combustibles usagées – dans deux de ses cales et huit cents mètres cubes de toxines liquides dans les cinq autres. Elles avaient été vidées, bien sûr, mais lors de la première journée de la traversée, tandis que les vivants et les morts étaient conduits à bord, la liche surveillant le pont avait fait circuler un compteur Geiger pour leur permettre de voir que le tsarévitch se préoccupait très peu de leur sécurité corporelle. Ayaan avait retenu la leçon. Les cultistes – les fidèles – avaient accepté cela sans le moindre effort. Si leur mort pouvait être accélérée en servant leur maître, cela ne leur posait aucun problème. Ils estimaient que le fait d’être mort n’était que la phase suivante de l’existence, et qu’elle ne pouvait être que meilleure que la précédente. Très peu d’entre eux étaient autorisés à voir ce qui se passait dans les salles de chirurgie à l’arrière, mais Ayaan se demandait si même le sang là-bas les ferait changer d’avis. Ils étaient de vrais croyants, et ils étaient considérablement plus nombreux que les vivants sains à bord. Pour chaque médecin horrifié par ce qu’on lui demandait de faire, il y avait cinq ou six hommes de pont qui récuraient sans cesse les ponts bien au-delà des limites de l’endurance humaine. Ils préféraient frotter plutôt que d’être mangés juste dans le cas où le tsarévitch passerait par là et aurait envie de voir son reflet sur les plaques du pont.
Certains d’entre eux étaient occupés à peindre la superstructure quand elle passa près d’eux. Ils étaient couverts de peinture grise, le visage, les mains et le torse imprégnés de l’odeur forte de produits chimiques toxiques. Sur leur visage, leurs yeux étaient fixes et sans vie, comme s’ils s’exerçaient déjà à prendre le regard vide traditionnel des goules qu’ils espéraient devenir. Ils n’accordèrent guère qu’un coup d’œil rapide aux seaux en plastique qu’elle portait. Ayaan ne les regarda pas, et le pont devant elle non plus. Elle observait en direction de la mer, des vagues éphémères et immuables, et s’efforçait ne pas penser à ce qui l’attendait.
Elle garda son calme même quand les écoutilles devant lesquelles elle passait se soulevèrent et fléchirent. Elle avait la certitude que les liches faisaient cela juste pour l’effrayer. Les morts à bord, la grande majorité d’entre eux, empilés comme du bois flotté dans les ponts inférieurs, devaient être mis en lieu sûr. Elle imaginait aisément le tsarévitch leur permettant de sortir, les laissant satisfaire leur faim et leurs instincts. Ce serait un moyen pour lui de conserver l’énergie psychique. Toutefois, même s’il agissait ainsi, il devait s’assurer que l’on ne pouvait pas ouvrir ou forcer les écoutilles d’en bas.
N’empêche que… En passant devant un escalier descendant vers l’obscurité, elle les entendit pousser contre leur confinement. Elle sentait le pont vibrer de leur besoin.
Elle hâta le pas.
Dans ses mains, les seaux pesaient vraiment très lourd ; en tout cas, plus elle progressait vers l’entrée principale de la superstructure, plus ses bras la faisaient souffrir. Elle s’arrêta et les posa, juste un moment, même si elle savait que c’était une erreur. Le Nain allait l’apercevoir. Il le faisait toujours.
Ayaan arrivait à peu près à la hauteur de l’entrecuisse du Nain. Il était sans doute trois fois plus large qu’elle au niveau des épaules. Il empestait la mort, la graisse rance et moisie, la sueur ancienne. Son visage pendait de son crâne comme un masque qui a glissé des véritables traits de celui qui le porte. Il avait été chargé de maintenir l’ordre sur le gaillard d’avant.
Le Nain était l’une des premières expériences du tsarévitch pour créer une nouvelle espèce de liche, un subalterne doué d’intelligence pour commander des troupes. Le résultat n’avait pas été tout à fait satisfaisant. Quand Ayaan se dirigea vers une ombre près de l’entrée amenant aux quartiers des ponts supérieurs, il était occupé à traverser d’un pas lourd la pagaille du gaillard d’avant principal, un dédale de treuils, de grues et d’énormes écoutilles délabrées où les vivants avaient installé leur matériel de couchage, leurs hamacs et leurs petites tentes. Des dizaines de colonnes de fumée filandreuse s’élevaient de minuscules roufs où les vivants préparaient leur repas frugal. Le Nain veillait à avoir une part malsaine de tout ce qu’ils faisaient cuire. Il avait cinq cents kilos de masse à sustenter, après tout. Ayaan l’observa plonger une énorme main dans une marmite de riz bouillante et porter les grains à sa bouche, l’eau brûlante coulant de son menton et provoquant des cloques dans les bourrelets de graisse qui faisaient le tour de son cou comme un goitre. Elle eut des haut-le-cœur à la pensée de manger dans une marmite qu’il avait touchée, mais elle savait qu’elle l’avait fait de nombreuses fois.
Elle n’aurait pas dû regarder. Il surprit son regard et le lui retourna, avec un horrible sourire. Il savait ce qu’elle avait dans ses seaux. Il voulait y goûter.
Il vint pesamment vers elle sur des jambes de la grosseur d’un poteau de téléphone, les ongles de ses orteils tournés en dehors s’enfonçant dans le pont.
— Me donner un seau, oui, dit-il en russe.
On racontait que le Nain avait été un gangster autrefois, un mafioso de Moscou. Juste avant le début de l’Épidémie, il avait reçu une balle dans le ventre et on l’avait laissé agoniser, enfermé dans la chambre froide des cuisines d’une boîte de nuit. Quand le tsarévitch l’avait trouvé, il était mort et congelé, et quand le tsarévitch avait décongelé une partie de son cerveau, il était mort malgré tous les efforts du garçon liche.
— Ce n’est pas pour toi, répondit-elle.
Il aurait dû le savoir, et peut-être le savait-il. Peut-être s’en moquait-il.
— Ne pas perdre, ne pas perdre une goutte ! beugla-t-il, de la salive s’écoulant de sa bouche. (Il avait faim, d’accord.) Utiliser tout, honneur tout, sacré est tout.
Ses yeux étaient grands ouverts.
Si Ayaan laissait ne serait-ce qu’une goutte s’échapper de ses seaux, elle serait battue pour cette faute grave. Contester le raisonnement du Nain ne servirait à rien. Sa seule chance était de le gagner de vitesse.
— Écarte-toi, le tsarévitch m’a donné des ordres ! cria-t-elle.
Elle saisit ses seaux dans des doigts rougis par l’effort, des doigts qui ne voulaient pas se fermer.
— Écarte-toi ! répéta-t-elle.
Et elle s’élança vers l’intérieur de la superstructure. Une course de deux étages en haut d’un escalier métallique raide l’attendait. Elle allait réussir, elle allait courir plus vite que le Nain. Elle l’avait toujours fait.
— Me donner ! hurla le Nain comme si quelqu’un l’avait frappé avec un merlin. Tu dois me donner !
En haut de l’escalier, toute haletante, Ayaan se précipita vers une coursive et claqua avec son pied l’écoutille derrière elle. Elle avait réussi.
Le reste était facile. Elle traversa la passerelle de commandement où les navigateurs étaient de quart et maintenaient le cap du navire. La plupart d’entre eux la dédaignèrent comme elle passait près d’eux, ne voulant pas être associés à quelqu’un qui était assez fruste pour effectuer la charge de porter ces seaux. Cependant, une jeune navigatrice lui accorda un regard. Une jeune fille originaire d’un village de pêcheurs en Turquie qui était entrée au service du tsarévitch en même temps qu’Ayaan. Comme elle passait, la jeune fille inclina légèrement la tête en un petit signe quasi imperceptible. Ayaan ne lui répondit pas.
Suivre une autre coursive et monter vers la porte. Ayaan redressa les épaules et s’efforça de ne pas tenir compte de la douleur dans ses bras. Bientôt arrivée. Elle poussa une poignée de porte automatique avec la hanche et entra dans le mess des officiers, une pièce basse bordée de fenêtres propres, les murs et le sol ornés de tapis persans. Sur des divans devant elle, les liches et leurs favoris attendaient. L’une d’elles – elle ne connaissait pas son nom, mais tout son corps était recouvert d’une épaisse fourrure, comme un singe – se leva et offrit courtoisement de prendre les seaux, mais elle refusa poliment. Une autre s’accroupit sur le sol et lui adressa un large sourire sans lèvres. Le fantôme vert la menaça du regard, tandis que Cicatrix sourit d’un air indifférent et se replongea dans la lecture d’un numéro de Vogue si vieux que le pelliculage de la couverture avait disparu. La femme vivante avait une nouvelle cicatrice rouge vif sur la joue. La cicatrice se refermait bien.
En grognant, Ayaan vida ses seaux dans un baquet rempli de glace. Elle essaya de ne pas regarder les mains qui en dégringolaient, les doigts s’entrelaçant, le sang sec s’écoulant en un fin tamis. Elle essaya d’empêcher la poudre de pénétrer dans sa bouche ou dans son nez.
Quand les seaux furent vides, elle se retourna pour partir. Elle savait que c’était vain, mais elle se dirigea vers la porte d’une démarche résolue.
— Il y a encore une chose, dit le fantôme vert.
Elle sentit son corps se soulever comme il jouait avec son métabolisme. Avait-il l’intention de l’épuiser, de la rendre exténuée, alors que sa journée de travail était à moitié terminée ? Allait-il lui donner la chair de poule, la mettre à cran jusqu’à ce que sa mâchoire lui fasse mal à force de grincer ? Ses possibilités d’amusement à ses dépens semblaient infinies.
— Oui, monsieur, dit-elle, en se demandant quelle tâche il allait exiger d’elle cette fois.
Et elle se retourna. Si elle avait été quelqu’un d’autre, elle aurait sans doute crié devant ce qu’elle aperçut.