Sur Governors Island, les vivants se présentaient devant Dekalb, les uns après les autres. Il s’enfonçait de plus en plus dans la chaise longue qu’ils avaient installée pour lui, mais les survivants ne semblaient guère s’en soucier. Ils s’approchaient chacun leur tour, et il leur posait la main sur l’épaule. Quand ils s’éloignaient, ils respiraient bien mieux, et leur peau paraissait plus nette.
Sur l’île, personne ne semblait surpris que Dekalb soit capable de les soigner. C’était la magie des liches qui avait infecté leurs récoltes, leurs immeubles, leurs corps. Il était donc normal que ce soit la même magie qui leur permette de se débarrasser de ce fléau. Sarah se demanda s’ils attendaient de son père qu’il nettoie aussi la moisissure sur leurs bâtiments. Espéraient-ils qu’il parcoure les jardins, au centre de l’île, et qu’il guérisse individuellement chaque pied de blé d’hiver ?
— Je commence à avoir faim, dit-il, quand elle interrompit momentanément la file d’attente. (Il s’était tellement enfoncé dans sa chaise qu’il avait les bras étendus par terre, comme des os qu’on aurait jetés. Il fit rouler sa tête sur sa poitrine.) Mais ne t’inquiète pas, mon cœur, ce sera bientôt terminé. On tâchera alors de te trouver une maison.
Sarah se leva et regarda ceux qu’il avait déjà soignés. Ils s’étaient rassemblés et ils riaient et plaisantaient, les mains sur les genoux, la bouche ouverte et humide, comme s’ils s’entraînaient à être de nouveau en bonne santé.
— Eh, les gars ! appela-t-elle. Venez m’aider, vous voulez bien ? Il lui faut de quoi manger. De la viande, si vous en avez.
— Je ne suis pas du genre à perdre mon temps à chercher de la bouffe pour une putain de goule, répondit un barbu. Pas après toutes ces années pendant lesquelles elles n’ont pas arrêté de me pourchasser.
Exaspérée, Sarah poussa un soupir, mais son père lui serra le poignet.
— Vas-y doucement avec eux, ma chérie. Ils ont presque tout perdu. Ils n’ont pas ce que nous avons maintenant.
Elle s’éloigna, le laissant en compagnie des vivants qui continuaient à s’amasser, réclamant leur tour avec le soigneur. Elle prit la direction des entrepôts, à l’extrémité sud de l’île, il y aurait certainement quelque chose pour lui, là-bas. Sur le chemin, ses doigts touchèrent la pierre de stéatite.
— Il se conduit comme il faut ? demanda-t-elle.
Elle avait demandé à Ptolémée de s’occuper de Gary. Le crâne-crabe n’avait eu aucun geste menaçant depuis l’époque où il l’avait paralysée, mais elle n’était pas parvenue à atteindre l’âge canonique de vingt ans sans se montrer prudente avec les morts.
— Tranquillement charades il raconte et charades assis il raconte tranquillement, lui répondit la momie.
Sarah ne s’en soucia plus. Elle traversa le Liggett Hall, qui coupait l’île en deux et où il faisait sombre et frais, et elle s’engagea dans les champs verdoyants qui se trouvaient derrière. La partie la plus méridionale de l’île ressemblait encore à ce qu’elle avait été avant l’Épidémie, c’est-à-dire une vaste base réservée aux garde-côtes. Trois quais se prolongeaient dans le Buttermilk Channel. Ils tiraient leur nom de l’alphabet militaire : Lima, Tango, Yankee. Les anciens terrains de sport avaient été transformés en terres agricoles, mais les paniers de basket étaient toujours debout, au milieu des verts pâturages, s’inclinant légèrement sous l’effet de la brise.
Pour gagner les entrepôts, Sarah dut passer par l’une des plus étranges constructions de l’île, le centre commercial du quai Tango. Il comprenait un hôtel, une laverie automatique, et même un supermarché avec des rayons vides si longs qu’ils s’affaissaient sous leur propre poids. Des distributeurs automatiques qui avaient jadis regorgé de Pepsi glacé se trouvaient à chaque intersection, soit complètement abandonnés, soit vandalisés. Le plus étrange de tout, c’était sans doute la carcasse calcinée d’un Burger King, un restaurant dont Sarah avait entendu parler uniquement dans les histoires que son père lui racontait avant qu’elle aille se coucher, dix ans auparavant. Des panneaux métalliques grinçaient dans la brise du soir, et de vieux néons se dressaient sans vie et froids. Quelques voitures rouillées aux lignes arrondies étaient tapies dans les parkings étouffés par la végétation.
Quand on allumait des lampes à kérosène, à Nolan Park, dans la moitié supérieure de l’île, cela semblait naturel, normal. Dans les maisons coloniales, la moindre lueur vacillante était la bienvenue. Sur le quai Tango, les flammes avaient un aspect bien différent. Elles ne paraissaient pas à leur place à côté de toutes ces ampoules brisées et privées d’alimentation électrique. Il n’était donc guère surprenant que les gens rechignent à s’aventurer si loin au sud, et les survivants avaient tendance à rester du côté nord, à l’exception de ceux qui travaillaient dans les champs, et de ceux qui avaient besoin de se fournir au magasin d’approvisionnement général du quai Lima. Et même quand c’était le cas, ils demandaient généralement à un ramolli de s’en charger à leur place.
Sarah fut donc un peu surprise de voir Marisol devant l’entrepôt principal. Madame le maire avait une pelle à la main et un petit paquet enveloppé d’un linge blanc sur l’épaule. Sarah se figea et demeura immobile, embarrassée, pour une raison ou pour une autre, de se faire surprendre dans un lieu aussi paisible.
Elles se dévisagèrent un moment, et le regard qu’elles s’échangèrent ne fut pas des plus amicaux. Après tout, Marisol avait menacé Sarah de l’exécuter sommairement, la dernière fois qu’elles s’étaient adressé la parole. Quant à Marisol, son paquet était facilement reconnaissable, si l’on s’approchait un peu, puisqu’il s’agissait d’un cadavre humain.
— Tu es venue pour m’aider à enterrer mon fils ? demanda Marisol d’une voix âpre et larmoyante, mais dépourvue de la moindre trace d’émotion.
— Il n’a pas tenu le coup ? demanda Sarah.
— Il n’y avait pas de magie en lui, contrairement à toi. La fille de Dekalb est en vie et mon Jackie est mort. On est simplement des gens normaux, tu sais ? Il n’avait rien de magique.
Sarah s’apprêta à protester, à affirmer qu’elle n’avait rien de magique, mais il se serait agi d’un mensonge. Son père aurait pu sauver le garçon. S’il ne s’était pas précipité à Manhattan pour lui soigner le bras, il aurait pu rester sur Governors Island et sauver la vie de Jackie. S’il avait su qu’il détenait ce pouvoir, si Sarah le lui avait dit, si elle avait rompu la promesse qu’elle avait faite à Gary et révélé le secret…
Il était très aisé de culpabiliser, et les prétextes ne manquaient pas pour que Sarah puisse tenter de tirer des leçons de morale de la mort du garçon. Elle garda le silence et espéra que cela pourrait ressembler à de la solennité.
Elles s’engagèrent toutes les deux dans le champ de blé d’hiver et délimitèrent grossièrement l’espace étroit qui lui servirait de sépulture. Les insulaires enterraient toujours leurs morts dans leurs champs, privilégiant avant tout l’aspect pratique. Les corps apportaient en effet certains nutriments à la terre. Si les corps étaient ensevelis suffisamment profondément, les risques sanitaires demeuraient minimes.
Marisol creusait, et Sarah tirait, poussait et évacuait la terre du trou. C’était un travail horrible et épuisant qui la mettait en sueur. Aucune des deux n’avait pensé à apporter de l’eau ou de quoi manger. Le sweat-shirt de Sarah se transforma presque aussitôt en guenille détrempée. Elle avait de la terre dans les yeux, dans le nez. Elle lui collait aux lèvres et aux cheveux. Mais elle ne se plaignit pas une seule fois.
Elle crut tout d’abord qu’elle faisait preuve de politesse. Qu’elle aidait Marisol parce que celle-ci le lui avait demandé. Elle s’imaginait qu’il s’agissait d’une bonne façon d’agir, et qu’elle était quelqu’un de bien. Elle avait même considéré le fait que cela pourrait la rapprocher de Marisol, dont elle aurait certainement besoin, à l’avenir, et elle tentait de gagner son estime à la sueur de son front. Mais, après une heure de dur labeur, quand ses bras se mirent à le brûler, ses mains à se raidir et son dos à devenir une unique barre de douleur à force de se baisser, puis de se relever, encore et encore ; elle finit par cesser de penser à elle.
L’enterrement de Jackie n’était en rien une manœuvre politique ni un geste de regret. Ce n’était qu’un travail pénible dont il fallait venir à bout, et elle s’était trouvée là le moment venu. Il ne s’agissait que d’une corvée supplémentaire sur une liste de choses à faire.
Quand le trou fut suffisamment profond, Marisol jeta sa pelle sur le côté. Elle tendit les bras, et Sarah ramassa le petit corps du garçon. Jackie ne pesait presque rien, et Sarah eut l’impression qu’il ne s’agissait pas d’un cadavre. Elle savait à quoi cela ressemblait de serrer dans ses bras un squelette comme son père, ou une momie, mais Jackie était différent. Il était froid, mais sa peau était encore douce et souple. Son linceul ne lui couvrait pas bien la tête, et elle jeta un coup d’œil malheureux à l’intérieur. Elle remarqua le trou au milieu de son front.
Sarah savait pertinemment à quoi ce trou avait servi. En Somalie, au cours de ses premières années sous la tutelle d’Ayaan, lorsqu’elle était encore trop jeune pour porter une arme, on avait demandé à Sarah de nettoyer les morts. On lui avait remis un petit marteau et un burin, et elle avait appris à s’en servir le plus rapidement possible. Les morts ne mettaient pas longtemps à revenir, pas longtemps du tout. Quand un soldat tombait, on lui rendait un dernier hommage. On lui accordait le repos éternel.
Elle était incapable de s’imaginer à quoi cela pourrait ressembler de le faire à la chair de sa chair. À son fils unique. Ne souhaiterait-on pas, même si la sagesse s’y opposait, qu’il se remette à bouger, que ses paupières s’ouvrent de nouveau ? Est-ce que cela ne nous retiendrait pas, ne serait-ce qu’un instant ?
Mais, bien sûr, Marisol était une femme forte. Ayaan l’avait reconnu quand elle était sur l’île et avait vu le sort sinistre qui allait être réservé aux survivants. Marisol était coriace, et elle était capable de prendre des décisions difficiles. Sarah lui présenta son fils et l’observa le poser délicatement dans la terre truffée de vers. Puis Sarah tendit la main et aida Marisol à s’extraire de la tombe. Ensemble, elles repoussèrent la terre sur le garçon, l’ensevelissant à tout jamais.
Marisol ne prononça aucune prière et n’offrit au garçon aucun éloge funèbre. Sa peine indéniable, inscrite dans les traces de terre qui ornaient son visage, était suffisamment éloquente. Sarah s’assit, l’observa et se demanda pourquoi elle ne se sentait pas aussi forte à propos d’Ayaan. Sans doute parce que cela ne lui semblait pas encore réel. Après une demi-heure environ, pendant laquelle elles étaient restées assises à méditer, Marisol se tourna face à elle.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle.
Sarah comprit le sens de sa question. Pourquoi était-elle venue sur Governors Island et que faudrait-il faire pour qu’elle en reparte ?
— Je ne vais pas te mentir. J’ai entrepris un voyage périlleux, et rien ne se passe comme prévu. À l’origine, c’était censé être une mission de sauvetage. À présent, je cherche plutôt à me venger.
Marisol esquissa un sourire, un sourire discret et forcé.
— Jack m’a enseigné ce qu’était la vengeance. Il m’a expliqué qu’il s’agissait de l’unique forme de suicide acceptée par l’Église.
Sarah haussa les épaules.
— D’accord, ce n’est peut-être pas le bon terme. Avant, on appelait ça de l’« hygiène publique ». La femme qui m’a élevée est morte, à présent. C’est une morte-vivante. C’est mon dernier devoir envers elle que de lui mettre une balle dans le crâne.
Elle baissa la tête vers la terre fraîchement retournée de la tombe. Il s’était agi du dernier devoir de Marisol envers son fils. C’était la même chose. Sarah voulut le lui expliquer, mais elle était consciente que ses paroles risquaient de profaner la mort de Jackie.
— Il me faut des armes, et il me faut des soldats, poursuivit-elle. Mais, pour l’instant, il me faut de la viande pour mon père.
Son père… N’était-ce pas également son devoir que de le purifier ?
Non. Il ne fallait plus qu’elle y pense. Quoi qu’il arrive. Ayaan lui avait expliqué une centaine de fois ce qu’elle voulait qu’elle fasse si elle devait un jour faire partie des morts-vivants. Elle lui avait laissé des instructions suffisamment explicites. Ayaan souhaitait être purifiée. Son père, lui, semblait vouloir poursuivre son chemin.
Elle refusa d’approfondir la question.
Marisol l’aida à trouver dans les principaux commerces ce dont elle avait besoin. Un sachet familial de couenne de porc, dont la fraîcheur était assurée pour les prochaines décennies. Elles redirigèrent leurs pas vers le nord, dans la partie de l’île où l’on avait déjà dressé un feu, où les lumières s’étaient allumées dans les maisons et le son de violons enjoués et de guitares acoustiques résonnait, comme si la musique s’était accrochée dans les branches des arbres. Elles trouvèrent Dekalb affalé en avant, plié en deux sur ses genoux, toujours installé dans sa chaise longue, tandis qu’autour de lui les vivants se préparaient à dîner tous ensemble. La liche prit les couennes de porc des mains de sa fille et tenta de déchirer le sachet pour l’ouvrir, mais il n’en avait plus la force. Sarah lui vint en aide. Elle tendit le sachet à son père en jetant un coup d’œil à Marisol, qui lui rendit son regard. Le silence qui s’était établi entre elles était bien moins gênant qu’il l’avait été.
— Il faut qu’on te trouve une maison, dit Dekalb, la bouche pleine de ce qui aux yeux de Sarah ressemblait à des morceaux de polystyrène rose. Si tu as l’intention de rester ici avec moi, il te faut un endroit convenable où loger. Tu ne peux pas venir avec nous dans le conduit d’aération, ce n’est pas très sain.
Sarah fronça les sourcils.
— Papa, je n’ai pas prévu de rester, lui répondit-elle. J’ai du boulot qui m’attend, des trucs importants.
En se justifiant, elle eut l’impression de retomber en enfance.
Dekalb secoua la tête.
— Ça attendra, lui dit-il. On a beaucoup trop de choses à rattraper. Et il faut qu’on parle de ton éducation. Marisol, qu’en est-il des quartiers des officiers, près de l’école ? Qu’est-ce qu’il y a de disponible, là-bas ?
— Papa ! s’indigna Sarah. Je…
Il plongea la main dans le sachet et le fit bruisser pour exprimer son agacement.
— Je ne permettrai pas que tu te mettes de nouveau en danger, dit-il. (Il tira une poignée de couennes et les enfourna sans cesser d’afficher son éternel rictus.) C’est qui, l’adulte, ici, après tout ?