— Était pas un hasard, bien sûr. Tu étais notre cible. Tu es très connue dans certains milieux. (La femme aux cicatrices tripota le volant et passa la seconde du Hummer 2 pour monter une colline escarpée.) Nous étions à proximité, de toute façon.
La voiture était un message, comme tout ce qu’on lui avait montré. Le tsarévitch disposait de toute l’essence qu’il pourrait jamais désirer. Personne d’autre ne l’utilisait.
Sur le siège du passager, Ayaan saisit une poignée fixée au-dessus de la boîte à gants et fit de son mieux pour éviter d’être ballottée trop violemment comme le gros véhicule montait une piste étroite en grondant. Elle ne savait pas très bien ce qui se passait. Elle avait dormi dans un hamac au milieu d’un secteur de la raffinerie réservé aux nouvelles recrues quand la femme aux cicatrices l’avait réveillée en criant son nom. L’aube ne s’était pas encore levée lorsqu’elles quittèrent le complexe pour se diriger vers les collines poudreuses.
— Tu as un nom, ou bien est-ce que cela fait partie du grand mystère ? demanda Ayaan.
— On m’appelle Cicatrix. Je suis très proche du tsarévitch. Je pourrais être bonne amie avec toi, tu comprends ? Nous deux dames, nous pourrions être amies. Ou tu désires peut-être me tuer, hmm ? Sans doute je serai toujours ennemie pour toi, eh bien, c’est OK, également. Cela peut aussi être utile. À présent est moment de te décider.
Ayaan comprit un peu mieux ce qu’il se passait. On lui donnait le choix de servir le tsarévitch vivante ou bien de le servir morte-vivante. Cette balade imprévue dans les montagnes était un genre de test. Soit elle se montrait à la hauteur devant la liche suprême, soit elle finissait la tête plongée dans une baignoire. Si elle choisissait la seconde option, elle se relèverait une minute plus tard et proclamerait qu’elle servait le tsarévitch dans la vie éternelle. Elle se souvint de sa décision quand elle était enfermée dans une cage, dans l’obscurité et la peur. Elle se rappelait qu’elle avait voulu rester en vie le plus longtemps possible afin d’être peut-être en mesure de tenir tous ses engagements, de venger tous ses fantômes.
— Je désire être ton amie, à l’évidence. Qui dois-je baiser ?
Cicatrix – si c’était bien son véritable nom – eut un rire ravi.
— Ici, dit-elle en regardant sa nouvelle amie avec un sourire torve, nos plaisirs ne sont jamais si simples.
Elle freina brusquement et la voiture s’arrêta en soulevant un nuage de poussière qui monta autour des vitres et cacha la vue. Cicatrix prit sur le siège arrière un manteau diaphane, transparent, teinté de violet et doublé de fourrure de renard, l’enfila. La fourrure dansa autour de son crâne chauve comme une chevelure de substitution lorsqu’elle sauta du marchepied du Hummer. Manifestement, le manteau n’avait pas pour fonction de lui tenir chaud. Même ici, dans les collines, avec le vent léger qui effleurait sa peau, Ayaan avait assez chaud pour se mettre à transpirer dès qu’elle descendit de la voiture.
Cicatrix la conduisit entre deux rangées de tentes semi-permanentes vers un bunker en béton à demi enfoui dans le flanc de coteau verdoyant. Ceux qui avaient habité dans ces tentes étaient partis depuis longtemps et le vent avait fait des trous dans leur tissu et certains de leurs mâts se dressaient au-dehors. Ayaan jeta un coup d’œil par le rabat d’une tente et fut déroutée par ce qu’elle aperçut : une table de jeu entourée de chaises pliantes, le plateau de la table couvert de dizaines de tablettes oui-ja. Un jeu de cartes était éparpillé sur le sol, certaines des cartes étaient maculées d’humidité, d’autres complètement décolorées par le soleil. Cependant, il ne s’agissait pas de cartes à jouer, mais de répétitions sans fin des cinq mêmes symboles : une croix, un cercle, une étoile, un carré, et trois lignes ondulées.
Ayaan leva les yeux et vit que Cicatrix lui souriait. Elle attendit pour permettre à Ayaan de bien regarder. Ayaan lui rendit son sourire et rejoignit en hâte la femme aux cicatrices. Elles pénétrèrent dans le bunker. Il s’enfonçait profondément dans le coteau et était éclairé par des ampoules incandescentes tous les trois mètres. Des graffitis en arabe s’étaient flétris sur les murs, mais même le temps n’avait pas réussi à les effacer complètement. Tandis qu’elles progressaient à l’intérieur du bunker, Ayaan commença à avoir un sentiment très étrange. Il flottait dans l’air comme une odeur de gâteau brûlé, et elle avait l’impression qu’un grand nombre de personnes devait se trouver à proximité, mais si tel était le cas, elles observaient un silence surnaturel.
Des portes donnaient sur le couloir principal du bunker. L’une d’elles était ouverte. Cicatrix la fit entrer dans une vaste pièce, peut-être de dix mètres sur un côté. Le sol était recouvert de corps morts, chacun dissimulé sous une couverture grossière. Tout au fond de la pièce, on avait placé une table et des chaises. Debout, à côté de la table, le fantôme à la robe verte les attendait. La même liche qui l’avait capturée en Égypte. Ayaan s’efforça de ne pas tressaillir quand il se retourna pour regarder les deux femmes vivantes. Vu de près, il semblait presque plus squelettique qu’il ne l’avait été de loin, mais ses yeux, tout à fait humains, l’empêchaient de paraître trop monstrueux.
— Tu es Ayaan, bien sûr, dit-il en anglais, avec un léger accent. (C’était un Européen, peut-être un Allemand ou un Hollandais.) Permets-moi de me présenter.
Elle attendit patiemment d’entendre son nom, en se demandant si celui-ci s’imaginait qu’elle allait serrer sa main morte. Puis une vague d’épuisement la frappa et la traversa. Elle eut l’impression d’avoir été heurtée par un camion. Une autre vague la submergea et elle s’assit pesamment sur l’une des chaises.
— Excusez-moi, je…, commença-t-elle à dire, mais elle fut incapable de terminer sa phrase.
Elle était si… fatiguée, tellement fatiguée. La vie… s’écoulait de…
Cela cessa un moment plus tard et elle leva les yeux, horrifiée. Elle avait l’impression qu’elle allait s’évanouir.
— J’aurais pu te tuer. Simplement t’éteindre. Tu n’as pas besoin de connaître mon nom, parce que tu ne t’adresseras jamais à moi, lui dit le fantôme vert.
Elle comprit qu’elle venait de sentir son pouvoir, son don. La plupart des liches possédaient un genre d’aptitude spéciale, un nouveau sens pour compenser la pourriture de leur corps. Celui-ci était à même de ralentir son métabolisme à distance. Elle songea que son pouvoir fonctionnait peut-être également dans l’autre direction. Qu’il pouvait aussi accélérer le processus naturel de son corps. Il pouvait la rendre plus rapide, exactement comme les goules dans le désert, qui étaient si rapides qu’elle avait été incapable de les combattre.
— Si je veux quelque chose de toi, je le prendrai, lui dit le fantôme vert. Je ne te fais pas confiance et je ne le ferai jamais. Il (et Ayaan comprit qu’il parlait du tsarévitch) croit que tu peux nous être utile, mais il veut qu’on te tienne en laisse. Est-ce que tu comprends ? Tu es comme un chien pour moi. Un chien que l’on doit contrôler.
Il s’écarta de la table, sa robe bruissant autour de ses chevilles, son bâton aux fémurs cliquetant sur le sol dur. Ayaan resta assise et attendit qu’il poursuive. C’était la façon de procéder de ce genre d’homme.
— Cet endroit est là où je travaille. J’ai une mission très simple : je suis censé trouver un fantôme. (Il lui jeta un regard furieux, la mettant au défi de nier l’existence de ces choses-là. Ayaan avait une bonne raison de ne pas le faire, aussi demeura-t-elle silencieuse.) Je suis ici depuis des années et jusqu’à maintenant je n’ai obtenu aucun résultat. Oh, j’ai évoqué des esprits. J’ai mené des expériences avec des spirites, avec des télépathes, avec des médiums, des gens qui font tourner des tables et tordent des cuillers de toutes sortes, tant des vivants que des morts, et j’ai même trouvé quelques personnes qui avaient un pouvoir réel. Cependant, ils ont été incapables d’effectuer ce que je leur demandais de faire. Ils n’ont pas réussi à trouver mon fantôme.
Ayaan acquiesça d’une manière qu’elle espérait accommodante. Cicatrix se comportait comme quelqu’un qui a déjà entendu tout cela de nombreuses fois. Elle s’adossa contre un mur et alluma une cigarette. La fumée mentholée envahit rapidement la pièce souterraine.
— À présent, après toutes ces années où les meilleures de mes idées furent vouées à l’échec, mon maître a conçu un plan et nous allons l’essayer. Nous savons très peu de choses sur ce fantôme. Nous savons qu’il a été un ami du tsarévitch, à une époque où celui-ci avait énormément besoin d’un ami. Il venait et lui parlait, et il lui a enseigné de nombreuses choses. Puis, un jour, il a cessé de venir. Nous ignorons pourquoi, mais nous savons que cela a rendu furieux notre suzerain. Nous savons que le fantôme avait encore de nombreuses choses à nous enseigner. Nous savons également que ce fantôme a un penchant prononcé pour certains types de morts-vivants. À savoir les momies.
Le fantôme se pencha pour enlever la couverture de l’un des corps morts sur le sol. Un mort enveloppé de bandelettes avec un masque en or sur son visage était étendu là, ses traits peints regardant fixement le plafond. Des crampons en fer le maintenaient au sol, immobilisant ses bras et ses jambes de telle sorte qu’il était incapable de bouger, excepté une sorte de tortillement spasmodique. Il ressemblait beaucoup à un ver géant.
Le fantôme vert se tenait derrière Ayaan. Elle n’avait aucun souvenir qu’il ait traversé la pièce. Comme tout ce qu’on lui montrait, c’était un message clair. Il tenait un pistolet, un FEG hongrois de mauvaise fabrication qui lui exploserait probablement dans la main s’il essayait de tirer sur elle. Elle fit de son mieux pour ne montrer aucune peur, bien que ce soit probablement ce qu’il désirait.
— Nous avons une théorie, tu comprends, si nous tuons un nombre suffisant de momies, le fantôme reviendra pour tenter de les protéger. Nous avons la certitude qu’il nous observe, en se réjouissant à nos dépens. Tiens. (Il poussa le pistolet vers elle, lui présentant le canon.) Nous avons également une théorie : celui qui commet le massacre sera la cible pour un châtiment du karma très lourd.
Il poussa de nouveau le pistolet vers elle, voulant manifestement qu’elle le prenne.
« Surprise » n’était pas le mot. Ayaan prit le pistolet et calcula avec quelle rapidité elle pouvait lui tirer une balle dans la tête. Une fois le fantôme mort, elle pourrait facilement maîtriser Cicatrix. À sa connaissance, ils étaient seuls dans le bunker. Elle pouvait s’enfuir dans les collines puis se rendre de l’autre côté de l’île, essayer de trouver un bateau, et retourner à Port-Saïd.
Ou bien elle pouvait s’apercevoir que le fantôme vert s’était déplacé de cinq mètres à travers la pièce, le temps qu’elle batte des paupières. Elle comprenait parfaitement le but de cet exercice. Elle pouvait très bien considérer qu’elle était un « assassin », « la meilleure avec un fusil », ainsi que Cicatrix l’avait déclaré, mais, avec les liches, elle était sérieusement surclassée. Avant même qu’elle ait le temps de pointer le pistolet sur lui, il pouvait la tuer. L’éteindre comme une lumière.
Elle devait absolument rester en vie si elle voulait revoir Sarah.
Ce que le fantôme désirait qu’elle fasse était évident. Elle se leva de sa chaise et se tint au-dessus du masque en or de la momie allongée sur le sol. Elle fit voler avec sa botte le masque de son visage. En dessous, des hiéroglyphes avaient été peints sur son visage enveloppé de lin. Sans doute une malédiction pour celui qui dérangerait son repos éternel.
Ayaan ôta le cran de sûreté du FEG, visa et tira, répandant sa cervelle d’Égyptien ancien dans toute la pièce.