15.

Gary se fraya un chemin à travers la foule, écharpant des cultistes, les étripant et les égorgeant. Il était redoutable, et sans aucune pitié. Il semblait ne pas avoir de plan, juste une insatiable soif de tuer. Quelqu’un lui lança une grenade, et il s’écroula sur un genou, avant de se relever indemne. Douze nouvelles pointes surgirent sous son crâne. Elles jaillissaient comme des pistons et transperçaient la tête des goules, même à travers leur casque.

— Chaque fois que vous lui tirez dessus, il devient plus fort, constata Sarah.

Elle avait dévoilé le secret de Gary à son père dans l’intention de lui briser le cœur. Au lieu de ça, cela avait fait de lui – de Gary – une arme de destruction massive. Elle s’était peut-être trompée sur son compte. Peut-être que Dekalb était plus fort qu’elle se l’était imaginé.

— C’est fini, Ayaan. Tout est terminé.

Ayaan se mordit la lèvre inférieure. Sarah observa la femme qui avait été son mentor. Si l’on se contentait de lui jeter un coup d’œil, on ne remarquait aucune différence – il s’agissait toujours d’Ayaan –, mais, en y regardant de plus près, il était impossible de se tromper. C’était un cadavre, à présent. Cela se remarquait notamment à la façon dont sa peau était tendue sur son visage. Cela se voyait à tout le poids qu’elle avait perdu – elle était deux fois plus mince qu’avant. Ou peut-être ne s’agissait-il que d’une impression. Vivante, Ayaan avait toujours été une figure imposante aux yeux de Sarah. Elle était partie du principe que tous les parents lui ressemblaient. Morte, il ne s’agissait plus que d’une goule comme les autres.

— Reste là, lui dit Ayaan en se dirigeant en clopinant vers la yourte.

Allait-elle offrir sa protection au tsarévitch ? Sarah n’y croyait guère. Ils l’avaient fait. Ils avaient brisé Ayaan, ils avaient réussi à la ranger de leur côté. Une telle chose n’aurait pas dû être possible. Pourtant, Ayaan elle-même avait fréquemment averti Sarah que l’humanité était un handicap. Sarah se souvenait parfaitement de ce qu’Ayaan lui avait dit autour du feu de camp, une nuit, alors que Sarah n’était âgée que de seize ans.

— Aucun d’entre nous, avait-elle dit, n’est immunisé contre la mort et la folie. Le jour viendra peut-être où tu devras me purifier. Tu devras peut-être me tuer parce que j’aurai tellement paniqué que j’aurai mis l’escouade en danger. Le moment venu, aucun d’entre vous ne devra marquer la moindre hésitation.

Elle semblait à présent avoir changé de ton. Était-elle réellement devenue une fidèle ? Croyait-elle vraiment dans le tsarévitch, comme les deux liches que Sarah avait déjà supprimées ? Ou redoutait-elle simplement la mort, comme son père et Gary avant elle ?

En parlant du loup, Sarah leva la tête vers Gary, qui tournoyait au cœur de l’armée du tsarévitch comme une toupie. Il essuyait un tir nourri, et son crâne avait pris une apparence irrégulière et marbrée et il récupérait aussi vite qu’il était blessé, mais le processus n’était pas parfait. Sarah ignorait combien de temps cela pourrait durer. Elle savait que son père en était à l’origine. Elle savait qu’il se trouvait certainement à proximité. Les pattes de Gary se fléchirent, et des fragments d’os affûtés jaillirent tout autour de lui, le hérissant de redoutables pointes. Il déchiqueta un affût de mitrailleuses, et la crosse en bois de l’arme vola en éclats. Les artilleurs furent projetés dans les airs, comme des boulettes de papier froissé.

Sarah se rendit soudain compte qu’on l’avait laissée seule. Ayaan et le loup-garou l’avaient tous les deux abandonnée. Certes, ils avaient des problèmes plus graves à régler. De toute façon, Sarah avait les mains si solidement liées qu’elle n’était pas en mesure de réaliser quoi que ce soit.

Ou peut-être pas. Elle tourna sur elle-même, observant l’agitation frénétique au sein du camp, tout le monde courant en tous sens, les goules tâchant de se mettre en formation défensive. Elle trouva ce qu’elle cherchait et en prit la direction en courant. Une momie esseulée, au fond de la vallée, à côté d’une grosse formation rocheuse. Elle tenait un bocal entre les mains, bocal qui contenait quelque chose de plus ou moins sphérique et trouble.

— C’est Ptolemaeus Canopus qui m’envoie, dit-elle en s’immobilisant en dérapant dans la terre. Vous allez bien ? Il va falloir qu’on travaille ensemble si on veut se sortir de là.

La momie demeura impassible. La chose dans le bocal aussi, mais elle sentit qu’un filet d’énergie noire s’en échappait. Il tentait désespérément d’attirer son attention. Elle baissa la tête vers le récipient et vit qu’il s’agissait d’un cerveau humain. C’était affreux, mais c’était loin d’être la pire chose qu’elle ait jamais vue.

Derrière, elle entendit un long cri, et elle se retourna pour comprendre de quoi il s’agissait. Du sang jaillissait haut dans le ciel, au-dessus de la foule. Une fontaine de sang. Gary disposait à présent d’une nouvelle articulation au bout de ses pattes, une sorte de pied incurvé, en forme de faux, qui semblait être l’outil idéal pour éviscérer ses adversaires.

Elle reporta son attention sur le cerveau. Il tentait de lui expliquer quelque chose. Elle sentit un étrange poids dans sa main gauche. C’était lourd, comme si quelqu’un appuyait dans la paume de sa main. Elle fronça les sourcils. Mais qu’est-ce qu’il voulait, ce putain de cerveau ? Elle plongea les mains dans la poche de son sweat-shirt, de la même manière qu’au cours de l’exécution de Ptolémée. Elle fouilla et y trouva quelque chose de doux et de poilu. Elle le tira de sa poche.

Oh, d’accord. Ils l’avaient dépossédée de son épée verte, comme de toutes ses armes. Mais ils n’avaient pas prêté la moindre attention au bout de corde et au morceau de fourrure flétri que Mael Mag Och avait jadis porté en bracelet.

— Sarah, dit-il tandis qu’elle caressait la fourrure de renard entre ses doigts. Je ne pensais vraiment pas que tu irais si loin. Même si je ne te voyais pas échouer non plus. Bien que certaines choses soient héréditaires, hélas.

— Salut, dit Sarah. Vous devez sûrement être Mael Mag Och. J’ai beaucoup entendu parler de vous, mais je ne crois pas que nous ayons été convenablement présentés.

La voix qui rugit sa réponse dans l’esprit de Sarah contenait des traces de regrets. Ou peut-être se contentait-elle de l’imaginer.

— Si j’étais venu à toi sous ma véritable identité, tu te serais enfuie. J’ai prétendu être Jack, parce que je savais qu’il s’agissait d’un nom qui t’évoquait quelque chose, jeune fille. Est-ce si important ? Ça ne m’a pas empêché de te faire cadeau d’un don.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi tout ça ? Est-ce que j’avais vraiment besoin d’un autre parent qui disparaîtrait lui aussi au pire moment ?

— C’était l’idée de Nilla, pour être franc. La jeune fille blonde que tu as vue disparaître, là-bas.

— Jamais entendu parler d’elle.

— Ah, dit Mael Mag Och. Et pourtant, elle sait tout sur toi. La fille du héros perdu, envoyée dans un pays inconnu pour y être élevée par des guerriers, pour qu’elle devienne forte et redoutable. Son cœur s’est posé sur toi, jeune fille. Et là où Nilla s’implique, mon cœur la suit aussi. Elle et moi nous sommes beaucoup investis dans cette histoire, et j’ai une dette considérable envers elle.

— Je refuse de croire que tu as fait quoi que ce soit par pure bonté d’âme. C’est toi qui as planifié ça… tout ça. J’ai du mal à croire que tu as capturé Ayaan uniquement pour que je parte à sa poursuite et que je me retrouve ici.

— Tu as raison, reconnut-il. Mais pas entièrement. Tu n’es pas le centre du monde, Sarah. J’avais aussi des projets pour les autres. Ayaan était censée assassiner le tsarévitch pour moi. C’était le candidat idéal… C’était du moins ce que je croyais. Une fois débarrassé de lui, j’aurais pu prendre la tête de son empire, étant le seul capable de diriger son armée de morts-vivants. Ça n’a pas fonctionné. Tu faisais partie de mon plan de secours, mais, toi aussi, tu as échoué. C’était censé être mon jour de gloire – le mien –, aujourd’hui, et non celui de Sa Majesté l’immortelle difformité. Je ne t’avais pas demandé de venir avec une armée ? Au lieu de ça, tu t’es pointée avec une poignée de momies et un tordu.

— Le tordu semble plutôt bien s’en sortir, répondit Sarah en se retournant vers Gary, qui décimait les rangs des goules.

Sa structure osseuse s’était considérablement développée, le temps qu’elle s’entretienne avec le cerveau. Il ressemblait à présent à une araignée géante pourvue d’un minuscule crâne humain au sommet de sa carapace.

Le loup-garou se précipitait sur lui, toutes griffes dehors, si vite que ses pieds semblaient ne pas toucher terre. Gary abattit dans sa direction une sorte de queue osseuse, semblable au dard d’un scorpion, qui s’enfonça profondément dans la terre. Érasme roula sur le côté et se redressa pour porter un coup à l’une des pattes de Gary, désormais aussi épaisses que des troncs d’arbres. Sous la pression, Gary bascula en avant, et Érasme tenta de lui grimper sur le dos, enfonçant ses pattes griffues dans sa carapace osseuse.

Une gueule dentée s’ouvrit sur le flanc de la créature. Des lèvres hérissées de pointes osseuses saisirent Érasme par le bras gauche, et ses dents tranchèrent le membre d’un coup net. Érasme poussa un hurlement de douleur tandis que son corps velu retombait en tournoyant sur lui-même et que la gueule géante réduisait le bras du loup-garou en bouillie. Une dizaine d’épines acérées jaillirent du corps de Gary et transpercèrent le loup-garou en autant d’impacts. Érasme resta à terre.

— Tu vois ? Regarde ça ! exulta Sarah, surexcitée.

— Ah, dit le druide, ce cher Gary… C’est un vrai bagarreur, je te l’accorde ! Pourtant, la seule chose en laquelle il croit, c’est en l’intégrité de sa propre carapace. Il ne se serait jamais engagé dans ce combat s’il s’était senti en danger. Et, à moins de me tromper, j’ai l’impression que ton Ayaan est prête à porter un assaut fatal.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Sarah.

La momie qui tenait le bocal pencha la tête, et Sarah fit volte-face pour regarder dans la direction indiquée. Elle eut tout juste le temps de voir Ayaan, qui escaladait un tas de rochers, en haut de la crête, du côté sud. Sarah s’approcha et aperçut son père, de l’autre côté des rochers. Il était paisiblement assis, les yeux fermés, les bras tendus, la paume de ses mains squelettiques dirigée vers Gary.

— Non, dit vainement Sarah. Non, ce n’est pas juste…

— Le monde est cruel, jeune fille, lui dit Mael Mag Och. Et ça fait douze ans que ça dure.

Ayaan saisit à deux mains la tête de Dekalb. Il se débattit, se tortilla et tenta de lui échapper, mais il était pris au piège, comme un poisson à un hameçon. Ayaan appuya plus fort, et la peau, sur le crâne de Dekalb, prit une teinte noirâtre et se fendilla, comme celle d’un fruit pourri. Le père de Sarah donna des coups de pied, mais il ne semblait pas parvenir à atteindre Ayaan.

Horrifiée, Sarah observa la scène en silence, tandis que le visage de son père se déchirait en longs lambeaux de peau. En dessous, son crâne se mit à luire, à cause de l’énergie noire. Il commença à se ramollir et à s’agiter, et un réseau de fines fêlures apparut à sa surface. Des éclairs d’énergie noire s’échappaient des fissures. Les ténèbres jaillirent des orbites vides de Dekalb, et son crâne s’ouvrit, réduit en miettes.

Ayaan laissa le corps sans tête s’écrouler en avant. Elle en avait terminé. Sur le champ de bataille, Gary avait dû le sentir aussitôt. Il avait dû comprendre instantanément qu’il n’était plus immunisé contre les attaques de l’armée du tsarévitch. Il assena un dernier coup aux goules et aux cultistes qui se trouvaient à proximité, puis il se précipita vers les collines.

La bataille était terminée. Aussi simplement que ça. Il s’était enfui. La liche verte envoya des cultistes à sa poursuite, mais tout le monde avait compris qu’il battait en retraite.

Sarah avait des problèmes plus importants à régler, naturellement.

— Papa, dit-elle.

La dernière chose qu’elle lui avait dite, c’était qu’il était un mauvais père. Il l’avait suppliée de ne pas s’impliquer dans cette pagaille.

— Papa, répéta-t-elle.

Le cerveau fit preuve de suffisamment de tact pour ne pas intervenir.