Il faisait sombre dans le poste de surveillance des incendies, au sommet de la crête, mais la lueur de la lune parvenait à s’infiltrer par les fenêtres et dessinait des taches de lumière sur les murs. Elle s’enroulait autour de la radio cassée, scintillait sur le vernis écaillé des chaises et de la table. Elle parvenait à peine à atteindre la salle de bains, où les toilettes asséchées étaient devenues le refuge de milliers d’araignées. De temps à autre, écartant toute mignardise, Ayaan tendait la main vers une couche de vieilles toiles d’araignées, dans les recoins les plus sombres, et en récupérait une pleine poignée. Ensuite, elle glissait les aranéides dans sa bouche et les mâchait lentement. Les frétillements sur sa langue n’étaient pas si terribles ; ce qui l’ennuyait le plus, c’étaient leurs pattes, qui se coinçaient entre ses dents.
À chaque vie qu’elle supprimait, son corps vibrait de joie. La sensation de faim revenait presque instantanément, mais le frisson d’extase de chaque nouvelle bouchée ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait déjà. Elle se demanda, dans un recoin de son esprit, si c’était comparable à ce que les filles vivantes pouvaient ressentir au cours d’un rapport sexuel.
Elle n’avait pas grand-chose à faire, à part rester assise, réfléchir, et attendre. Le poste de surveillance des incendies n’offrait guère de distractions. Elle avait un petit télescope dont l’une des lentilles était rayée. Il lui permettait de scruter la vallée, en contrebas. Rien ne s’était produit depuis qu’elle était arrivée, les jambes douloureuses et flageolantes, au sommet de la crête, qu’elle avait découvert le poste de surveillance et s’y était installée. Et rien ne se produirait, supposa-t-elle, jusqu’à l’aube.
Érasme se tenait debout, en bas, comme s’il était au garde-à-vous, raide comme un piquet. Il se trouvait au milieu d’un groupe de bâtiments, sur une portion de terrain qu’il avait décrété être une basse-cour. Celle-ci était située au milieu d’un lopin de terre fermé par une clôture, au centre de la vallée. Quelle qu’ait été la magie qui s’était emparée du loup-garou, elle avait fait resurgir en lui son aspect le plus noir et le plus animé.
Ayaan soupçonnait que celui qui avait posé ce piège habitait dans la fermette bien entretenue, en bas. Comme la grange et le silo, elle était protégée par des plaques circulaires qui pendaient de son avant-toit, sur lesquelles on avait peint des motifs géométriques à l’aide de couleurs vives.
— On appelle ça des panneaux de sorts, lui expliqua le fantôme.
Le fantôme qui était prisonnier dans un cerveau, dans un bocal, à des centaines de kilomètres de là. Il se trouvait également à côté d’elle, à peine visible du coin de l’œil. Elle tourna la tête, et il n’y avait rien. Elle reporta son attention sur la vallée, et il était de nouveau auprès d’elle.
— Ça protège ceux qui habitent à l’intérieur, ouais, mais il leur faut goûter à la vie pour conserver leur puissance. C’est-à-dire au sang.
Ayaan hocha la tête. Il y avait un bon nombre de chèvres, dans l’enclos, derrière la grange. C’était certainement leur sang qui permettait d’activer les panneaux de sorts, leur énergie qui s’en échappait sous la forme de rayons violets.
La magie était omniprésente, dans cette grange. De la magie mortuaire. Elle palpitait tout autour d’Érasme, l’immobilisant comme une fléchette sur sa cible. Elle dansait aux fenêtres de la fermette et s’attardait comme un nuage de fumée autour du toit en papier goudronné de la grange. Elle s’échappait en profonds rais sombres des orifices d’aération du silo. Il y avait quelque chose qui n’allait pas, là-dedans, quelque chose qui nécessitait la présence d’une demi-douzaine de panneaux de sorts pour s’en protéger.
— C’est pour ça qu’on est là, non ? demanda Ayaan.
— Ouais. Mais ce n’est pas ce que tu crois, jeune fille. Ne crains rien.
— Crois-moi, ça ne fait pas vraiment partie de la liste des choses que je redoute. (Ayaan se pencha en avant et posa le menton sur ses mains jointes.) Toi, en revanche…
Elle lutta contre l’envie de le regarder.
— Je suis ton ami. Je suis ton meilleur ami, même, dans ces circonstances.
— Les amis ne s’hypnotisent pas les uns les autres. Ils ne laissent pas traîner de petits ordres dans l’esprit de l’autre.
Semyon Iurevich, la liche télépathe d’Asbury Park, l’avait liée à un sort. C’était sa voix qui lui avait ordonné de ne pas tuer le fantôme vert. Non, pire que ça, sa voix lui en avait littéralement ôté toute idée de l’esprit. Il ne s’était pas contenté de la priver de sa liberté de jugement, il avait fait comme si elle n’avait jamais existé.
Et il avait agi, elle en était persuadée, sur l’injonction du fantôme.
— C’est ça qui te tourmente ? Que je ne te laisserai pas gâcher ta vie ?
— Ma vie. La mienne ! dit-elle. Tu crois que ça me plaît d’être ce… cette chose, ce monstre ?
Elle désigna d’un geste ses vêtements de cuir.
— Je sais mieux que quiconque à quel point c’est terrible, très chère. Ne joue pas ton indignée avec moi, alors que je n’ai même pas de corps à proprement parler. (Il prit un ton plus doux, rassurant et grave.) Écoute. Les enjeux sont importants. Plus importants que tu l’imagines. Tu ne connais même pas encore tous les joueurs.
Ayaan lâcha prise un moment. Le fantôme la tenait en son pouvoir. Elle n’allait pas lui demander d’y renoncer : ça n’avait jamais fonctionné ; jamais dans l’histoire de l’humanité quelqu’un n’avait abandonné son pouvoir sans contrepartie une fois qu’il le détenait. Il fallait le lui reprendre soi-même.
Mais c’était autre chose qui la tracassait.
— Tu souhaites la mort du tsarévitch, et, pourtant, tu as fait en sorte que je survive suffisamment longtemps pour voir ce qu’il y a dans ce silo. Tu veux qu’on trouve ce truc, même si ça permet au tsarévitch de s’en emparer. C’est quoi, ton plan ? Dis-le-moi, au moins. Dis-moi ce que tu espères obtenir de…
Il était parti, naturellement. Elle ne ressentait plus du tout sa présence.
Elle alla chercher une nouvelle poignée d’araignées. À son retour, elle reçut un choc. Il se passait quelque chose dans la vallée. Une lumière s’était allumée dans la fermette. Elle se déplaça de fenêtre en fenêtre, puis elle franchit la porte et se révéla provenir d’une lanterne au kérosène. L’homme qui la tenait brillait d’un éclat doré plus intense que la lampe dans sa main. Elle n’avait plus aucun doute. Il s’agissait du wadad, du magicien qui avait envoûté Érasme.
Il était coiffé d’une casquette de base-ball, qu’il avait enfoncée sur son front, et sur laquelle était inscrit « John Deere ». Son tee-shirt et son blue-jean élimé étaient maculés de vieilles taches de sang. Ses rangers de cuir tanné arboraient des traces plus récentes. Un collier de barbe lui encadrait le visage, qu’il dissimulait derrière une paire de lunettes miroirs, alors même que le soleil n’était pas encore levé.
Il lui manquait l’intégralité de son bras gauche. On l’avait remplacé par une branche d’arbre recouverte d’écorce grise à l’état brut. Il se terminait par trois épaisses brindilles qui ressemblaient moins à des doigts qu’aux dents d’une fourche. De l’énergie noire se mit à circuler dans le bras de bois, et il se contorsionna comme un serpent. Le magicien porta les « doigts » à son visage et se gratta le menton. Il examinait Érasme, se déplaçant autour du loup-garou, lui tapotant le sternum et l’arrière du crâne. Avec sa main humaine, il tira sur un poil de la joue de la liche paralysée.
Érasme ne cilla même pas.
Il abattit son bras de bois sur la poitrine d’Érasme et lui arracha un lambeau de peau sur ses muscles engourdis. Ces derniers étaient rose et gris, et ils ne luisaient pas du tout. Aucun jet de sang ne jaillit, mais elle aperçut distinctement les contours de sa peau, là où il était écorché. Au milieu de toute cette fourrure, la plaie ressemblait à un orifice malsain, à un sexe monstrueux.
Ayaan repoussa le télescope et se leva. Le chemin était long jusqu’en bas de la crête, et il y avait manifestement des mines dissimulées tout autour de la petite basse-cour, mais il lui était impossible d’attendre plus longtemps. Elle sortit en trébuchant du poste de surveillance et se jeta pratiquement en bas de la crête, se rattrapant à des branches d’arbre pour ralentir sa descente, ses pieds touchant à peine le sol. Un flot d’aiguilles de pin et de feuilles se souleva autour d’elle tandis que des morceaux de roche, des pierres et de la terre glissaient et ricochaient en dessous d’elle, comme un glissement de terrain miniature. Elle s’immobilisa en dérapant dans un bosquet d’arbres près du fond de la vallée, et elle écarta les branches pour risquer un coup d’œil. Dans la basse-cour, rien n’avait changé. Ayaan s’approcha, jusqu’à une palissade de plus de deux mètres de haut composée de minces piquets de bois, le seul obstacle qui la séparait de la basse-cour.
Peut-être, songea-t-elle, peut-être détenait-elle encore l’élément de surprise. Elle en aurait besoin, car ce magicien était plus puissant que les humains étaient censés l’être. Prenant soin de se montrer aussi discrète que possible, elle escalada la clôture et en redescendit de l’autre côté.
Ses pieds frôlèrent à peine quelque chose de rond et de dur, lorsqu’elle se réceptionna. Elle baissa la tête et reconnut un crâne humain, blanchi, l’ensemble de ses délicats cartilages nasaux intacts. D’autres crânes jonchaient le sol de ce côté de la palissade. De l’énergie sombre scintillait à l’intérieur de chacune des boîtes crâniennes.
Celui qu’elle avait heurté émit un cri perçant à figer le sang. Elle aurait été incapable d’affirmer s’il avait réellement poussé ce hurlement, ou si le bruit n’était que pure invention de la part de son propre esprit, mais elle porta vivement les mains à ses oreilles et baissa la tête.
Au centre de la basse-cour, le magicien redressa la tête. Il laissa échapper une boule de poils et de peau de sa main de bois, et Ayaan sentit son attention se focaliser sur elle comme un projecteur.
— Une copine à toi, face de singe ? demanda le magicien en observant Érasme. (La liche velue demeura parfaitement immobile.) Tu f’rais bien d’dire que’qu’chose. Sinon, j’vais faire flamber l’coin.
Le magicien se fendit d’un large sourire tout en dents.
Ayaan ne perdit pas de temps. Elle se laissa tomber en position accroupie et décrivit de larges arcs de cercle avec ses mains. De l’énergie jaillit du fond de son être et traversa les airs en crépitant. Le magicien se retourna, bien trop vite, et leva son bras en bois. L’écorce commença à se craqueler et à craquer, et, en dessous, le bois se mit à grincer et à gémir. Il plongea la main dans la poche arrière de son pantalon et en tira un canif. Ayaan vit que la paume de sa main valide n’était plus qu’une callosité lisse, des doigts à son poignet. Il trancha le cal à l’aide de son couteau, puis il serra le poing jusqu’à ce que du sang s’égoutte sur l’herbe sèche de la basse-cour.
La porte de la grange couinait sur ses gonds. Ayaan tira un nouvel éclair d’énergie mortelle sur le magicien, mais il l’intercepta facilement à l’aide de sa main de bois. Il absorba les ténèbres dans son propre corps et fut parcouru d’un évident frisson de plaisir. Ayaan leva les mains afin de porter une troisième attaque, mais la porte de la grange s’ouvrit brusquement.
Des morts en sortirent en traînant les pieds. Ils étaient maigres, squelettiques. Il leur manquait des morceaux. Ils étaient très peu nombreux à posséder leurs quatre membres. Il manquait à certains la peau du crâne et presque tous les muscles du cou. On leur avait découpé, à tous, des parties du torse et de l’abdomen. Leurs flancs dénudés laissaient apparaître leurs côtes, quand il leur en restait, et, lorsqu’ils en étaient dépourvus, ils avaient un air affreusement mal proportionné. Ils étaient tous dénués du moindre poil. Aucun d’entre eux n’avait d’yeux ni beaucoup de peau.
Ayaan avait eu l’occasion de voir un certain nombre de corps en état de décomposition. Elle avait déjà vu de la chair humaine rongée, déchiquetée, brûlée, tailladée, dévorée par la maladie… Mais elle n’avait jamais vu de corps humains charcutés si méthodiquement. Et ce n’était pas pour leur viande.
— Comme des morceaux d’bœuf d’premier choix, gloussa le magicien. Avec c’qu’y faut d’sauce, on fait pas la différence ! (Il regarda Ayaan en plissant les yeux.) Main’nant, j’crois qu’j’vais bientôt m’régaler avec une bonne bavette au p’tit déj’.
Les morts auxquels il manquait des parties se dirigeaient vers elle en traînant les pieds, le visage impassible, les bras tendus pour mieux la saisir, la griffer et la déchiqueter.