L’énorme 4 x 4 tangua violemment sur ses roues géantes lorsqu’il percuta une voiture abandonnée sur l’autoroute, dont le pare-brise explosa en une myriade de minuscules morceaux de verre, les amortisseurs et les essieux rongés par la rouille éclatant et se pliant en grinçant. Et ce fut tout. Dans le tombereau, Ayaan se cramponna à un arceau de sécurité jusqu’à ce que le véhicule cesse d’osciller, puis elle pressa le bouton de son talkie-walkie.
— Il me faut des mécanos, dit-elle. Le camion ne va pas pouvoir passer.
Une petite dizaine de vivants en combinaison bleue se précipitèrent armés de pieds-de-biche et de masses. Ils vinrent rapidement à bout de la voiture complètement rouillée, la réduisant en pièces et jetant les restes de l’épave dans les broussailles, de chaque côté de la route. Ils devaient faire vite. Derrière eux, le camion à plateau du tsarévitch poursuivait sa progression, ses rangées de roues tournant par à-coups, gagnant centimètre après centimètre. Une centaine de cadavres le portaient sur les épaules, le dos voûté, les doigts crispés. Au sommet, six autres goules tournaient les manivelles qui permettaient de le conserver à niveau et de le faire avancer d’une façon régulière, même lorsqu’il se trouvait sur une chaussée sérieusement dégradée. C’étaient des artilleurs vivants qui étaient affectés aux mitrailleuses lourdes que l’on avait installées dans deux nids, sur le plateau du camion. À l’avant, on avait sanglé le fantôme vert sur un siège, au sommet d’une structure élevée de laquelle il bénéficiait d’une excellente vue sur les environs et sur tout ce qui se passait dans la colonne de véhicules. À l’arrière du plateau, le tsarévitch en personne était étendu dans sa yourte, à l’abri des regards. Parmi les liches circulait une rumeur d’après laquelle il n’était pas là du tout, le camion était une ruse et il se dissimulait ailleurs. Ayaan ne lui en aurait pas voulu de se montrer méfiant.
L’attaque qu’il avait subie l’avait sérieusement ébranlé, et la mort de Cicatrix l’avait privé d’une réserve de nourriture familière. Depuis que le tsarévitch avait appris la mort d’Amanite, quelque chose en lui avait changé. Tout d’abord meurtri et confus, il s’était depuis galvanisé. Il avait rapidement exhorté les siens à prendre la route. Il avait également bénéficié d’une aide enthousiaste. Les vivants et les morts avaient travaillé main dans la main pour préparer les véhicules au plus vite, pour rassembler leurs effets et leurs provisions et faire tout ce qu’il fallait pour un voyage en compagnie du prince des morts. Leur destination et ce qu’ils y feraient une fois celle-ci atteinte relevaient encore du parfait mystère. Ayaan estimait de toute façon qu’elle avait bien trop de travail pour perdre du temps à poser des questions.
Derrière le camion à plateau suivait une flotte de plusieurs centaines de voitures et de bus tout juste en état de rouler, leurs moteurs recrachant une fumée bleue dans un paysage qui était retourné à l’état sauvage. Ayaan se souvenait d’un temps où les voitures étaient banales, même dans sa Somalie natale, mais elle avait oublié à quel point elles étaient bruyantes et la pagaille qu’elles pouvaient provoquer. La plus grande partie des véhicules n’avaient pas servi depuis plus de dix ans, et certains étaient si rouillés qu’ils s’étaient réduits en poussière après un jour ou deux d’utilisation seulement. Cela n’avait aucune importance. Le tsarévitch disposait de tout le carburant dont il pourrait avoir besoin grâce à sa raffinerie de Chypre, et l’on était loin de la pénurie de voitures.
Ayaan avait participé à l’une des missions de récupération de véhicules. En dépit de tout ce qu’elle avait vécu, et sans tenir compte de ce qu’elle était devenue, ça la hantait encore. Les voitures les attendaient, garées en rangées ordonnées devant les centres commerciaux, les aéroports et les stades. On les y avait laissées intentionnellement, et leurs propriétaires avaient eu l’intention d’aller les récupérer, à un moment ou à un autre. Chacun des véhicules était personnalisé, d’une façon ou d’une autre, par un autocollant délavé, un pompon accroché à un rétroviseur, de fausses flammes peintes sur la carrosserie… Des effets personnels jonchaient les sièges passagers, des emballages de fast-food traînaient dans l’habitacle. Les portières étaient toutes verrouillées, les vitres solidement remontées. Mais personne n’était jamais revenu. Les voitures étaient abandonnées. Laissées pour mortes.
Ce n’était pas la présence de choses horribles qui la hantait, mais l’absence de toute normalité. Il était parfois aisé d’oublier que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population mondiale avaient péri au cours des premiers mois de l’Épidémie. Lorsque l’on était entouré de goules, de cultistes et de liches, il était facile de faire comme si la planète ne s’était pas fait décimer. Au milieu d’un parking plus vaste que le village dans lequel elle avait vu le jour, en revanche, contemplant les reflets du soleil dans chacune des vitres et chacun des rétroviseurs, Ayaan avait été forcée de l’admettre, de reconnaître que les pertes étaient incalculables.
On avait à présent offert une sorte de seconde vie aux voitures, supposait-elle. Dans chacune d’elle se trouvaient un unique vivant – le conducteur – et autant de goules sans mains qu’il était possible d’en entasser dans l’habitacle, sur la banquette arrière et dans le coffre. Le fantôme vert et le tsarévitch s’assuraient de leur docilité, mais Ayaan ne pouvait s’empêcher de se demander ce que les conducteurs devaient penser. Étaient-ils contents d’eux ? Se complaisaient-ils dans l’idée que leur mission était sacrée ? Ou craignaient-ils chaque seconde qu’un de leurs passagers se réveille avec une faim de loup ?
Ayaan regarda devant elle et vit que la route était obscurcie par les branches d’un saule pleureur. Les racines de l’arbre avaient déchiré l’asphalte et provoqué des lézardes dans le bitume dans toutes les directions.
— Il me faut une équipe de bûcherons, dit-elle.
Et des cultistes vivants armés de tronçonneuses se précipitèrent sur la chaussée. Ayaan tenta de ne pas penser à la dernière fois où elle avait vu une tronçonneuse.
Derrière les véhicules bondés de morts-vivants se trouvaient des dépanneuses, des camions-citernes, des semi-remorques transportant aussi bien des ateliers mécaniques mobiles et des caisses pleines de pièces de rechange pour les voitures que des cuisines, que ce soit pour les vivants ou pour les morts-vivants. Derrière les camions d’assistance suivaient les retardataires, des vivants qui ne savaient pas conduire, pour la plupart, et qui formaient un embouteillage, loin derrière. Ils tentaient de suivre le rythme du mieux qu’ils le pouvaient. La colonne de véhicules ne progressait qu’à une vitesse de quelques kilomètres à l’heure, mais elle ne s’immobilisait jamais. Les mécaniciens et les équipes d’élagage dégageaient la voie tandis que deux rouleaux compresseurs et des niveleuses étaient en alerte, au cas où le passage serait véritablement impossible. Quoi que le tsarévitch ait espéré trouver à l’ouest, il avait l’intention d’y arriver le plus vite possible.
Il y aurait de sérieux obstacles à surmonter, Ayaan en était persuadée. Franchir des cours d’eau. Gravir des montagnes. C’étaient des semaines de route qui les attendaient. Jusqu’à présent, personne ne s’était encore plaint.
Enfin… à l’exception de Semyon Iurevich. Bien qu’il ait plus imploré le pardon et supplié que l’on mette un terme à son existence de mort-vivant qu’il se soit plaint. Ayaan entendait ses jérémiades en dépit du vacarme provoqué par les voitures et les tronçonneuses.
Il y avait eu un débat houleux sur ce qu’il fallait faire de la liche apostat. Certains avaient suggéré de le donner en pâture aux morts-vivants, ce qui était le pire des affronts pour le plus ignoble des traîtres. Mais les zombies ne dévoraient pas leurs congénères. L’énergie noire les repoussait bien plus que leur chair suppurante en état de décomposition les attirait. On avait remarqué que les goules dévoraient volontiers de la chair d’humain mort tant que ce dernier était inanimé. Il aurait été simple de réduire en bouillie le cerveau de Semyon Iurevich et, ensuite, de le donner en pâture aux morts, mais le tsarévitch trouvait qu’il manquait un élément propre à la justice noire. Ça manquait de torture.
Sur le camion, derrière elle, Ayaan aurait pu regarder ce que le tsarévitch avait finalement jugé bon de faire, si elle l’avait voulu. Semyon Iurevich était pendu à un gibet, les yeux tournés vers le ciel. Débarrassé de son peignoir, il se révélait plutôt corpulent. À présent, un vivant armé d’une machette était en train de le découper en fines tranches, en commençant par la plante de ses pieds, et en remontant. Il jetait chaque nouvelle tranche dans un mixeur et en faisait de la bouillie, jusqu’à ce que son énergie noire se soit complètement dissipée. On faisait ensuite dégouliner la pâte obtenue dans la gueule des goules qui avaient travaillé si dur et charrié le camion à plateau à travers tout le New Jersey.
Les autres liches parièrent que Semyon Iurevich ne serait plus qu’un crâne hurlant bien avant d’avoir atteint l’Indiana.
Elle ne parvenait plus à se débarrasser l’esprit de cette putain de liche, comme s’il avait réussi à glisser ses doigts pourris à l’intérieur de son cerveau. Ayaan n’appréciait guère de l’entendre crier, mais elle comprit aussi qu’elle n’éprouvait aucune sympathie pour lui.