19.

— Ils sont hors de portée, dit Ayaan en se penchant au-dessus du bord du plateau.

Elle avait tenté, en vain, d’engager le combat avec l’armée de goules qui attendait en dessous d’elles. Chaque fois qu’elles ébauchaient le moindre mouvement pour descendre du plateau, les morts armés de leurs bras pointus et de leurs sourires sans lèvres s’approchaient d’un pas. Chaque fois que Sarah se dirigeait vers la mitrailleuse, elles reculaient d’un pas.

— C’est sans issue…

Non que cela ait eu la moindre importance. Le monde allait s’éteindre d’une seconde à l’autre.

Sarah serra dans son poing l’anneau de nez à moitié fondu.

— On dirait que tu as peur, dit Nilla. C’est la première chose dont il va falloir qu’on s’occupe.

— Bien sûr que j’ai peur ! (Sarah s’assit sur la plate-forme du camion et observa Mael Mag Och, dans le corps qu’il avait dérobé, diminuer dans le lointain.) En partie à cause de toi, dit Sarah d’une voix puissante. Sans toi, il n’aurait pas pu en arriver là !

— C’est vrai. Écoute, il y a de meilleures façons pour nous de communiquer. Ferme les yeux.

— Tu plaisantes ? demanda Sarah. Maintenant ?

Nilla ne plaisantait pas.

— Ferme simplement les yeux. Ça ne va pas faire empirer la situation.

C’était assez juste. Le sang de Sarah circulait bien trop vite pour lui permettre de se détendre, mais elle s’adossa contre l’axe de la mitrailleuse et serra vigoureusement les paupières.

Au lieu de se retrouver dans l’obscurité, elle vit une vive lumière blanche. Elle lui emplit l’esprit et sembla lui lécher le cerveau. Sarah se calma et fit ralentir sa respiration.

— Tu es au milieu de la Source, enfin… presque, dit Nilla. (Elle s’approcha, surgissant du centre de tout et se déplaça vers le bord sans marcher ni franchir quelque espace que ce soit.) Ou peut-être ne s’agit-il que de son ombre.

Sarah cilla, et tout changea. Elle se retrouva assise au milieu d’ossements. Des tas d’os, des piles d’os. Contrairement à ceux qui jonchaient la vallée de la Source, ceux-ci s’étendaient à perte de vue. Dans toutes les directions. Les collines et les monticules d’os qui se trouvaient devant elle étaient masqués par une fine brume brun-rouge. Sarah se retourna et vit qu’elle se tenait dans un bassin de liquide rouge vif dont le niveau lui arrivait à hauteur des chevilles. Du sang. Elle baissa les yeux sur son reflet et vit qu’elle avait été changée en squelette. Elle voyait ses os, débarrassés de toute trace de chair. Ses mains n’étaient plus que des griffes osseuses, son corps était décharné, son sweat-shirt lui tombait sur la cage thoracique et le bassin. Elle leva la tête et aperçut Nilla, qui s’approchait d’elle. Elle aussi était un squelette. Un squelette entièrement vêtu de blanc.

Sarah ignorait complètement ce qui se passait.

— À notre mort, notre corps se décompose. Tu en as déjà vu plein, expliqua Nilla. (Elle saisit Sarah par l’humérus et la guida le long des courbes du lac de sang.) Notre personnalité, en revanche, ainsi que nos pensées, nos sentiments et toutes les connexions électriques dans nos cerveaux ne disparaissent pas. Tout est emmagasiné ici, dans ce qu’il appelle l’eididh. On lui donne bien d’autres noms : le livre de la vie, les enregistrements akashiques, le monobloc, le point Oméga… Gary appelle ça le « Réseau ». Il l’imagine comme une sorte d’Internet composé d’âmes humaines au lieu de paquets de données.

— Tout est inscrit et conservé à tout jamais ? demanda Sarah.

— Pas exactement. Ce lieu est hors du temps. Il n’y a pas de stockage. Ici, toutes tes pensées et tes croyances ainsi que l’ensemble de tes souvenirs sont encore en train de se produire. Tous ceux que tu as jamais eus et tous ceux que tu auras. Tu as même la possibilité de les lire, si tu le souhaites.

— Et ses souvenirs et ses idées ? demanda Sarah. Ceux du druide, je veux dire.

Nilla hocha la tête. Son crâne se balança d’avant en arrière, au sommet de sa colonne vertébrale. C’était impossible, il n’y avait plus de téguments ni de tendons pour le maintenir en place. Mais, d’une façon ou d’une autre, le crâne demeura juché sur son épine dorsale. Les os produisirent un grincement en se déplaçant, mais c’était tout.

— Oui, sa personnalité est bien présente. C’est ce que tu cherches. Rien de tout ça, dit-elle en agitant sa main osseuse vers le paysage non moins osseux, n’existe vraiment. C’est la simple représentation de l’idée qu’il se fait du Réseau.

— On est à l’intérieur de son âme, alors. Tu as vu son âme, tu dois donc savoir qu’il est fou, tenta Sarah.

— J’ai eu un aperçu de ses visions. Elles sont là, et elles sont réelles. J’ai vu le père des tribus au fond de sa tourbière. Il n’a jamais menti à ce sujet : il a vraiment vu ce qu’il prétend avoir vu. Si tu veux que je l’arrête uniquement parce qu’il est fou, il va falloir que tu me convainques que ce qu’il a vu est moins réel que ce que tu vois maintenant.

La cage thoracique de Sarah s’affaissa de désespoir.

— Alors, tu le crois ? Tu crois qu’il doit tuer tout le monde uniquement parce qu’un vieux dieu moisi le lui a demandé ? Tu penses que ça lui en donne le droit ?

— Il se prend pour un monstre, dit Nilla en tournant son crâne vers le ciel. (Il y avait une lune, là-haut, juste au-dessus d’eux. Il s’agissait, naturellement, d’un gigantesque crâne. Sarah songea qu’il s’agissait peut-être de celui de Mael Mag Och.) Mais je ne vois pas comment tout cela pourrait finir autrement. Je veux dire, qu’y a-t-il de plus important que la fin du monde ? Je suis navrée, Sarah. Je déteste dire ça, j’ai l’impression d’être méchante, mais c’est la vérité. La seule façon pour les morts d’avoir la paix, c’est de détruire la Source.

— Arrête tes conneries ! (Sarah sautilla sur place, de rage.) Je refuse d’accepter cette idée !

— Détends-toi, Sarah. Ce ne sera pas un énorme soulagement quand on n’aura plus besoin de se battre ? Je peux te le dire d’après mon expérience personnelle. C’est rien, la mort ! Tu arrives ici et tu passes l’éternité avec tes propres souvenirs.

— Et ta propre culpabilité ? demanda Sarah.

— Ouais, il y en a un peu aussi. Mais je sais de quoi je parle. Avant que Mael m’explique comment avoir accès à cet endroit, j’étais une vraie loque. Mon cerveau avait subi d’importants dégâts, et je n’arrivais même plus à me souvenir de mon nom. À présent, j’ai renoué avec mon existence. J’avais une belle vie, même si elle a été un peu courte, et je lui en suis reconnaissante. Voilà la dette que j’ai envers lui.

— Et moi ? demanda Sarah en saisissant Nilla par le cubitus. Qu’est-ce que tu me dois ? Pourquoi est-ce que tu m’as fait venir ici ?

— Tu étais tellement contrariée… J’ai pensé que ça t’aiderait si je te montrais comment c’est de l’autre côté. C’est si calme, ici. Paisible. Mais peut-être que tu ne le vois pas de cette façon… Tu es encore en vie, alors sans doute que cet endroit t’effraie un peu…

Ce n’était pas le cas. C’était d’ailleurs très étrange. Même si elle se tenait sur la berge d’un lac de sang, sous le regard d’une lune qui n’était autre qu’un crâne grimaçant géant, Sarah ressentait malgré tout la paix et la tranquillité des lieux. L’état permanent de ce monde fait d’ossements lui procurait une sorte de sécurité. Il ne pourrait jamais se produire quoi que ce soit, ici : ce qui signifiait qu’il ne s’y passerait par conséquent rien de fâcheux.

Nilla porta ses fines phalanges à l’os de sa mâchoire.

— Tu peux repartir, maintenant, si tu le souhaites. Je n’ai pas l’intention de te retenir contre ta volonté. Sinon, tu as la possibilité de rester avec moi et de… d’attendre.

Sarah réfléchit à sa proposition. Elle mourrait dans quelques minutes, de toute façon. Serait-ce plus facile pour elle si elle restait là, au paradis, ou quel que soit le nom de ce lieu ? Elle décocha un coup de pied dans un tas d’os, et une fine poussière poudreuse s’éleva, la poussière d’os si vieux que l’éternité les avait usés et qu’il n’en demeurait plus que ces quelques traces. C’était dans cette poussière que se trouvaient ses propres souvenirs, et ce d’une façon très réelle. Et ceux de tout le monde. Certains d’entre eux concernaient Ayaan. Ayaan était dans le monde réel. Est-ce qu’elle croirait qu’elle l’avait abandonnée ? Sarah fouilla dans le tas d’os à l’aide de son gros orteil. La poussière souleva des souvenirs, au hasard, mais bel et bien des souvenirs. Au fur et à mesure qu’elle remuait la poussière, son esprit remontait le temps et se projetait à différentes époques de sa vie. Le jour où elle avait fait du chameau avec les Bédouins. Ouah ! Quelle belle journée ! Le jour où son père lui avait dit qu’elle allait en pension en Suisse et où elle avait pleuré parce qu’elle avait eu peur de toutes ces filles blanches et de leurs cheveux raides. Le jour où Ayaan lui avait permis pour la première fois de tenir un pistolet. La première fois que Jack lui avait demandé ce qu’il y avait de plus important que la fin du monde.

— Attends…, dit Sarah.

— Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire, répondit Nilla. Et, d’un autre côté, un tel concept ne peut pas exister, ici. À quoi tu penses ?

— Tu m’as bien demandé s’il y avait quelque chose de plus important que la fin du monde ?

Nilla acquiesça.

— C’est Mael qui demande ça tout le temps. C’est comme si c’était son mantra ou quelque chose comme ça. Il a dû me poser cette question un million de fois, et je n’ai jamais été capable de trouver une réponse. Il n’y a rien de plus important que la fin du monde. Je veux dire, vraiment, comment tu pourrais faire mieux que l’Apocalypse ?

— Il n’y a qu’un mort pour croire ça.

Ils ne pouvaient pas changer, les morts. Son père était incapable de comprendre qu’elle avait grandi. Ayaan ne voulait pas accepter le fait qu’elle était devenue une abomination. Jack – ou Mael – ne voyait pas que son ancien dieu était mort. Pour une personne vivante, bien sûr, la réponse était plus facile que la question. Ayaan le lui avait prouvé, à titre d’exemple. Que ce soit tout au long de sa vie, ou à travers les événements les plus récents.

Son père lui avait donné la réponse le jour où il l’avait abandonnée. Le jour où il l’avait remise aux Somaliens et leur avait demandé de prendre soin d’elle.

D’une façon plus intéressée, Gary et même Marisol avaient démontré la validité de cette réponse. Chaque survivant, tous ceux qui avaient survécu à l’Épidémie lui avaient donné la réponse. C’était le monde des vivants, la réponse. Ça l’était depuis douze ans.

— Le jour suivant.

La seule chose plus importante que l’Apocalypse, c’était ce qu’on allait faire après. Ce qui était le plus important, c’était ce qu’on avait choisi de faire après la fin du monde.

— Le jour suivant, répéta Sarah. C’est ça, la réponse. La seule chose plus importante que la fin du monde, c’est le jour d’après.

— T’es sérieuse ? demanda Nilla.

— Oui. Même si la planète s’arrête de tourner. Même si tout se barre à vau-l’eau… il faut continuer à survivre. Il faut se lever, se nettoyer, et reconstruire.

— Je n’y avais pas pensé, dit Nilla. On devrait y retourner.

L’eididh lui-même se replia et s’incurva autour d’elle. Sarah se sentit tirée en tous sens à travers l’espace et le temps avant de se retrouver sur le camion à plateau, exactement à l’endroit où elle s’était trouvée un peu plus tôt. Ayaan était encore là, ainsi que l’ensemble des goules. Sauf qu’aucune d’elles ne bougeait. Sarah baissa la tête et fut heureuse de constater qu’elle avait récupéré sa peau, même si elle ne respirait pas.

— J’ai arrêté le temps quelques secondes, du moins le temps tel que tu le perçois, expliqua Nilla.

Elle se tenait auprès de Sarah, immaculée, revêtue de ses habits blancs. D’où elle était assise, Sarah avait les yeux à hauteur de son nombril, autour duquel était tatoué en noir un soleil radieux. Elle leva la tête et remarqua que Nilla l’observait.

— On n’a pas de temps à perdre. Tu vas avoir besoin des reliques. Le tsarévitch savait que Mael manigançait quelque chose, et il a trouvé le bon sort qui lui permettrait de le prendre au piège dans ce bocal. Il a envoyé sa meilleure liche les chercher, Amanite, je suis certaine que tu te souviens d’elle. Elle était à la recherche des trois objets dont il avait besoin pour définitivement lier Mael. Mais tu t’es montrée plus rapide qu’elle. C’est vraiment une bonne chose, Sarah. Ça va nous permettre de sauver notre peau, maintenant. Allez. Il faut que tu le rattrapes et que tu le lies avant qu’il ait le temps d’atteindre la Source !

Nilla se volatilisa, et le temps reprit son cours. Sarah regarda Ayaan, qui avait simplement l’air désorientée. Puis elle descendit d’un bond du tombereau et commença à courir en direction du point de non-retour de la Source.