14.

— Elle est immunisée contre les balles, déclara le fantôme vert. (Enni Langström. C’était comme ça qu’il s’appelait. Ayaan n’était toujours pas parvenue à s’habituer à son nom.) À l’occasion, on essaiera de trouver une baignoire, pour voir si elle est capable de respirer sous l’eau, aussi.

Il était en train de traîner Sarah derrière lui, de la tirer littéralement dans la terre.

Ayaan se passa la main sur le menton.

— Enni, dit-elle. Donne-lui une chance. Permettons-lui de se joindre à nous, si elle le souhaite.

— Elle a essayé de tuer le tsarévitch, répondit-il. (La tête de Sarah roula d’un côté, et elle lui vomit du sang sur le revers de sa robe.) Sale pute ! grogna-t-il.

Il lui assena des coups de pied dans les côtes jusqu’à ce qu’elle se mette à cracher du sang.

Ayaan se précipita et s’agenouilla auprès de Sarah.

— Enni, dit-elle. La première fois que tu m’as vue, j’essayais bien de te tuer. Regarde comme ça s’est arrangé, entre nous.

Elle avait elle-même voulu éliminer Sarah. Si cela avait permis de sauver le tsarévitch – ainsi que le dernier espoir de l’humanité –, elle aurait tué Sarah de ses propres mains. Mais ce n’était plus nécessaire. Sarah n’était plus en mesure de causer du tort à qui que ce soit. Certainement… Certainement qu’un peu de pitié ne ferait pas mal. Elle lui essuya la bouche avec la main, et elle lui souleva légèrement la tête pour qu’il lui soit plus facile de respirer.

— Ayaan, dit Sarah, les yeux grands ouverts, écarquillés. Ayaan, tu es une ignominie.

Ayaan se contenta de hocher la tête.

— Si tu veux d’elle à ce point, prends-la. Si elle cause le moindre problème, vous serez toutes les deux exécutées. (Enni secoua sa tête en forme de crâne et s’éloigna d’un air furibond.) J’ai du boulot ! s’écria-t-il par-dessus son épaule.

Elle redressa Sarah en position assise.

— Écoute, dit-elle.

Mais Sarah l’interrompit.

— J’espérais que tu n’étais que prisonnière, ici, dit la jeune fille. (Elle avait un regard très dur.) J’imaginais que tu ne leur aurais pas permis de te changer en liche.

— Ce n’est pas moi qui ai choisi. (Ayaan secoua la tête.) Écoute-moi, Sarah. Ils vont te tuer. Je me fous de savoir sur quel genre de magie tu as mis la main, ils trouveront le moyen de la contourner. Il ne te reste qu’une seule chance de rester en vie.

— Ayaan ne s’est jamais autant souciée de rester en vie, dit Sarah. Je ne sais pas qui tu es. Mais je sais qui tu sers.

Ayaan ferma les yeux et déclama une brève prière.

— « Il est merveilleux », récita-t-elle, « Le Magnifique ». Je pensais comme toi, avant. Maintenant, j’ai compris. C’est la pagaille partout, Sarah. Il y a chaque jour un peu moins d’humains en vie, et un peu plus de morts-vivants. Avant, je croyais qu’il y avait une solution à ce problème : tous les tuer. Mais j’ai changé d’avis. Il faut que quelqu’un rebâtisse cette planète.

Sarah se passa la langue sur les lèvres.

— Le tsarévitch. Tu veux vraiment vivre dans le monde qu’il souhaite créer ?

— Oui, répondit Ayaan, sans la moindre hésitation. Parce que j’ai vu quelle était l’autre possibilité. Allez. Il faut que tu te lèves. Je ne peux pas te porter.

Elle aida Sarah à se remettre sur ses pieds. La jeune fille était pâle et faible, mais elle ne perdit pas connaissance. Était-ce le simple résultat d’un bon entraînement ? Ayaan lui avait-elle enseigné à être résistante ? Ou peut-être que la magie de cette fille était vraiment très puissante…

La magie… On avait toujours enseigné à Ayaan que la magie était, au mieux, dangereuse, et qu’elle menait droit à la damnation. Elle était à présent elle-même un être magique. Elle aurait du mal à admettre que la rage de Sarah avait ébranlé sa foi dans la droiture de la voie qu’elle avait empruntée, mais, inconsciemment, elle le savait.

— Reste tranquille. Tu n’arriveras à rien en parlant maintenant, dit Ayaan en laissant Sarah s’appuyer contre elle.

— Quand ils seront décidés à me tuer, ce sera toi qui m’exploseras la tête ? demanda Sarah. Ou est-ce que tu leur permettras de me couper les mains et les lèvres et de faire de moi l’un de leurs soldats ?

Il y avait pires destins. Ayaan resta muette.

Elle conduisit Sarah vers le cœur du campement, au milieu de la foule des cultistes, qui étaient occupés à préparer le « moment de gloire » du tsarévitch. Les vivants et les morts s’affairaient au déchargement de plusieurs caisses d’équipement provenant de l’arrière du camion à plateau. D’autres travaillaient à l’assemblage d’étranges structures qu’Ayaan fut incapable de reconnaître. Un échafaudage étroit composé de perches d’aluminium s’élevait déjà au-dessus du tapis d’ossements, bien trop près de la Source pour qu’Ayaan le jugeât prudent. Une équipe d’ouvriers était en train d’enrouler ce qui ressemblait à une bobine de métal géante aussi épaisse que son bras, tandis que d’autres testaient des tubes à vide avant de les relier les uns aux autres dans divers casiers métalliques. On aurait dit qu’ils préparaient un concert de rock.

La foule s’écarta pour laisser passer une longue caisse de bois. Un cultiste armé d’un pied-de-biche ouvrit la caisse et révéla deux piques métalliques mesurant chacune trois mètres de long et légèrement incurvées. Leurs pointes paraissaient plus affûtées que des pics à glace.

Érasme fit signe à Ayaan et s’approcha d’elle.

— Ce ne sera plus très long, dit-il. Waouh, tu as vraiment cru qu’on pourrait en arriver là un jour ?

— Oui, répondit Ayaan. J’y ai cru. Je te présente Sarah, au fait.

— Oh. Ouais, salut. (Le loup-garou enjoué semblait ne pas trop savoir de quelle façon s’adresser à la jeune fille. Il porta plutôt son attention sur les deux piques métalliques.) Ravi de faire ta connaissance, j’imagine.

— C’est loin d’être réciproque, cracha Sarah, mais Érasme n’était pas disposé à prendre la mouche.

— Je crois comprendre comment ça fonctionne, dit Ayaan lorsque l’équipe d’ouvriers fixa l’une des longues tiges de chaque côté de l’échafaudage. Le tsarévitch va grimper là-haut et saisir l’une ou l’autre de ces barres d’une main. L’énergie pourra alors s’écouler en lui comme du courant électrique.

— Ouais, en quelque sorte, approuva Érasme. (Il se gratta le visage à l’aide de ses longues griffes.) Écoute, Nilla est prête à y aller.

Ayaan regarda dans la direction qu’il désignait. La liche blonde s’approchait de la Source d’un pas régulier. Deux femmes cultistes – des vivantes – la suivaient. Elles portaient chacune une bobine de fil métallique qu’elles déroulaient en marchant. L’extrémité du câble était reliée à l’échafaudage.

Lorsque Nilla se trouva suffisamment proche de la zone d’exclusion, à l’intérieur de laquelle les morts-vivants s’enflammaient aussitôt, Ayaan voulut s’élancer et la tirer en arrière. Mais Érasme savait bien que c’était inutile.

— T’inquiète… Voilà la raison pour laquelle on a tant besoin d’elle. Tu vas voir. Nilla est la seule qui peut s’approcher de la Source. Pour autant qu’on le sache, c’est l’unique morte capable de suffisamment s’en approcher pour la toucher.

— Et elle va prendre ces fils et les relier à la Source ? demanda Ayaan. Elle n’avait jamais été très douée en électronique.

— Ouais, même si, tout seuls, ils ne feraient rien du tout. Il faut qu’elle fasse office de conducteur pour l’énergie vitale. Comme un transformateur, j’imagine… Elle est capable de puiser l’énergie de la Source et de la transmettre au tsarévitch, là-bas, comme une sorte d’énergie curative.

Nilla disparut sans tambour ni trompette lorsqu’elle franchit la limite fatidique. Elle était simplement devenue invisible. Les femmes cultistes, dans son sillage, semblèrent un moment effrayées, mais on avait dû les prévenir de ce qui se produirait, car elles poursuivirent leur chemin.

— Il arrive, dit quelqu’un en russe.

— Il est prêt, déclara quelqu’un d’autre.

Certains cultistes se laissèrent tomber sur les genoux lorsque le rabat de la yourte s’écarta. Les goules poursuivirent leur œuvre, ne se donnant même pas la peine de lever les yeux.

Une fillette d’environ douze ans surgit de la yourte. On lui avait rasé la tête, et elle avait une récente coupure sur la joue. Elle portait une robe de soie tachée de sang à deux ou trois endroits. Ayaan la reconnut à peine, au premier coup d’œil, mais son cerveau décrypta finalement l’information. Il s’agissait de Patience, la fille qu’elle avait trouvée dans la ferme de Pennsylvanie. Mais on aurait bien dit qu’elle était devenue la nouvelle Cicatrix.

Une main surgit de l’obscurité de la yourte. Puis un bras tordu. Le tsarévitch se traîna hors de la tente, pointant son crâne difforme à la lumière du jour. Il lui était impossible de marcher. Ses jambes étaient de longueurs bien trop différentes – la gauche mesurait près de trente centimètres de plus que la droite –, mais il avait manifestement l’intention de se déplacer par ses propres moyens. Centimètre par centimètre, il traîna son corps informe à l’extérieur de la yourte.

Le fantôme vert patientait à côté du camion avec un caddie de supermarché en métal brillant. Le tsarévitch fit un bond en avant et se glissa dedans, ses hanches décentrées se coinçant dans le chariot métallique. Il tendit son bras le plus court et glissa ses doigts entre les barreaux. Il laissa son bras plus long pendre sur le côté, sa main traînant presque par terre. Le fantôme vert produisit un effort évident et poussa le caddie en direction de l’échafaudage.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda quelqu’un.

Ayaan partit du principe que certains n’avaient jamais eu l’occasion de voir le tsarévitch. Elle pouffa de rire. Elle avait retenu son souffle. Sauf qu’elle n’avait aucun souffle à retenir. Sa poitrine s’était figée par anticipation.

— Nan, sérieux…, poursuivit la voix. (Elle se retourna pour voir qui avait rompu le suspense.) C’est quoi, ça ?

Elle se retourna donc – tout le monde se retourna –, et elle vit quelqu’un qui se dirigeait vers eux, de l’autre côté de la vallée. Un mort, manifestement, car son visage n’était qu’un crâne à nu. Des morceaux de chair adhéraient encore à l’os, deux yeux exorbités surgissaient de ses cavités oculaires, une ou deux fines mèches de cheveux se dressaient sur sa tête. La silhouette mesurait environ un mètre quatre-vingt et était extrêmement maigre, à l’exception du crâne, l’intégralité de son corps était enveloppé dans une épaisse couverture vert olive.

Et elle n’avait pas vraiment de pieds. Des os pointus dépassaient, en bas de la couverture. Elle ne marchait pas, elle trottinait, un peu comme un crabe.

— Papa ! soupira Sarah.

Mais la silhouette n’était pas Dekalb. C’était impossible.

— Faites venir un sniper ! ordonna Ayaan.

Mais il était trop tard. Une cultiste en blouse de papier s’approcha de l’étrange silhouette. Elle avait un pistolet dans chaque main, et elle les leva à hauteur d’épaule. Elle demanda à la créature de s’immobiliser sur-le-champ.

— Allez, il nous faut des tireurs ! hurla Ayaan.

Elle se tourna légèrement pour transmettre ses ordres à Érasme, mais cela signifiait qu’elle devrait quitter des yeux ce nouvel ennemi.

La femme avec les pistolets ouvrit le feu, faisant aboyer ses armes comme deux molosses enragés. Les balles perforèrent la couverture verte et firent tournoyer l’étranger sur lui-même. Il s’écroula, non comme l’aurait fait n’importe quel être humain, mais comme si l’on avait renversé un appareil photo monté sur un trépied. Puis il se releva.

Il ouvrit les pans de sa couverture avant de s’en débarrasser aussitôt. La créature n’avait pas de corps, mais uniquement six énormes pattes articulées en os jaunâtre, semblables aux doigts d’une main géante. Deux d’entre elles jaillirent vers l’avant et empalèrent la femme. Elles s’agitèrent violemment dans tous les sens, et la femme retomba, réduite en charpie.

Le campement retentit alors de cris, de hurlements, et l’alarme générale fut donnée. Des cultistes et des goules se ruèrent à l’assaut. Des tireurs d’élite entamèrent l’escalade des rochers, tout autour de la vallée, tandis qu’une escouade de fusiliers s’élançait devant le tsarévitch et se mettait en position, un genou à terre, pour le protéger.

Quelqu’un apporta un fusil-mitrailleur, un RPK-74, qui ressemblait à un gros AK-47 muni d’une crosse renforcée. Un adolescent introduisit un long chargeur incurvé dans l’arme, tandis que le tireur s’étendait à plat ventre sur le sol, déployant le bipied fixé au canon. Le soldat vida un chargeur entier de quarante-cinq cartouches en quelques secondes.

Le monstre s’approcha encore d’un pas et bascula en avant, trois de ses pattes se dérobant sous lui. Des éclats d’os se détachèrent de son corps. L’un de ses yeux éclata, et de la gélatine se mit à dégouliner de son orbite, comme d’horribles larmes. Ayaan ferma la bouche. Elle était restée un moment bouche bée. La chose était morte. Son crâne avait été perforé à une dizaine d’endroits.

Quelqu’un applaudit.

Puis le monstre se releva. Un nouvel œil s’ouvrit dans son orbite évidée. Ses pattes brisées se ressoudèrent. La créature semblait plus grosse : on aurait dit qu’elle faisait trois mètres de haut. Elle s’élança suffisamment vite pour empaler une demi-douzaine de zombies. Autour d’Ayaan, les vivants se mirent à paniquer. Ils fuyaient en tous sens, certains jetant même leurs armes. Désorganisés et affolés, ils n’opposèrent aucune résistance au monstre. Celui-ci se dirigeait droit sur Ayaan. Elle était sa principale cible.

— Qui…, se demanda-t-elle à haute voix. (Mais elle le savait déjà.) Qui est-ce ?

— Gary, jubila Sarah en se fendant d’un sourire triomphant. C’est ce putain de Gary ! Voilà qui c’est !