On frappa derechef. Elle regarda vers la porte.
— Entrez donc. De toute façon, je ne peux pas vous en empêcher.
Il n’y eut pas de réponse.
Ayaan se dirigea vers la porte en chancelant et l’ouvrit à la volée. Il n’y avait personne. Juste l’obscurité et l’air froid, légèrement saumâtre. Il y avait un espace caverneux au-dehors, peut-être un entrepôt vide, peut-être un auditorium abandonné. Elle sortit, ses pieds meurtris traînant sur du béton sale. Une petite lumière provenait d’un trou dans le plafond. Elle formait une sorte de projecteur naturel sur le sol. Elle apercevait des grains de poussière décrivant des spirales dans le rayon de lumière. Il éclairait presque, mais pas tout à fait, un fusil d’assaut AK-47 suspendu au plafond par un cordon. Ayaan se dirigea lentement vers l’arme. Elle effleura le fût en merisier. Ce n’était pas son AK-47, elle aurait reconnu le motif de la tache sur le bois et les rayures sur le métal, qui lui étaient devenus aussi familiers au cours des années que les boutons et les défauts sur sa peau. Néanmoins, c’était une kalachnikov, et elle savait que ce serait une arme efficace, fiable. Elle tira dessus, brisant le cordon, et examina la chambre, puis sortit le magasin. Un chargeur plein. Avec des doigts qui semblaient incroyablement maladroits, elle éjecta l’une des balles du chargeur et l’examina, la faisant presque tomber comme elle la levait vers son œil. Elle s’attendait presque à ce que ce soit des balles à blanc ou faussées d’une façon ou d’une autre, mais il n’en était rien. Juste des cartouches standard 7,62 x 39 millimètres. Elle engagea de nouveau le chargeur, régla le levier de sélection sur tir coup par coup, et libéra le levier d’armement dans un cliquetis métallique.
Quelque chose bougea dans les recoins de la vaste salle. Non, plusieurs choses. Elle fit pivoter l’arme en position de tir, prête à viser dès qu’une cible se présenterait. Personne ne le fit. Lentement, posément, elle fit un pas vers la porte de la chambre restée ouverte.
Une ombre passa rapidement devant la porte et la claqua. Une ombre qui se déplaçait plus vite que n’importe quel être humain vivant qu’elle ait jamais vu. Elle savait ce que cela signifiait. Une goule rapide, ou plus probablement toute une équipe de goules. Ce qui signifiait que le fantôme vert devait se trouver à proximité pour les aiguillonner.
— Tu pourrais me dire ton nom, maintenant que nous avons tant de choses en commun, déclara-t-elle, essayant de l’amener à se montrer.
Cependant, ce ne fut pas le fantôme vert qui répondit. Ce fut un autre des lieutenants du tsarévitch. Celui qu’elle en était venue à appeler (mais seulement dans sa tête) « la merveille sans lèvres ».
— Est test, lui dit-il.
Sa voix rebondit autour du plafond, amplifiée électroniquement, et diffusée de plusieurs directions à la fois. Il pouvait être n’importe où.
— Est test, répéta-t-il. Est très équitable. Aptitudes spéciales, certains diraient pouvoirs, elles viennent uniquement sous grand stress. Quel plus grand stress que vie ou mort, oui ? Parfois la liche n’a pas pouvoirs, rien de spécial, alors on doit l’abattre. Si elle a pouvoirs, alors elle peut survivre à test.
— Et m’obliger à faire ça dans l’obscurité, cela fait partie de l’équité ? répliqua Ayaan.
Mais avant qu’elle puisse terminer sa phrase, quelque chose la frappa sur le bras, suffisamment fort pour être cuisant. Elle saisit son poignet et sentit du cuir déchiré.
Manifestement, le test avait déjà commencé. Elle pouvait vivre ou mourir en fonction de ses actions. Si elle voulait vivre, elle devait tirer, et pour tirer elle avait besoin de voir. Elle pensa au don de Sarah, à son aptitude à voir les énergies de la vie et de la mort. Ayaan aurait dû avoir cette aptitude, à présent qu’elle était morte. Tous les morts avaient cette vision spéciale. C’était de cette façon qu’ils chassaient. Elle percevait les goules accélérées qui passaient rapidement autour d’elle, les entendait bouger dans l’obscurité, mais elle s’obligea à se calmer, à fermer les yeux, pour… pour sentir.
Oui. C’était là, il lui suffisait de regarder. Cela n’avait rien à faire avec les yeux, même si son cerveau formait des images de ce qu’elle recevait. Sa peau captait la plupart des informations, des zones sensibles de son corps réagissaient avec une extrême aversion à la présence de choses mortes-vivantes.
Et elles étaient là. Elle comprenait, peut-être pour la première fois, ce qu’étaient des morts-vivants. Des enveloppes vides. Des coquilles vides. Des réceptacles en forme de personne. L’énergie qui s’écoulait en elles, qui les imprégnait, était la seule chose qui les maintenait debout. Il n’y avait pas d’esprit, pas d’âme, en elles. Elle baissa les yeux vers son propre corps, vers sa chair enveloppée dans la peau d’une autre bête morte et comprit qu’elle était l’une d’elles. Son intelligence, sa personnalité ne faisaient que circuler dans son cadavre.
L’une des goules se précipita vers elle, se déplaçant très bas et rapidement, presque parallèle au sol. Ses os taillés en pointe s’élancèrent vers elle mais elle les voyait, à présent, fuligineux et pourprés d’énergie vitale volée. Elle se baissa, pivota, et évita de justesse de s’empaler sur ses bras tronqués. Elle eut tout juste le temps de se demander s’il était l’une des goules qu’elle avait vues se faire mutiler sur le navire.
Elle se baissa, s’écarta, et regarda comme il passait près d’elle en dérapant sur le sol visqueux.
Elle les voyait, dorénavant – ils n’étaient que trois, leur énergie tambourinant sur les murs –, mais sa vision spéciale ne pouvait compenser sa vue réelle. Elle avait une piètre perception de la profondeur, elle ne parvenait pas à trouver leur position exacte dans l’obscurité. Elle savait qu’il faisait jour au-dehors, et que le soleil brillait ; elle le savait d’après le trou dans le plafond.
Ayaan attendit le prochain assaut, un zombie qui se jeta sur elle, battant l’air des bras et agitant frénétiquement les jambes. Elle se laissa tomber sur les mains et les genoux et s’écarta de lui, puis elle s’élança vers le mur le plus proche. Elle sentit du bois, ancien et desséché, probablement du contreplaqué posé sur une fenêtre brisée. Elle n’avait pas le temps de chercher une porte.
Avec son bras recourbé, appuyant dessus de tout son poids, Ayaan frappa sur le bois, s’attendant à se démettre l’épaule. Mais le bois céda comme une toile d’araignée et elle se retrouva à la lumière du jour, si vive que cela lui brûla les yeux comme un fer rouge.
Des pupilles mortes, se dit Ayaan, ne pouvaient pas se contracter aussi vite que des pupilles vivantes. Ses yeux lui procurèrent une douleur lancinante tandis qu’elle ramenait ses pieds sous elle et courait, ses pieds trouvant les planches d’une promenade, ses muscles la brûlant comme elle essayait de courir. Le mieux qu’elle parvenait à faire, c’était une sorte d’embardée d’ivrogne, guère plus qu’une marche raide.
Quand ses yeux commencèrent finalement à s’adapter à la lumière blanche qui provenait de l’océan, elle leva la kalachnikov en position de tir et visa la fenêtre qu’elle avait fracassée. Elles allaient sortir par là, pensa-t-elle. Elle devait supposer qu’il n’y avait pas d’autres goules l’attendant dehors.
Un mort-vivant coiffé d’un casque de sapeur-pompier apparut à la fenêtre. La moitié inférieure de son visage avait été enlevée pour lui agrandir la bouche, optimiser ses coups de dents. Sa peau avait la couleur fauve des prédateurs des régions désertiques.
Ayaan ne perdit pas de temps. Elle ajusta son tir et logea une rafale rapide de trois balles dans la partie exposée du front de la goule.
Du moins, elles auraient dû l’atteindre. Mais pas une seule balle ne le toucha. Horrifiée, Ayaan regarda son arme. Avait-elle été modifiée d’une façon ou d’une autre ? La visée avait-elle été faussée, tordue, désalignée, quelque chose ?
Non. C’était elle.
La goule franchit la fenêtre d’un bond et fonça vers elle comme une fusée. Ayaan tira de nouveau et vit du sang séché poudreux exploser de son coude. Cela ne ralentit même pas la créature.
C’était elle. C’était ses doigts, ses mains qui lui donnaient la sensation d’être de l’argile informe aux extrémités de ses bras. Le fantôme vert tranchait les mains de ses soldats pour une bonne raison : elles étaient moins utiles comme armes que les extrémités des os taillés en pointe. Et c’était la même chose pour les siennes. Elle était dépourvue des capacités motrices, du contrôle subtil des muscles nécessaire pour tirer à l’aide d’un fusil avec la moindre efficacité. Elle laissa tomber l’arme sur le sol. Elle n’utiliserait plus jamais un AK-47, elle le savait.
Moins de dix mètres les séparaient, une distance qu’il pouvait franchir en quelques secondes. Si elle passait le test avec succès… Mais avait-elle même envie de le passer ? Le laisser la transpercer, le laisser la détruire, et elle serait fichue. Elle avait consacré toute sa vie à combattre les liches. Continuer à vivre, continuer à exister coûte que coûte, signifiait devenir ce qu’elle haïssait par-dessus tout.
Cela n’avait aucune importance. Ayaan savait, parce qu’elle pouvait voir dans son propre cœur, elle avait maîtrisé cette aptitude très tôt, elle savait qu’elle voulait poursuivre. Elle ne pouvait plus rester en vie pour Sarah. Mais elle pouvait poursuivre son combat.
Mais comment ? Avec ses mains nues ? Elle ferma les yeux et essaya de réfléchir. Sarah parlait souvent de la force vitale, de l’énergie qui imprégnait toutes les choses vivantes. Ayaan avait toujours considéré que cette énergie était semblable à la baraka, cette dangereuse félicité des chefs de clan et des saints du soufisme. Juste une vieille superstition somalienne, mais qui contenait peut-être une part de vérité. À présent qu’elle était morte, elle n’avait aucune difficulté à percevoir l’énergie autour d’elle, la force vitale. Un champ d’énergie qui la traversait, qui l’enveloppait, qui animait sa chair morte et maintenait sa conscience en vie. Si elle voulait développer des pouvoirs, faire croître spontanément une sorte de capacité mystique, elle viendrait de cette source, de cette énergie, de cette baraka. Le pouvoir des liches dont elle avait entendu parler, toute leur magie, était simplement l’aptitude à manipuler ce champ.
Elle le chercha, le rassembla dans ses mains. Cela donna des picotements à sa peau tandis qu’elle l’étreignait, exactement comme elle pourrait étreindre une couverture posée sur elle. Elle le concentra et le temps ralentit comme elle pressait l’énergie, la comprimait en des boules brûlantes de force dans ses mains.
La goule qui se précipitait sur elle sembla s’arrêter dans les airs comme Ayaan levait les mains, les avançait, et lançait l’énergie accumulée vers la liche. C’était aussi simple que cela, c’était une seconde nature. Quelque chose qu’elle n’avait pas besoin d’apprendre.
L’énergie le frappa de plein fouet, elle avait visé juste. Elle grésilla et crépita d’obscurité comme elle touchait le mort-vivant. Elle éclata en lui, semblable à un feu sombre. Son visage se rida comme s’il se concentrait… et continua à se flétrir. Auparavant, il avait semblé sans âge, mais comme l’énergie – l’énergie d’Ayaan – transperçait sa chair, il prit l’aspect d’un vieil homme. Sa peau se flétrit, devint mince comme du papier, se détacha de ses os. Tandis qu’elle voletait, emportée par le vent, elle se changea en une poudre fine, comme du talc.
Ses os s’affaissèrent sur la promenade de planches, à quelques pas d’elle, son crâne se craquela comme une vieille poterie. Elle l’avait vieilli jusqu’à la destruction : ce qu’il restait de sa tête aurait pu être âgé de mille ans.
Elle se tint là durant une éternité, attendant que le temps redémarre. Il ne le fit pas. Elle n’avait pas de respiration, pas de battements de cœur pour mesurer son écoulement. Le soleil ne se déplaçait pas dans le ciel. Il y avait eu d’autres goules dans l’entrepôt condamné par des planches, mais aucune d’elles n’apparut pour l’affronter.
Elle supposait qu’elle avait passé le test avec succès.
Une porte dans un bâtiment à proximité s’ouvrit en grinçant sur des gonds rouillés. Elle entendit un rire de dément résonner dans sa tête, mais ne savait absolument pas à qui il appartenait. Puis le temps repartit, et, les pieds gonflés, elle se dirigea vers la porte.