Sarah était entendue sur son lit, dans le noir, et tentait de ne pas regarder de l’autre côté de la pièce. À moins d’un mètre vingt, assis sur un fauteuil parce qu’il ne dormait pas, se trouvait un cadavre. Un cadavre ambulant, un ex-être humain affamé et mort, avec les ongles brisés, la peau du visage déchirée et tendue, comme s’il portait un masque. Elle avait commencé à être submergée par cette impression au dîner, le soir précédent. Il s’était assis à l’écart. Il avait coupé l’appétit à pas mal de monde. Elle s’était rendu compte, alors qu’elle grignotait une côte de céleri, qu’il la dégoûtait, elle aussi. Que ce cadavre en particulier soit celui de son père faisait moins le poids qu’elle l’avait espéré. Il était d’une apparence effroyable. Il avait des plaies dans chacun des plis de la peau. Ses fluides corporels s’étaient accumulés dans une moitié de son corps, et des ecchymoses décrivaient des motifs sombres sur l’un de ses bras et sur une joue. Ses yeux s’étaient enfoncés dans leurs orbites, son nez s’était réduit à un petit morceau de cuir. Même à la simple lueur de la lune, il était difficile de le regarder sans avoir aussitôt la chair de poule.
La silhouette de Dekalb se découpait contre la lumière qui provenait de la fenêtre. Il tapotait sur le crâne de Gary avec l’un de ses doigts, pas plus épais qu’un crayon. À contre-jour, il semblait affreusement maigre. Il ressemblait plus à un bâton qu’à un être humain. Sa terreur se dissipa peu à peu. C’était son père, se dit-elle. C’était lui qui l’avait serrée dans ses bras, qui lui avait donné à manger des morceaux de carotte qu’il tirait d’un sac en plastique, et qui lui avait porté sa gamelle quand elle était trop lourde.
Il s’agissait également d’un mort, d’une pitoyable chose toute flétrie. Tout comme l’avait été Jackie, le petit garçon qu’elle avait enterré.
Elle réfléchissait trop. Elle se retourna et fit semblant de dormir.
Sarah se demanda si tout le monde devait traverser cette épreuve. À un certain âge, est-ce que tout le monde, en regardant son père, cet être qui avait jadis été si grand et si fort, n’y voyait qu’un frêle vieillard ? Naturellement, peu nombreux étaient ceux qui auraient l’occasion de voir leur père sous cette forme.
Elle réfléchissait trop. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle saisit la dent de Gary, dans sa poche arrière et regarda de l’autre côté de la chambre, au niveau de la chose aux pattes de crabe qui se trouvait sur la commode. Le crâne possédait toutes ses dents, que ce soient celles du haut ou celles du bas. Celle qu’elle tenait dans sa main était une incisive, mais il ne lui en manquait aucune. La dent que la momie lui avait ôtée avait dû repousser. Au lieu de frémir à cette idée, elle referma la main sur la dent et établit le contact.
— Eh bien, regardez qui voilà.
Le crâne-crabe demeura immobile et n’eut pas la moindre réaction. D’une façon relativement surnaturelle, il ressemblait à un chat endormi, se prélassant à la lueur de lune. Dans son esprit, Gary semblait bien plus excité.
— Que les choses soient claires, lui dit Sarah, sans articuler la moindre parole. Si tu essaies encore une fois cette connerie de paralysie, je t’amènerai personnellement au beau milieu de l’océan Atlantique et je t’y jetterai. Papa a peut-être la faculté de te guérir inconsciemment, mais je ne suis pas certaine qu’il puisse t’apprendre à nager.
— J’ai du mal à te dire à quel point je suis effrayé !
Sarah adressa au crâne un regard noir.
— J’ai déjà le bateau.
— Et moi, j’ai une chose dont tu as besoin. Sinon, on ne serait pas en train de discuter. Tu peux me menacer tant que tu le souhaites, Sarah, mais tu ne pourras rien y faire.
Il était en train de l’appâter. Il voulait qu’elle se mette en colère. Il voulait qu’elle lui donne un coup de pied, qu’elle le jette contre un mur ou qu’elle lui dise quelque chose de cruel. Pourquoi ? Elle doutait qu’il s’agisse de simple masochisme.
— C’est à propos de Mael Mag Och. Le type dont je croyais qu’il s’appelait Jack.
— Ah. Ce vieux salopard. Oui, je le connaissais bien. Tu veux juste des informations générales ou tu as des questions précises à me poser ?
— Pourquoi est-ce qu’il m’a menti ? demanda-t-elle.
Elle avait tenté de le deviner toute seule, un peu plus tôt, en allant à la source. Elle n’avait cessé de saisir la poignée de l’épée verte. Mael Mag Och ne lui avait jamais répondu. Quand elle avait posé la question à son père, il lui avait dit que le vieux Celte devait certainement filtrer ses appels. Puis Dekalb avait été contraint de lui expliquer ce que ça signifiait.
— Il ne veut plus me parler, maintenant. Pourtant, pendant des années, c’est lui qui est venu vers moi. Il m’a enseigné beaucoup de choses, il m’a donné des conseils… Pourquoi ? Pourquoi était-il si important que je croie qu’il s’agissait de Jack ?
— Il a probablement choisi le nom de Jack, car tu en avais déjà entendu parler, c’était quelqu’un en qui tu pouvais avoir confiance, lui répondit Gary d’un ton étonnamment doux et bienveillant. Il n’a jamais été le genre de personne capable de s’en tenir aux simples faits. Il s’est présenté comme un type sympa, et, franchement, je suis encore persuadé que c’est quelqu’un de bien. Mais il a parfois des idées un peu folles à propos de ce que nous sommes et de la raison pour laquelle il faut que le monde s’arrête. S’il ne veut pas te parler, eh bien, estime-toi heureuse !
— J’ai l’impression qu’il t’a roulé aussi, hein ? demanda Sarah.
— Pendant un moment. Puis je lui ai dévoré le cerveau. Naturellement, ça en dit plus long sur moi que sur lui.
Sarah frissonna d’effroi.
— C’est un fou. Voilà tout ce que je peux te dire, ma puce. Une fois, il m’a dit que son dieu l’avait ramené à la vie pour qu’il puisse superviser l’extinction de la race humaine. Quoi qu’il puisse te demander, ne le lui donne pas.
— Merci pour le conseil.
Sarah rangea la dent dans sa poche et se retourna une nouvelle fois. Elle entendait son père qui faisait les cent pas sur le plancher. Il ne faisait pas le même bruit qu’un être humain. Ses pas n’étaient pas assez lourds ni suffisamment forts.
Elle réfléchissait trop.
Au petit matin, les rayons blancs du soleil remontèrent le long de ses draps et finirent par illuminer son visage. Sarah fit la grimace, mais elle fut obligée de céder. Elle se redressa dans son lit et vit que son père était assis dans le fauteuil, de l’autre côté de la chambre. Il avait un livre entre les mains.
— Il fut un temps où j’étais trop faible pour pouvoir le lire, lui dit-il, les lèvres incurvées en un rictus mélancolique, une grimace proche d’un sourire, sans jamais en être un véritablement.
Il était vraiment moins affreux – et moins… répugnant – quand il parlait. Il avait la voix de son père, et ça, ça faisait toute la différence. Reconnaissante, elle se redressa davantage et l’écouta attentivement.
— C’était avant que je comprenne que j’avais la possibilité de puiser dans l’énergie des goules, comme une sorte de vampire. J’en ai vu de toutes les couleurs, à l’époque, ma fille.
— Je suis… désolée, papa, dit-elle en posant les pieds par terre.
Ses chaussures se trouvaient à côté du lit. C’était Ayaan qui lui avait enseigné ça, pas son père. Elle les enfila sans difficulté.
— J’ai du mal à te dire à quel point je suis fier de tout ce que tu as réalisé. Il n’est pas facile de parcourir le monde, de nos jours. Je suis bien placé pour le savoir. Quand je suis retourné à New York, tous les zombies s’y trouvaient encore. Je suis un peu en rogne contre Ayaan. Elle m’a affirmé qu’elle prendrait soin de toi.
Sarah baissa la tête. Elle avait les idées trop confuses pour réfléchir.
— En fait, j’avais l’intention de t’en parler.
Elle se leva en frissonnant. Son sweat-shirt était au sale, elle n’avait qu’un débardeur sur le dos. Il faisait froid, dans la chambre : le chauffage central ne fonctionnait plus, naturellement. Elle serra les bras autour de son corps et tenta de le regarder dans les yeux, comme une adulte.
— Elle est… morte. Elle s’est fait capturer par le tsarévitch, et… j’ai essayé de la suivre pour tenter de la libérer, mais j’ai attendu trop longtemps. J’aurais pu… j’aurais pu la sauver, d’une façon ou d’une autre, si je m’étais décidée à engager le combat avec eux, si j’avais fait preuve d’un peu moins de prudence… Mais maintenant, c’est une liche, et… et… et… il faut que je la purifie, maintenant. Il faut que je l’empêche de rester une de ces… choses.
Elle s’interrompit. Elle avait été sur le point de dire qu’il fallait qu’elle épargne à Ayaan le fait d’être une liche. Il aurait pu mal le prendre.
Il la regarda fixement, sans ciller. Elle ne se rappelait plus s’il avait encore des paupières ou non.
Elle se sentait idiote quand il la regardait de cette façon. Comme une enfant.
— OK, je me suis mal exprimée. Je peux recommencer ? demanda-t-elle.
— Inutile, répondit-il. (Ses yeux s’embuèrent, et elle se demanda s’il était en train d’avoir l’équivalent pour les goules d’une attaque. Puis il se dirigea vers la commode et posa la main sur l’épée verte.) Tu as donc essayé de sauver la vie d’Ayaan. Je vois. Ça n’a pas fonctionné. Inutile de t’en vouloir. Ce n’était pas ta faute.
— Ce… Vraiment ? demanda Sarah.
Elle se demanda ce qu’il savait de plus qu’elle.
— Ayaan était une fervente musulmane. Elle détestait l’idée de devenir un jour impure, expliqua Dekalb en tripotant l’épée. (Il était en fait trop faible pour réussir à la soulever.) Mais c’était aussi une fille pragmatique. Je ne crois pas qu’elle apprécierait que quelqu’un doive réparer les dégâts qu’elle a elle-même provoqués. Particulièrement si, pour ça, tu devais te mettre en danger.
Cela n’avait aucune importance, songea Sarah. Peu importait ce que voulaient les uns et les autres. C’était une question de devoir. Elle s’apprêta à le dire à haute voix… mais elle en fut incapable.
Elle l’abandonna, prétextant un petit déjeuner en compagnie des survivants. La petite maison que Marisol avait trouvée pour eux trois – Sarah, Dekalb et Gary – était située du côté nord du Nolan Park, à bonne distance des demeures victoriennes dans lesquelles logeaient les survivants. Il était facile de s’éclipser en toute discrétion. Elle se souvint de la fois où elle s’était esquivée du camp, en Égypte, par-dessus la clôture. C’était drôle qu’après tant de temps elle puisse s’enfuir pour exactement la même raison.
Elle se dirigea vers les jardins et y trouva aussitôt un ramolli. N’importe lequel ferait l’affaire. Celui-ci avait jadis été une femme et ses seins se balançaient comme deux outres de vin vides chaque fois qu’elle se baissait pour arracher une mauvaise herbe. Ses cheveux étaient taillés avec netteté, elle se les était sans doute fait couper juste avant sa mort. Même s’ils avaient sérieusement besoin d’un bon lavage, Sarah distinguait encore qu’ils s’évasaient pour former un carré.
Il n’y avait rien dans ses yeux. Strictement rien. Sarah connaissait ce regard. Elle savait que lorsque la plupart des gens mouraient, c’était leur personnalité et leurs souvenirs qui disparaissaient les premiers. Tout ce qui faisait d’eux des êtres humains. Quand l’oxygène cessait d’alimenter leur cerveau, le délicat réseau de leur identité individuelle se désagrégeait purement et simplement, comme le givre présent sous une feuille aux premiers rayons du soleil. À présent, il n’y avait plus personne dans cette coquille vide. Elle adressa un sourire à Sarah avec ses lèvres fendues, mais uniquement parce qu’elle avait été programmée pour agir de la sorte.
C’était exactement ce qu’il lui fallait. Elle brandit le nœud coulant dans une main et le bracelet de fourrure dans l’autre. Il y avait certainement une raison qui expliquait la raison pour laquelle le tsarévitch avait envoyé la moitié d’une armée à la poursuite de ces artefacts.
— Mael Mag Och, dit-elle en regardant la ramollie droit dans les yeux. Mael Mag Och, s’il te plaît. Avance-toi, je te prie, et… et fais-toi connaître.
Elle poussa un soupir. Elle n’avait aucune idée de la façon dont elle pouvait s’y prendre. Dans le passé, c’était toujours lui qui était venu à elle.
— Mael Mag Och… Jack… je t’en prie. Il faut que je te parle. J’ai vraiment besoin d’un conseil, et il n’y a personne d’autre. S’il te plaît…
Elle persévéra bien trop longtemps avant de finir par reconnaître sa défaite.