Ayaan poussa avec sa botte la porte de la soute de l’hélicoptère, et le vent sec du désert s’engouffra dans l’habitacle. L’appareil oscilla et les soldats s’agrippèrent aux étançons et aux poignées en nylon pour ne pas tomber, mais Ayaan, elle, se contenta de déplacer le poids de son corps. Elle sortit la tête vers le ciel bleu, et les boucles grisonnantes de ses cheveux s’agitèrent dans le vent. Elle fronça les sourcils tandis qu’elle scrutait les sables brûlants. Il y avait des gens en contrebas – vivants ou morts, elle n’aurait su le dire – et ils s’avançaient dans la direction de leur camp. Pour une fois, ce n’était pas une fausse alerte.
— Rapproche-moi ! cria-t-elle.
Depuis sa position aux commandes, Osman ne se retourna pas pour lui répondre, mais tous les membres de l’unité l’entendirent dans leurs casques radio.
— Bien sûr, ma petite. Tu veux que je te rapproche jusqu’à quel point ? Tu as envie de sentir leur odeur ?
Ayaan ne répondit pas et se tourna vers Sarah. Elle adressa à la jeune fille un sourire chaleureux et lui fit signe de la rejoindre.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Je te tiendrai.
Sarah s’avança vers la porte ouverte du Mi-8 et se pencha au-dessus des réservoirs de carburant. Elle désirait voir plus distinctement l’armée en contrebas, sans être gênée par le fuselage de l’hélicoptère. Vingt mètres plus bas, des bras gris se tendaient vers l’appareil comme s’ils pouvaient le saisir et le faire tomber du ciel. Les morts avaient une piètre perception de la profondeur.
— Il me faut une estimation de leurs forces, demanda vivement Ayaan. Sont-ils morts depuis longtemps ?
Sarah examina la foule tandis qu’Osman décrivait un large cercle pour la survoler. Cette armée avait surgi de nulle part. Les morts annonçaient rarement leurs mouvements, mais un groupe de cette ampleur avait besoin d’une certaine coordination. Des goules stupides n’agissaient pas de concert à moins qu’une volonté forte les dirige. Ce qu’elles étaient venues chercher était un mystère. Ce que Sarah savait, c’est qu’Ayaan les en empêcherait. Cette petite bande du littoral égyptien était sa nation, peut-être la dernière nation de vivants qui restait sur Terre. Elle ne laisserait pas les morts s’en emparer. Ayaan avait toujours prédit que quelque chose de ce genre se produirait. Des années durant, elles s’étaient préparées à ce genre d’attaque, et, finalement, inévitablement, cela s’était produit. Elles avaient décollé dès que les premiers rapports d’un mouvement dans le périmètre leur étaient parvenus.
À présent, Ayaan voulait avoir l’opinion de Sarah sur la façon de procéder. Sarah était plus jeune qu’elle, tout juste sortie de l’adolescence, et elle avait de meilleurs yeux. Elle avait également d’autres sens dont Ayaan était dépourvue.
S’efforçant de ne pas tenir compte du hurlement du vent à l’extérieur de l’hélicoptère, de la lumière éblouissante du soleil sur le sable, Sarah releva la capuche de son sweat-shirt pour couvrir ses cheveux. Elle concentra son attention sur les parties d’elle qui percevaient la mort, comme on lui avait appris à le faire. Les poils sur sa nuque et sur ses avant-bras. La peau sensible derrière ses oreilles.
Elle ferma les yeux, mais continua à regarder.
Ce qu’elle vit l’alarma. Le sol en contrebas fourmillait d’une énergie violacée, de taches foncées où les morts se consumaient. Mais entre ces ombres brûlaient des phares de lumière dorée, plus forte, plus vive, vivante même. Impossible. Les morts et les vivants ne pouvaient pas œuvrer ensemble. Les morts existaient uniquement pour dévorer la vie. Et pourtant. Ses sens ne la trompaient pas. Alors même qu’elle essayait de comprendre ce que cela signifiait, elle vit l’une des formes dorées bouger, porter quelque chose à son œil. Quelque chose tenu à deux mains. Elle ouvrit les yeux et vit un homme vivant à la peau d’un blanc pâle pointer un fusil vers elle.
— Attention ! hurla-t-elle dans son micro, assez fort pour la faire sursauter elle-même.
Avant que quiconque puisse réagir, une balle traversa le fuselage du Mi-8, manquant de peu le pied de l’un des soldats d’Ayaan. La femme poussa un cri strident et se rejeta en arrière tandis que des balles d’armes automatiques déchiquetaient le revêtement du ventre de l’hélicoptère. De la lumière jaillit dans la cabine, partout où des balles l’avaient perforée, striant l’espace sombre et frais. Un fracas tambourinait le long des plaques du point, martelait le toit de l’hélicoptère. Ayaan se mit à crier des ordres, mais Osman l’avait devancée. L’hélicoptère s’inclina si brutalement que Sarah crut que l’appareil allait se désintégrer. Le pilote tira en arrière le levier de commande et ils montèrent dans les airs comme un bouchon sautant d’une bouteille, prirent de l’altitude suffisamment vite pour que l’estomac de Sarah se roule en boule comme un animal blessé. Elle ravala le vomi qui montait dans sa gorge et leva une main pour essayer d’essuyer la sueur sur son front. Cependant, elle interrompit son geste en voyant que sa main était recouverte de sang.
Terrifiée à l’idée de regarder, trop effrayée pour ne pas regarder, elle se retourna lentement. L’intérieur de l’hélicoptère avait été peint d’un rouge vif. Du sang formait des mares entre les sièges et s’écoulait lentement à travers une centaine de trous étroits causés par des balles. Ce qu’il restait d’une femme morte était étendu sur le pont – une main fracassée, sans pouce, si près de Sarah qu’elle aurait pu se baisser et la tenir. Elle ressentit un désir pervers de le faire.
C’était Mariam. Le tireur d’élite du peloton. Cela avait été Mariam. Cela ne durerait pas longtemps.
La main se crispa. Se ferma en un poing sans vigueur. Le soldat mort se redressa brusquement, ses épaules se soulevant comme elle s’asseyait et regardait Sarah avec des yeux sans expression. Sa bouche s’ouvrit largement, du sang s’écoula entre ses dents. La plus grande partie de sa cage thoracique sur le côté gauche avait été déchiquetée. À l’évidence, elle ne respirait pas.
Cela pouvait se produire si rapidement. Sarah avait déjà vu des morts revenir à la vie. Ayaan lui avait appris ce qu’il fallait faire. Elle sortit son pistolet de sa poche et le pointa sur le front de la femme morte. Au moment où la nouvelle goule se jetait sur elle, elle tira. Un petit filet de sang jaillit de la tempe droite de la femme. Ce n’était pas un tir bien ajusté. Elle sentit la créature se dresser au-dessus d’elle, s’approcher. Elles étaient lentes mais mortelles : une seule égratignure ou une morsure suffirait. Ses doigts tremblèrent comme elle levait son arme et essayait de viser.
Ayaan se jeta sur Mariam et l’empoigna par une épaule et sa hanche intacte.
— Écarte-toi ! cria-t-elle à Sarah.
Sarah protégea son visage et sa tête des ongles qui essayaient de la griffer tandis qu’Ayaan propulsait Mariam à travers la porte de la soute. Son corps mort-vivant tomba en tournoyant et s’écrasa sur le sable au milieu de l’armée en contrebas.
Ayaan et Mariam se connaissaient depuis qu’elles étaient écolières, avant même d’avoir eu leurs premières règles. Avant même d’avoir appris à tirer. Personne ne prononça un mot de protestation ou d’indignation. La chose qu’Ayaan avait poussée dans le vide n’était plus Mariam, et toutes le savaient. Le monde était ainsi fait. Depuis douze ans.
Osman continua à prendre de l’altitude jusqu’à ce qu’ils soient largement hors d’atteinte des fusils en contrebas. Les morts tendaient toujours leurs bras vers l’hélicoptère, mais les vivants cessèrent de tirer, et ils furent de nouveau en sécurité.
— Des armes à feu, annonça Ayaan en faisant jouer sa mâchoire pour déboucher ses oreilles. Les morts n’en ont pas.
Sarah se ressaisit. Elle devait prendre part à cette conversation.
— Il y avait également des vivants, là-bas. Peut-être le tiers de l’armée des morts. Tous avaient des fusils. Je ne prétends pas savoir comment c’est possible.
Ayaan hocha la tête.
— Nous savions que l’un d’eux les accompagnait probablement pour leur fournir un soutien.
L’un d’eux. Un khasiis. Ce mot somalien signifiait « monstre ». En anglais, on utilisait le nom lich. Cadavre, corps morts. Le mort beaucoup moins stupide. Quand une goule réussissait d’une manière ou d’une autre à conserver son intelligence post mortem, elle était également susceptible de développer de nouvelles facultés. Elle apprenait à voir l’énergie de la mort, comme Sarah l’avait fait. Certaines d’entre elles apprenaient à contrôler d’autres morts-vivants, à communiquer avec eux par télépathie et à les plier à leur monstrueuse volonté. Ayaan avait déjà eu affaire à des liches. Elle avait abattu l’une d’entre elles, en lui tirant une balle dans la tête, des années auparavant, un certain Gary. Non seulement Gary avait survécu, mais il avait également entrepris d’asservir une ville entière. Cela avait exigé un véritable brasier pour réussir finalement à terrasser Gary, et Ayaan avait perdu un grand nombre d’amis, pour ce faire. L’un de ces amis avait été le père de Sarah.
— Il doit y avoir un cerveau supérieur à proximité, déclara Ayaan.
— Sans aucun doute, s’il est capable de surmonter leur instinct naturel de dévorer les vivants. (Fathia, le commandant en second d’Ayaan, appuya son menton contre le fût de son fusil d’assaut et eut l’air effrayé.) Gary en était capable, pendant un petit moment. Mais même lui avait ses limites. Si les membres de cette armée se sont avancés ensemble pendant un long moment, ont marché ensemble, cela a demandé un khasiis plus fort que Gary. Et nous n’en connaissons qu’un seul de cette sorte.
— Le Russe, fit Ayaan, et ses yeux se réduisirent à de minces fentes courroucées. Le tsarévitch.
Sarah savait que cela devait être la vérité. Mais que ferait en Égypte le monstre le plus prééminent du monde ? Tout le monde connaissait l’histoire du garçon liche. Il avait été grièvement blessé dans un accident de la route, le fait d’un chauffard qui avait pris la fuite, à l’époque où il y avait encore des voitures. Il avait langui dans un état semi-comateux pendant des années sur un lit d’hôpital, à moitié mort même avant le début de l’Épidémie. Quand les morts étaient revenus à la vie, le garçon avait été abandonné où il gisait, pour mourir et renaître de nouveau avec son intelligence intacte et avec de nouveaux sens et de nouvelles aptitudes, de nouveaux pouvoirs surnaturels comme on n’en avait jamais connu auparavant.
On disait qu’il avait une armée de morts et bénéficiait d’un culte de la part des vivants, et que, dans certaines contrées de la Sibérie, il était considéré comme la seconde venue de Jésus-Christ. Les récits à son propos insistaient toujours sur sa cruauté et son pouvoir. Ils le faisaient ressembler à un démon. Pour sa part, il affirmait n’être qu’un tsarévitch, un prince des morts. Tout le monde connaissait les récits, mais personne ne pensait qu’un jour il irait si loin.
— Il est venu ici en personne, déclara Ayaan. Il est ici à présent. (Ses yeux froids s’animèrent, mais ne devinrent pas plus chaleureux.) Il a commis une erreur.