Des langues de feu léchèrent les cendres de Mael Mag Och. Les squelettes attendirent un moment, puis ils s’écartèrent, lui permettant de passer si elle le souhaitait. Elle pouvait bénéficier de l’énergie de la Source, si elle le désirait, étaient-ils en train de lui dire. Si elle possédait la faculté de la manipuler. Si elle savait de quelle façon s’y prendre, elle pourrait faire ce qu’elle veut. Elle pourrait accorder aux morts le repos éternel, et permettre au monde de renaître. Si elle savait comment faire…
Ce n’était pas le cas. Et il ne restait plus personne pour le lui enseigner.
Elle se retourna et se dirigea vers le camion à plateau, dans la vallée, en contrebas.
— Qu’est-ce que t’as fait ? lui demanda Ayaan, à son retour.
Sarah semblait incapable de prononcer la moindre parole. Elle se contenta de tendre la main. Elle pointa le doigt en direction de la masse des goules qui avaient patiemment attendu, en formation, la fin du monde. À présent, elles s’étaient remises en mouvement, s’élançant en avant comme un seul homme. Elles prenaient la direction du point de non-retour. Sarah se doutait de la raison qui les poussait à agir de la sorte. Mael Mag Och était pris au piège, exactement comme Nilla l’avait supposé. Il tentait de projeter sa conscience aussi loin que possible afin de s’emparer d’un nouveau corps, mais tous les réceptacles disponibles se trouvaient trop loin.
— Qu’est-ce que t’as fait ? répéta Ayaan.
Elle saisit Sarah par les bras et la secoua.
Sarah leva la tête et croisa le regard de son mentor.
— J’ai répondu à une question, dit-elle. Ils m’ont demandé ce qu’il y avait de plus important que la fin du monde, et je leur ai répondu.
Ayaan la libéra de son étreinte.
— Que pourrait-il y avoir de plus important…
Les goules se dirigeaient vers leur propre anéantissement. Chaque fois que l’une d’elles franchissait le point de non-retour, elle se consumait, intégralement.
— J’en déduis que tu as réussi à l’en empêcher, dit Ayaan d’un ton très calme. C’est… C’est bien.
La fumée dégagée par les morts qui se consumaient se mit à empester autour d’elles, et cette puanteur était pour le moins étouffante.
Il finit par ne plus en rester une seule.
— C’est terminé, déclara Ayaan. Allez, viens, partons d’ici.
Elle descendit d’un bond du plateau et se dirigea vers le col qui menait à la route.
— Il me reste deux ou trois choses à faire, dit Sarah. Prends de l’avance, je te rejoindrai.
Ayaan fronça les sourcils, mais il ne lui était guère possible de nier le fait qu’elle marchait bien plus vite qu’elle. Elle haussa les épaules et prit la direction du chemin.
Sarah tira la dent de Gary de sa poche arrière.
— Tu vois ça ? demanda-t-elle. Il n’a plus de corps. Il est pris au piège dans la Source. Je ne sais pas si ça me permet de dire que je l’ai tué ou pas, mais il est totalement impuissant, maintenant, en tout cas.
— Je ne pense pas qu’il soit possible de le tuer. J’ai déjà essayé, crois-moi. Quant au fait qu’il soit impuissant, ne commets pas l’erreur de le sous-estimer. J’ai en moi une partie de lui. Il aime beaucoup me brocarder, me traiter de noms d’oiseau. Il est toujours là. Mais tu lui as mis un sacré coup d’arrêt, pour le moment.
Les paroles de Gary lui parvenaient faiblement, il semblait très loin. Sarah s’imagina qu’il devait s’agir d’une ruse. Il se trouvait certainement tout près, terré quelque part, léchant ses plaies. Il ne voulait pas qu’elle le trouve.
Eh bien. Il avait sans doute ses raisons.
— Gary, lui dit-elle, il n’y a plus personne pour te soigner. Tu n’es désormais plus à l’épreuve des balles.
— J’ai le droit d’exister, lui déclara-t-il.
— Je ne reconnais pas ce droit, répondit-elle.
Il resta silencieux un long moment.
— N’oublions pas que je te suis venu en aide, quand tu en as eu besoin, suggéra-t-il.
— Et n’oublions pas que tu as retenu mon père prisonnier de sa conscience pendant douze ans. J’arrive, Gary, et je vais te descendre. C’est mon truc, je tue des liches.
Elle ne souhaitait pas entendre sa réponse. Elle jeta la dent aussi loin que possible. Elle se perdit aussitôt au milieu des ossements de la vallée.
Ayaan n’aurait pas approuvé son geste. Elle lui aurait fait remarquer que la dent représentait une source de renseignements, que plus Sarah aurait d’informations sur Gary, plus il lui serait facile de le tuer. Sarah se rappela toutefois que tous ceux qui avaient eu l’occasion d’écouter Gary avaient fini par le regretter. Il était capable de séduire avec des paroles, et il mentait très bien. Qu’il la craigne. Qu’il se demande où elle est. Ça lui ferait du bien.
Bon, ça, c’était fait. Plus qu’une affaire à régler. Elle fouilla la yourte, à l’arrière du tombereau. Elle y trouva la femme momifiée, qui l’attendait, les bras encore tendus, prête à récupérer le bocal. Sarah secoua la tête.
— Tu es libre, à présent. Ptolemaeus Canopus est mort pour que tu puisses être libre.
La momie demeura immobile. Elle aurait très bien pu être morte. Enfin, elle aurait le temps de se poser la question elle-même. Il était fort probable qu’elle ne passerait pas l’éternité là à attendre que quelqu’un veuille bien lui rendre le bocal, mais si c’était tout de même le cas, il s’agirait de son propre choix. Au moins, elle avait réussi à secourir quelqu’un. Sarah poussa un soupir et fouilla dans les différentes boîtes et dans les coffres qui se trouvaient dans la yourte jusqu’à ce qu’elle mette la main sur ce qu’elle cherchait. Son Makarov PM. Elle l’enfonça dans la poche de son sweat-shirt à capuche avant de ressortir de la yourte et de descendre du camion.
Ayaan avait pris environ deux cents mètres d’avance, elle tournait le dos à Sarah. Mais ça ne pouvait pas être si facile. Sarah devait bien plus à Ayaan. Elle partit au pas de course pour la rattraper, puis elle tapa sur l’épaule de la liche.
Ayaan se retourna en grimaçant de douleur, comme si elle souffrait d’un torticolis. Elle ne sembla pas surprise de remarquer le pistolet dans la main de Sarah.
Elle ne prit pas la peine de la supplier de la laisser en vie. Elle avait de meilleurs arguments à développer.
— Quand ton père est mort, j’étais auprès de lui. Je me trouvais dans ta position, face à un monstre. Il m’a demandé de ne pas tirer, et je l’ai écouté. J’imagine que tu es plutôt ravie de ma décision, non ?
— C’est comme si tu avais simplement tué mon père, comment dire… de façon permanente ! s’exclama Sarah, le sang commençant à lui monter aux joues. Comment oses-tu faire allusion à lui maintenant ?
— Vous avez pu passer un peu plus de temps ensemble. Ce n’était pas mieux que rien ? La vie est précieuse, Sarah. Et la mort est… définitive. Le moindre sursis est bon à prendre, dit Ayaan.
— Ben voyons ! Tu es une liche, Ayaan. Tu n’es qu’une abomination ! Que dirait ton dieu s’il te voyait ?
La main de Sarah tremblait. Elle saisit son arme à deux mains pour assurer sa prise.
— Oh, mais il me voit très bien, dit Ayaan.
Elle ferma les yeux, et elle remua un moment la bouche en silence. Sarah savait exactement ce qu’elle faisait. Elle priait. Quand elle eut terminé, elle rouvrit les yeux et les baissa calmement sur Sarah.
— Mais tu as manifestement pris ta décision… Je ne te supplierai pas comme un chien. Si tu crois vraiment pouvoir presser cette détente, alors, je t’en prie, fais-le tout de suite.
Sarah hoqueta. Elle parvenait à peine à réfléchir.
— C’est ce que tu m’as enseigné.
— Non, répondit Ayaan, très lentement. Je ne t’ai pas appris à bavarder. Je t’ai appris à tirer. J’espère que tu sauras te souvenir de ce que ça coûte, de tuer une liche. J’espère que tu te souviendras de la façon dont tu vas devoir mutiler mon cadavre. Il va falloir que tu me réduises le crâne en poudre. Tu es prête à le faire ? Il va falloir brûler mon corps, ou le broyer à l’aide de grosses pierres.
— Tu m’en crois incapable ? demanda Sarah.
— Je mise tout là-dessus, en fait. (Ayaan la dévisagea longuement, le regard glacial.) Je crois que tu ne t’y es pas préparée psychologiquement. Je crois que ça va te hanter pendant…
Sarah pressa la détente. Le bruit de la détonation se répercuta contre les parois de la vallée. Quand Osman la retrouva, quelques heures plus tard, elle avait déjà brûlé le corps d’Ayaan avec de l’essence et dispersé ses cendres aux quatre vents. Ne restait plus que son cœur. Il refusait de se consumer. Ce n’était pas dû à une magie quelconque : un cœur humain était un gros morceau de muscle, de chair dense difficilement inflammable. Sarah le tenait à la main quand Osman vint la chercher. Elle espérait entendre la voix d’Ayaan dans son esprit. Elle espérait qu’Ayaan était devenue un fantôme, comme Mael Mag Och.
Elle espérait aussi que rien de tel ne se produirait. Son vœu fut exaucé.
Osman jeta un coup d’œil à l’organe calciné qu’elle tenait à la main, et il se gratta la tête avec ses longs doigts.
— Je t’interdis de monter avec ça dans mon hélicoptère, dit-il. C’est hors de question !
Sarah creusa un petit trou dans le sol, à proximité de la vallée de la Source, et elle y enterra le cœur. C’était ce qui ressemblait le plus à une sépulture. Sarah se rappela ce qu’elle lui avait enseigné à propos de la baraka, la dangereuse félicité des saints soufis. On disait qu’il était possible d’invoquer la baraka lorsque l’on se trouvait près de la tombe de quelqu’un de puissant. Sarah se demanda si, au cours d’une future génération, des guerriers se rendraient là où elle avait enterré le cœur pour y puiser de la force. Elle ne laissa aucun point de repère, aucune pierre tombale. Ces futurs guerriers devraient trouver par eux-mêmes le lieu de sépulture.
Elle se sangla sur le siège du copilote du Jayhawk, et ils décollèrent. Osman les fit survoler un monde vert, un paysage composé d’arbres, de rochers et d’eau, sans personne pour venir le troubler. Un monde déserté où même les morts étaient rares. Un lieu vraiment silencieux, vraiment hanté.
C’était ce genre de planète. Et il s’agirait de ce genre de planète pour encore longtemps.