2.

Tous les regards étaient rivés sur elle. Elle trouva cela légèrement déconcertant.

— Pourquoi est-ce que tu dis « non » ? demanda le tsarévitch.

Sa voix ressemblait à des pêches gâtées que l’on déverserait d’une boîte de conserve rouillée. Cicatrix afficha soudain une vive inquiétude. Avait-elle compris ? S’était-elle rendu compte que tout cela n’était qu’un coup monté ?

La voix du cerveau désincarné s’emporta et se mit à pester dans l’esprit d’Ayaan, mais elle refusa d’agir.

— Comment oses-tu ? Je t’ai donné un ordre ! Tu vas m’obéir, et tout de suite, jeune fille, parce que les putains d’enjeux sont beaucoup plus importants que ce que tu crois. Je…

Puis plus rien. La voix avait disparu de son esprit.

— Tu quoi ? demanda-t-elle en silence.

Aucune réponse. La voix s’était éteinte aussi soudainement qu’elle était apparue. Elle se retourna et observa le cerveau. Il était immobile, naturellement. Il possédait encore la même quantité d’énergie. Pourquoi s’était-il tu au beau milieu d’une phrase ?

Avant qu’elle ait eu le temps de se pencher sur la question, elle tomba de son siège. Armé d’une pointe, Semyon Iurevich s’était approché d’elle en poussant un grognement. Elle roula sur le sol et se stabilisa dans une position accroupie, malgré ses jambes raides. Elle finit toutefois par comprendre que ce n’était pas elle qu’il envisageait de tuer. Il visait le tsarévitch.

Son plan avait échoué, contrairement à ce qu’il avait prévu, son assassin avait refusé de tuer le moment venu. Il avait donc mis à exécution un plan de réserve. Il comptait mettre en péril sa propre existence pour assassiner le tsarévitch. Malheureusement, il y avait un problème dans son raisonnement. Comme toutes les liches, comme tous les morts-vivants, ses capacités physiques étaient plutôt réduites.

La pointe qu’il brandissait n’était rien de plus qu’une tige de métal effilée. L’une des armes les plus rudimentaires qui soient. Il avait probablement eu l’intention de l’enfoncer dans l’œil du tsarévitch, mais il réalisa un geste trop ample, et il plongea la pointe dans le cou de Cicatrix. Du sang rouge vif jaillit de la blessure et aspergea le peignoir de Semyon Iurevich, dessinant une flaque dans le giron mal formé du tsarévitch. La liche hypnotiseuse tenta de libérer son arme afin de porter un second assaut, mais le fantôme vert se jeta au milieu de la pièce. Il tendit la main et l’apprenti assassin s’écroula en tas contre son gré.

Les lumières se rallumèrent. Érasme venait d’actionner l’interrupteur. Les recoins les plus sombres du fol-o-rama furent soudain inondés d’une lumière qui révéla chaque grain de poussière et chaque défaut dans la vieille peinture noire.

— Il me faut…, dit Cicatrix, choquée, d’une voix crispée et haut perchée. Il me faut les machines et le chariot d’urgence ! On me l’a pro… pro… promis, je suis immortelle !

On aurait dit un chat qui miaulait, tandis que son sang se répandait par terre. Érasme traîna le corps inanimé de Semyon Iurevich hors de la pièce, alors qu’Ayaan tentait d’extraire Cicatrix de son trône. Elle fit pression sur la blessure, mais la tige avait sectionné une bonne moitié de la jugulaire de Cicatrix. Le fait que le tsarévitch avait déjà absorbé suffisamment de sang pour la rendre anémique et aussi faible qu’un chaton n’arrangeait rien.

— J’aime la vie, je veux vivre encore un peu ! implorait la femme, terrifiée.

Mais Ayaan ne pouvait plus rien pour elle. On lui avait manifestement promis la vie éternelle en tant que liche, mais, dans quelques minutes, elle mourrait et se relèverait sous les traits d’une goule.

Ayaan se tourna vers le tsarévitch, dont les lèvres écumaient littéralement d’excitation.

— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle.

Le prince des morts tourna son unique œil vers elle, mais il demeura muet.

— Va te faire foutre ! s’exclama Ayaan. (Cicatrix avait perdu connaissance et respirait à peine.) On n’a pas le temps d’en faire une liche, même si je ne suis pas sûre que ç’aurait été une bonne chose. Je peux l’empêcher de revenir, en revanche.

Le tsarévitch se suça la lèvre inférieure et fut pris de convulsions, sur son trône. Cela correspondait-il à un hochement de tête, à un haussement d’épaules, ou à un simple spasme involontaire ?

Ayaan fit la moue et accumula de l’énergie entre ses mains. Elle se pencha en avant et ferma les yeux de Cicatrix. D’une certaine manière, assez peu logique, cette femme avait été son amie la plus proche dans le camp des liches. Elle embrassa son crâne rasé et prononça une brève prière pour son salut, implorant Allah de considérer la femme au-delà de sa décadence et de la fraternité qu’elle entretenait avec les monstres.

Puis Ayaan leva les mains et foudroya la tête de Cicatrix jusqu’à ce que sa peau, ses muscles et sa graisse se désagrègent et que son crâne prenne une teinte jaunâtre. Elle maintint sa décharge jusqu’à ce que l’os se mette à roussir et que de la fumée jaillisse de ses orbites oculaires.

Pendant un long moment, alors qu’elle était penchée au-dessus de la morte, Ayaan fut incapable de penser à autre chose qu’à Dekalb. À sa mort, elle lui avait proposé de lui rendre le même service. Il avait refusé, et elle n’avait pas insisté. Elle avait toujours regretté d’avoir permis à un tel héros de devenir un stupide traîne-semelle de plus. Peut-être que cela lui permettrait de se racheter un peu de son précédent échec.

Finalement, elle se releva et se lissa les cheveux. Elle se sentait vidée. Elle avait faim, et elle se demanda si les chèvres de la ferme de Pennsylvanie étaient encore dans les parages. Elle ressentit une pointe de dégoût au fond de la gorge. Elle venait de faire bouillir la cervelle d’une amie et de changer ses yeux en crème aux œufs. Ce n’était pas le moment de songer à manger. Pourtant, c’était une morte-vivante, et elle savait que la faim ne cesserait jamais.

— Qu’on me vire celle-là d’ici, dit le tsarévitch.

Ayaan leva la tête, surprise, s’attendant à voir arriver des goules sans mains. La liche russe s’était en fait adressée au fantôme vert, qui saisit Cicatrix par ses chevilles roses. Il la sortit de la pièce en la traînant sans ménagement.

Ayaan jeta un coup d’œil à la momie qui tenait le cerveau, puis à Nilla, qui affichait un air triste. Elle se tourna ensuite face au tsarévitch.

— Je vais les emmener en lieu sûr, déclara-t-elle. On n’est pas à l’abri d’une nouvelle attaque. Je vous recommande également de vous trouver une cachette.

Il s’avéra finalement que le tsarévitch était capable de hocher la tête.

Ayaan guida son petit groupe vers la sortie du fol-o-rama puis s’engagea sur la plate-forme en bois, les planches argentées répercutant leurs pas comme un roulement de tambour. Avant qu’ils aient eu la possibilité de faire une centaine de pas, le cerveau s’adressa de nouveau à elle.

— Mes couilles ! jura-t-il. Je t’assure qu’on n’aura plus jamais une occasion comme celle-là. On aurait pu le tuer ! Le massacrer sur place ! Maintenant, il va constamment être sur ses gardes. Il va prendre des précautions, peut-être même encore se cacher là où personne ne pourra le trouver. Et tout est ta faute !

Ayaan regarda Nilla. D’une main, la liche blonde écarta une mèche de cheveux de ses yeux, mais la brise marine persistait à souffler dans sa chevelure.

Le cerveau se mit à bredouiller dans l’esprit d’Ayaan.

— Ne t’inquiète pas pour elle. Elle et moi sommes amis depuis bien longtemps. Tu peux t’exprimer comme bon te semble. Maintenant, dis-moi, jeune fille : tu ne manquerais pas un peu de courage ? Tu ne te serais pas dégonflée, au moment fatidique ? Bordel, tu peux me dire à quoi tu pensais ?

Ayaan s’adressa directement au cerveau en se penchant au-dessus des mains de la momie, comme pour mieux se faire entendre.

— Je pensais que je ne te faisais pas confiance.

— Ah ! Tu n’as pas confiance en moi ?

— Je ne fais pas plus confiance au tsarévitch, si c’est là que tu veux en venir. Il m’a transformée en monstre, et, ça, je ne le lui pardonnerai jamais. Mais en quoi mes sentiments ont-ils de l’importance, dans cette histoire ? Il est le seul à être en mesure de rebâtir ce monde cruel. Il est le seul à en avoir le pouvoir.

— Il ne faudrait jamais concentrer toutes les forces dans les mains d’un seul individu. Il faudrait toujours pouvoir l’atténuer avec la sagesse de ses prédécesseurs.

On aurait dit qu’il récitait les Saintes Écritures. Ayaan n’en tint pas compte.

— Tu m’as dit qu’il fallait le supprimer, qu’il avait en tête un plan des plus maléfiques. À présent, ce grand projet secret a été révélé, il souhaite simplement soigner son corps difforme ! Je devrais tuer un infirme uniquement parce qu’il a envie d’être comme tout le monde ?

— Le pouvoir de la Source est sans limites. Elle peut lui permettre de remodeler son corps, ce contre quoi je n’ai aucune objection. Toutefois, avec un tel degré de maîtrise, il peut presque tout faire. Il pourrait mettre un terme à toute trace de vie sur la planète, jeune fille, s’il le voulait. Tout détruire sans raison, éliminer tous ceux qui se trouvent sur son passage. Il pourrait imposer un règne de terreur.

— Il faudra qu’il prenne le pouvoir de ses propres mains, s’il a l’intention de faire quelque chose d’utile, dit Ayaan d’un air renfrogné.

Pour quelle raison ne parvenait-elle pas à faire comprendre tout cela au cerveau ? L’humanité avait besoin d’un chef. Il lui fallait un chef capable d’accomplir des miracles.

Elle eut l’impression que le cerveau tentait de se retourner dans son bocal.

— C’est une voie pavée d’embûches qui mène jusque-là. Tu crois vraiment qu’il va faire de son mieux pour tout le petit peuple qui traîne dans son sillage ? Il mutile leurs cadavres !

— C’est vrai. Mais qui a construit une mosquée ? Qui n’a pas abattu des taudis pour faire de la place ? Si tu m’avais fourni une raison suffisamment valable, si tu m’avais donné n’importe quel motif, je me serais volontiers sacrifiée, oui, et tous ses disciples aussi, pour l’anéantir. Mais ça n’a pas été le cas. Tu as au contraire décidé de me polluer l’esprit avec des suggestions posthypnotiques. Pourquoi devrais-je t’être loyale, alors que tu essaies de tout obtenir par la force ?

Le cerveau demeura silencieux un long moment.

— Tu t’es ramollie.

Ayaan poussa un rugissement de dégoût.

— Nos pères avant nous. En fait, tu as cru aux conneries que ce branleur a débitées, hein ? Tu as changé de camp. J’ai fait mentir notre Semyon de ta part, mais c’était complètement inutile, hein ? Ils ont bien réussi leur lavage de cerveau, tiens !

— Attention à ce que tu dis, lui dit Ayaan. Il se trouve que je suis une spécialiste dès qu’il s’agit d’accorder aux morts le repos éternel. Je n’ai jamais tué de fantôme, jusqu’à présent, mais je suis tout à fait disposée à apprendre de quelle façon il faut s’y prendre.

— Si seulement c’était aussi simple…

Ayaan s’éloigna de lui à grandes enjambées, mais pas très loin. Elle était seule. Toute seule au beau milieu d’atrocités. Elle était empêtrée dans des secrets, des mensonges et des plans dont elle n’était pas du tout à l’origine. Elle ne pouvait pas se permettre de tout laisser tomber.

— Et toi ? demanda-t-elle à Nilla en la regardant fixement. Quel rôle tu joues, dans tout ça ?

La liche blonde se tourna face au soleil.

— Je te l’ai déjà dit, je ne suis personne. Et c’est ce qui me rend si particulière.

Ayaan secoua la tête et se laissa tomber sur le sable. Elle contempla les vagues, qui se brisaient en formant des rouleaux blancs. Le soleil avait nettement changé de position dans le ciel quand elle remarqua quelque chose qui remuait dans l’écume, quelque chose de jaune, rouge et noir dont l’extrémité était légèrement argentée, et qui possédait des arêtes saillantes sur les flancs.

La créature tendit les bras puis les laissa retomber, les enfonçant profondément dans le sable. Elle se cabra, de l’eau s’écoulant de ses orifices, de ses anfractuosités, de ses enfoncements et de ses fissures. Il s’était agi d’un humain, jadis. À présent, elle ressemblait à un poulet découpé. La partie argentée avait été un casque, fixé à sa tête. Il avait glissé et lui masquait un œil. L’autre orbite oculaire était vide et à vif, comme s’il avait été rongé. Elle avait perdu de longs lambeaux de peau dans l’eau, et le sel lui avait blanchi les quelques os qu’elle avait à nu. Il s’agissait de la chose la plus laide qu’Ayaan ait jamais eu l’occasion de rencontrer.

— Qu’est-ce que c’est que ça, maintenant ? demanda-t-elle.

C’est le cerveau qui lui répondit.

— C’est l’un des fantassins d’Amanite. S’il est arrivé là par ses propres moyens, ça ne peut signifier qu’une seule chose : qu’il y a de fortes chances qu’elle soit morte.