La porte ouverte l’appelait. Elle résista à sa force d’attraction. Elle n’était pas prête à entrer.
Elle n’était pas tout à fait prête à tuer de nouveau, si tôt.
La baraka tirait sur les veines calcifiées d’Ayaan. Elle lui avait sauvé la vie et à présent elle voulait sa récompense. Le pouvoir s’agitait en elle, lui brûlait les entrailles. Il avait besoin d’être rechargé. Il avait besoin de viande. Elle savait exactement ce qu’il voulait. Elle savait également qu’il ne serait jamais satisfait, jamais plus, quelle que soit la quantité de viande qu’elle mangerait. Quelle que soit la quantité de viande humaine vivante.
Des nausées gonflèrent son estomac, le remplissant telles des pierres brûlantes. Elle se laissa tomber sur un genou et cracha sur les planches. Quand elle s’essuya la bouche et leva les yeux, l’homme nu était là. Celui avec les tatouages bleus et le nœud coulant autour du cou.
— Je sais ce que tu vas faire, ma fille, lui dit-il.
— Alors, tu as une longueur d’avance sur moi, répliqua Ayaan.
Elle baissa son autre genou, s’agenouilla et toucha du front le bois érodé. Elle était tournée vers la mer, orientée aussi précisément qu’elle pouvait l’espérer vers La Mecque. Elle commença à prier en silence. Elle s’arrêta au milieu d’un du’a.
— Toi, dit-elle à l’homme. (Elle releva la tête.) Tu t’y connais certainement en mal. Suis-je un monstre à présent ? Si je prononce le nom de Dieu, est-ce qu’Il va me frapper ?
Le fantôme ferma les yeux et une expression de soulagement apparut sur son visage.
— Enfin, soupira-t-il, l’un d’eux croit !
Ce qui ne répondait pas à sa question. Quand elle le regarda assez longtemps, il se dandina sur ses jambes et, de fait, considéra son problème, même s’il fournit une opinion plutôt que des faits bruts.
— Es-tu un monstre, à présent ? Oh, tout à fait. Mais ton Dieu t’a faite ainsi, non, ma fille ? Il t’a faite ce que tu es et il l’a fait pour une bonne raison, tu peux en être certaine. Prie tout à loisir. J’attendrai ici.
Cependant, le besoin l’avait quittée. Elle se mit debout et le regarda, le dévisageant vraiment. Il n’était pas là. Il semblait tout à fait réel, elle pouvait même sentir la chaleur de ses mains quand elle les saisit, mais il n’y avait rien derrière l’image. Aucune énergie, qu’elle soit vivante ou morte.
— Je sais ce que tu vas faire, répéta-t-il, dès qu’elle eut cessé de le toucher. Tu vas continuer en séchant tes larmes. Tu vas te ruer à l’intérieur là-bas, fit-il en montrant la porte ouverte, avec ton rayon de la mort dévastateur et tu poseras des questions plus tard. En espérant que tu descendras le tsarévitch, mais même si tu descends juste cet individu, le fantôme vert, ce sera une journée de tuerie bien remplie. Ils te massacreront, bien sûr, mais qui pleure un pion quand sa perte permet de prendre un fou ?
— Tu lis dans mon esprit, fit Ayaan, et elle laissa ses mains pendre le long de son corps.
Il ne prit pas la peine d’acquiescer.
— Un peu de bien en vaut-il la peine quand tant de potentiel est gaspillé ? demanda-t-il vivement. Il y a un jeu plus intéressant, ici, si tu acceptes de faire preuve d’un peu de patience, ma fille, et il y a plus à gagner que tu le penses. Tu as bien joué jusqu’à maintenant. N’entre pas là-bas en faisant semblant d’être l’un d’eux. Ils sont trop malins pour cela. Cependant, comporte-toi comme si tu avais été brisée, comme on plie un cheval sauvage, et ils auront peut-être envie de le croire à tel point qu’ils ne poseront pas trop de questions. Ensuite, fais exactement ce qu’ils te disent. Attends ton heure. Attends le bon moment pour agir.
Ce qu’il disait fleurait la prudence. Cela ne lui plaisait pas – elle voulait sa vengeance –, mais elle n’avait pas vécu si longtemps pour se montrer téméraire. Elle hocha la tête.
— Entendu, commença-t-elle.
Elle avait l’intention de lui poser d’autres questions, mais il était parti, sans même un « porte-toi bien ». Les fantômes étaient censés être comme cela, elle le savait, néanmoins c’était déroutant.
Elle secoua la tête et franchit la porte ouverte. Elle pénétra dans un espace sombre, caverneux, puis loucha de douleur comme une vive lumière rouge agressait ses yeux. Une enseigne au néon en anglais qui indiquait « fol-o-rama » s’alluma en bourdonnant dans la pénombre, lui montrant ses recoins et inondant tout d’un éclat infernal. Pour entrer dans le fol-o-rama, elle fut obligée de passer à travers la bouche d’une énorme tête sculpturale, pourvue de crocs triangulaires gigantesques.
Au-delà de cette ouverture, il y avait des rails tortueux et des piles de mannequins peints d’un vert-jaune brillant. Certains ressemblaient à des sorcières, d’autres à des fous furieux armés de couteaux. Des squelettes étaient également représentés, ainsi que des vautours et des chauves-souris. Une toile d’araignée faite de lignes de pêche pendait du plafond et lui effleura le dessus des cheveux. Le fol-o-rama avait dû être jadis une attraction de fête foraine. Une attraction sinistre.
Au fond de la salle, il y avait les liches, réunies en une conférence sinistre. Le fantôme vert, la merveille sans lèvres, le loup-garou. Ils l’attendaient, elle percevait leur attention et leur énergie dirigées vers elle. L’une des voitures de l’attraction se trouvait au bout des rails, son dossier tourné vers elle et cachant ses occupants à ses regards. Cependant, avec la vision des morts, elle pouvait voir à travers le bois et le métal. Elle pouvait voir deux personnages là-bas, leur énergie brillait d’excitation, leurs auras étaient entrelacées. L’un d’eux était mort. L’autre était vivant, mais blessé.
L’estomac d’Ayaan gargouilla à titre d’essai. Blessé… Vivant… Chair. Le désir tenta de la faire se plier en deux, mais elle le réprima.
Cicatrix se leva, démêla ses membres de l’occupant mort de la voiture. La femme aux cicatrices eut l’air presque timide comme son regard croisait celui d’Ayaan. Ou peut-être rougissait-elle pour d’autres raisons. D’une plaie ouverte sur sa poitrine suintait du sang qui s’écoulait en caillots et tachait le décolleté plongeant de sa robe de lin blanche.
La femme vivante descendit de la voiture et se dirigea sans se presser vers la sortie. Comme elle passait près d’Ayaan, elle tendit la main pour toucher le bras de la Somalienne.
— Est amusant, peut être vie agréable, si tu te forces à aimer ça, chuchota-t-elle.
Cela ressemblait à une sorte d’excuse. Sans plus d’explications, elle sortit par là où Ayaan était entrée.
Ayaan s’avança vers l’occupant de la voiture. C’était le tsarévitch, elle en avait la certitude. Elle allait faire le tour de la voiture jusqu’à l’avant, voir ce qu’il était réellement. Ensuite, elle le ferait frire avec son rayon de la mort, enverrait tout ce qu’elle avait jusqu’à ce que le fantôme vert se jette sur elle. Elle avait entendu le fantôme et ses conseils de prudence, mais elle était très tentée.
Cependant, avant qu’elle puisse arriver à la voiture, le magnifique petit garçon dans son armure filigranée surgit de nulle part, directement sur son passage.
— Tu t’approches trop. Reste là, oui ? dit-il.
Et elle fut seulement en mesure d’acquiescer. Elle voyait à présent que ce n’était qu’une projection, exactement comme Sarah l’avait compris la première fois. Il n’y avait pas d’énergie dans le garçon ni obscurité ni lumière. Il aurait pu aussi bien être évidé comme une citrouille. Il était exactement comme le fantôme au-dehors.
Le garçon fit un geste avec son bâton surmonté d’un crâne et le loup-garou s’approcha. Il tenait dans ses mains une étrange petite machine, une boule garnie de tubes à vide électroniques et de cadrans en bakélite noirs. Une grande antenne télescopique sortait de son centre. Sa fonction n’était pas immédiatement évidente.
Ayaan se souvint du fantôme et de ses paroles. Ne fais pas semblant d’être l’un d’eux. Ils ne le croiraient pas. L’appareil que tenait le loup-garou devait être une arme. Ayaan savait reconnaître une arme quand elle en voyait une.
— Semyon Iurevitch, dit le tsarévitch. Peut-on lui faire confiance ?
La merveille sans lèvres s’approcha. La peau desséchée sur son visage s’était distendue sur ses traits plutôt petits, rendant ses yeux très gros. Son nez était retroussé comme le groin d’un porc. Il portait une robe de chambre blanche tachée et des mules. Il vint vers Ayaan et promena ses mains sur ses bras et ses hanches. Elle eut envie de le repousser du pied, mais se contrôla. Comme un cheval que l’on a plié, pensa-t-elle. Elle laissa ses épaules s’affaisser, laissa son cou se pencher. Les amener à penser que c’était trop, qu’elle était écrasée, aveuglée par leur mal.
— Il voit l’avenir, sait tout, déclara le tsarévitch. Peut lire en toi comme livre.
Les mains de la liche se déplacèrent sur son ventre, saisirent ses fesses. Elle s’écarta d’un bond, mais se garda bien de l’attaquer. Le mort-vivant tendit les mains de nouveau et elle le laissa la toucher. Elle ferma les yeux et pensa à Sarah, jusqu’à quel point elle laisserait cela se poursuivre si cela signifiait tenir sa promesse envers Dekalb, si cela signifiait revoir Sarah.
Le toucher de la liche se fit plus impersonnel, moins intrusif, concentrant son attention sur un petit pan de son bras gauche comme si l’information recherchée était écrite là, comme si elle avait trouvé la bonne page du livre d’Ayaan. Finalement, il leva les yeux. De longs cheveux blancs filandreux s’écartèrent de son visage en oscillant. Le dessus de sa tête était complètement chauve et il luisait aux endroits où il n’était pas rouge d’ulcères.
Une énergie passa entre eux. L’âme d’Ayaan fit une embardée dans son corps. Son cœur serait devenu frénétique de palpitations s’il avait toujours été à même de battre : cette chose maléfique, cette liche, regardait vraiment en elle, son pouvoir était réel. Elle savait qu’elle verrait dans un moment sa dissimulation, le jeu qu’elle jouait. Elle serait mise à nu.
— Est pas l’un de nous, dit la liche à son maître. Pas encore. Mais est sûre, avec prudence.
Seul le fait qu’elle était morte et n’avait plus besoin de respirer empêcha Ayaan de pousser un soupir de soulagement. Elle ignorait comment – le fantôme nu était peut-être venu à son aide –, mais elle les avait bernés.
— Je désire uniquement me reposer, dit-elle. Et peut-être avoir quelque chose à manger. Je comprends à présent qu’on ne peut pas te vaincre.
Le tsarévitch hocha la tête et s’approcha d’elle. Un autre pas et son nez serait dans le nombril d’Ayaan. Du moins, la projection de son nez toucherait le cuir qui recouvrait son ventre. Il leva les yeux vers elle comme un petit enfant s’adressant à sa mère.
— Pas de repos pour pervers, lui dit-il, mais peut-être est pas si mal. J’ai mission ici. J’ai grand travail à terminer. Tant de choses à faire, et pas assez de mains. J’ai une chance, oui ? Est travail pour toi, si tu l’acceptes, et fais tes preuves. Autrement, tu restes ici, tu seras nouveau Nain. Toi intéressée ?
— Je… Je le suppose, répondit Ayaan.
Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux. Elle n’avait encore jamais essayé de prendre un air timide et elle pensa qu’elle devait probablement en faire trop d’une façon ridicule.
— Est bon ! (Le garçon hocha la tête joyeusement et son sourire illumina toute la salle.) Tu fais bien, à présent. Tu fais bien, tu reviens, tu vois homme derrière le rideau. (Il montra la voiture au bout des rails où son véritable corps était toujours assis, à l’abri des regards.) Tu fais mal, nous avons aussi mesures pour ça.
Il pointa son doigt de nouveau, cette fois vers l’appareil que tenait le loup-garou. La liche poilue toucha l’un des boutons noirs et les tubes à vide s’allumèrent d’une lueur orange terne.
Ayaan sentit quelque chose lui chatouiller le cou. Elle posa une main sur sa gorge et sentit le tatouage argenté à cet endroit. Il semblait chaud, même si le reste de sa peau était froid de façon troublante. Le chatouillement se changea en un picotement, puis en une sensation de chaleur désagréable. Cela prit quelques secondes seulement pour devenir douloureux. Elle griffa le tatouage, mais cela ne fit qu’accentuer la douleur.
Le tsarévitch agita son bâton et la douleur fulgurante cessa instantanément. Ayaan se frotta le cou, mais la chaleur avait disparu.
— Est appelé gardien, et est magie très puissante. Aucun moyen de le défaire à présent sans trancher cou. Fais bien à présent, ou il le met très fort. (Le jeune garçon donna l’impression que c’était la dernière chose qu’il voudrait voir se produire dans le vaste monde.) Il l’augmente, et ta tête prend feu, oui ?
Elle acquiesça. Attends ton heure, lui avait dit le fantôme. Attends le bon moment pour agir.
— Je ferai bien, promit-elle.