12.

Sarah attacha les mains de la chose morte avec du fil électrique. Ptolémée maintint fermement la liche tandis qu’elle les faisait sortir précautionneusement de la baraque et s’avançait à travers les rues et les canalisations de la raffinerie.

— Ohé ! cria-t-elle.

Autour d’elle, la raffinerie s’éveilla avec une énergie dorée scintillante. Il n’y avait pas d’autres liches dans le secteur, lui avait au moins certifié son prisonnier. Il n’y avait pas de soldats morts-vivants, mais uniquement des humains vivants, abandonnés ici quand le tsarévitch avait décampé.

Toutes les victoires ne surviennent pas à la fin d’un âpre combat, se dit-elle.

— Tout va bien, sortez ! Vous êtes libérés ! hurla-t-elle comme des visages hagards la regardaient depuis les passerelles.

Pour la plupart, les Russes semblaient déconcertés et abasourdis.

Un coup de feu retentit, et Sarah se réfugia sous un énorme tuyau. Ptolémée poussa leur captif vers l’abri de fortune. Sarah était la seule qui respirait, le seul cœur qui battait dans cet espace exigu, mais elle compensait pour les deux autres.

— Je suppose qu’ils n’ont pas envie qu’on les libère, dit-elle.

— Oh, tu leur rends un si grand service, petite fille malpropre. Oh, oh, oh, gloussa la liche. Le tsarévitch avait donné à ces débris d’humanité une vie réelle. Il leur avait donné quelque chose en quoi croire, et à présent tu leur retires cela. Il les nourrissait, les habillait…

Sarah regarda la liche. Il lui avait déjà exprimé ce qu’elle avait besoin de savoir et bien plus.

— Ptolémée, dit-elle, fais taire cette chose pour l’empêcher de révéler notre position.

La momie comprit où elle voulait en venir. Elle durcit sa prise sur la liche jusqu’à ce que le cou de la créature maléfique craque et cède brusquement. Ses yeux luisants sortirent un peu de leurs orbites couvertes d’une croûte et plusieurs furoncles sur ses joues éclatèrent et répandirent un peu de fluide rosâtre. Sarah espérait que Ptolémée lui avait écrasé le larynx.

— Très bien, je vais faire une nouvelle tentative, dit Sarah à la momie.

Elle ôta le cran de sûreté de son pistolet et se baissa sous la conduite. Dans la rue envahie par les ombres, elle serait quasi invisible avec la capuche de son sweat-shirt relevée.

La liche lui avait expliqué, en l’aiguillonnant un peu, qu’elle était arrivée trop tard. Le tsarévitch – avec Ayaan prisonnière – avait quitté la raffinerie. Il avait emmené tous ses acolytes morts-vivants, laissant uniquement la liche asexuée pourrissant pour protéger les gens vivants qu’il avait abandonnés. Elle n’avait plus besoin de tirer.

Si ce n’est que les gens vivants qu’elle venait de sauver ne semblaient pas voir la situation de la même façon qu’elle.

— Écoutez, on vous a tous trompés ! cria-t-elle en se glissant vers l’abri incertain d’un poste de contrôle fermé. Il s’est servi de vous, utilisant vos corps, utilisant vos âmes ! Vous n’avez plus à croire ses mensonges !

Une grenade roula de l’obscurité et Sarah eut juste le temps de baisser la tête et de se protéger avant qu’elle explose, projetant des éclats vicieux dans la rue. Les conduites et les tours résonnèrent de un million de minuscules impacts.

Sarah revint rapidement vers les tuyaux où Ptolémée l’attendait patiemment.

— Cela ne marche pas, lui dit-elle.

Il toucha sa bouche peinte.

Elle se rembrunit, déconcertée, puis hocha la tête comme elle comprenait. Elle glissa la main dans la poche de son sweat-shirt et toucha la stéatite.

Peut-être parlent-ils anglais peut-être pas parlent anglais.

Il marquait un point.

Une fois qu’elle eut recouvré son calme, elle fit avancer la liche vers la rue et se baissa derrière lui, le poussant rapidement vers une ruelle bien éclairée. Elle enfonça son pistolet et faillit vomir. À l’endroit où son Makarov avait touché la blouse d’hôpital, un fluide jaune suintait et maculait le tissu.

— Avance, lui dit-elle.

La liche leva les mains et marcha d’un pas traînant. Sarah se tenait tout près derrière lui. Les gens vivant dans la raffinerie n’oseraient pas tirer sur elle de peur de blesser par mégarde leur suzerain. Elle le poussa en avant comme un bouclier non humain jusqu’à ce qu’elle ait atteint les grilles de la raffinerie, mais ce fut pour découvrir que quelqu’un l’avait précédée : les grilles étaient verrouillées.

Sarah faillit mouiller sa culotte. Elle ne savait plus quoi faire. Les Russes, elle n’en doutait pas, étaient infiniment moins abasourdis. Ils se rassemblaient probablement dans les ombres tandis qu’elle tournait sur elle-même, les cherchant. Ils préparaient certainement une embuscade. Ses yeux regardèrent vivement d’un côté et de l’autre tandis qu’elle cherchait un abri. Elle n’avait aucune chance, elle le savait, s’il y avait un échange de tirs prolongé, mais peut-être pouvait-elle…

Ptolémée surgit de l’obscurité et saisit les grilles dans ses mains épaisses. Dans un bruit de lin qui se déchire, il tira et souleva jusqu’à ce que la clôture se détache de ses montants avec un grincement métallique strident.

— Mumiyah, dit quelqu’un dans l’obscurité. Mumiyah !

Sarah entendit une course précipitée comme les Russes à proximité détalaient, se bousculant entre eux pour essayer de s’enfuir.

Sarah se retourna pour regarder son coéquipier mort-vivant comme s’il lui avait poussé des cornes. Bon sang, qu’est-ce qui avait effrayé à ce point les vivants dans la raffinerie ? Elle glissa la main dans sa poche.

— Nous rentrer devons partir avant venir ils vont revenir.

— Ouais, je suppose que nous ferions mieux de partir.

Elle le considéra un moment, puis se tourna et se baissa pour se faufiler sous la trouée qu’il avait pratiquée dans la clôture.

Ils progressèrent vers l’intérieur sombre de l’île sans de nouveaux incidents. Sarah dormait pendant que la momie surveillait leur prisonnier. Durant les minutes où elle était emmitouflée dans une couverture et observait son visage peint immobile à la lumière des étoiles, elle se demandait ce qu’elle accomplissait au juste qu’il n’aurait pu faire lui-même. Ils n’avaient pas réussi à sauver les momies, à l’exception d’une seule. Elle supposait qu’il voulait uniquement assouvir sa vengeance pour le moment, et rien d’autre. Sarah n’avait aucun scrupule à utiliser sa colère pour l’aider à sauver Ayaan, mais était-elle d’une aide quelconque pour Ptolémée ? Ou bien ne faisait-elle que le ralentir ?

Cela ajouté à ce qu’elle avait appris de la liche, elle ne savait pas très bien si elle n’avait pas commis une terrible erreur. Et qu’est-ce qui la poussait à penser qu’elle serait la plus qualifiée pour porter secours à Ayaan ? Qui essayait-elle d’abuser ? Elle avait vingt ans. Elle n’avait jamais mené au combat ne serait-ce qu’un peloton. Et alors qu’elle savait à peine ce qu’elle devait faire elle-même, elle se retrouvait avec un pilote trouillard et une momie démente et vindicative à qui elle devait sans arrêt donner des instructions.

Dans la matinée, ils arrivèrent à l’endroit de leur rendez-vous dans un village de pêcheurs abandonné. Des épaves de bateaux étaient regroupées autour d’un quai délabré, silencieuses dans l’eau qui clapotait contre leur coque. L’hélicoptère était stationné sur la place du village, prêt à décoller immédiatement. Ils trouvèrent Osman sur la jetée, qui observait des voiles pourries claquant dans le vent matinal. Il examinait les bateaux abandonnés, se baissait pour arracher des morceaux de bois dégradé de coques disloquées. Il hocha la tête comme elle s’approchait.

— Je vois que tu as fait une prise, lui dit-il en jetant un regard à la liche.

Des mouches s’étaient posées sur un coin de la bouche de la liche et ses lèvres tressautaient d’une façon pitoyable. Avec les mains attachées, elle ne pouvait rien faire à part avaler le plus grand nombre d’insectes possible qu’elle parvenait à attraper avec ses lèvres ravagées.

— J’ai vu des prises plus fraîches. Que comptes-tu faire de lui ?

Sarah fit une grimace.

— Je ne sais pas, l’attacher à un arbre et l’abandonner ici ou bien… quelque chose. (Elle haussa les épaules.) Écoute, ils sont partis, dit-elle au pilote, peu intéressée par ses plaisanteries. Il y a au moins deux jours. Le tsarévitch a trouvé ici ce qu’il lui fallait. Ce merdeux ne savait pas très bien ce que cela pouvait être, mais il était certain que cela avait quelque chose à voir avec un fantôme.

— Un fantôme ? (Osman se crispa.) Comme ton Jack ?

Sarah leva les mains en un geste de désarroi.

— Aucune idée. Écoute. Ils sont partis, ils se dirigeaient vers l’ouest. Peut-être vers l’Europe, peut-être plus loin, la liche ne connaissait pas leur destination exacte. Il y a quelque chose là-bas que le tsarévitch désire, et, à présent, il peut l’avoir. Ils ont embarqué toutes les liches et les goules qu’ils pouvaient entasser dans un vieux tanker ou je ne sais quoi, et ils ont appareillé. Il y a au moins deux jours. Nous devons les rattraper, Osman.

Il se frotta le menton.

— Vraiment ?

— Oui. Écoute, cette liche avait été laissée là pour surveiller l’endroit, mais même lui avait entendu parler d’Ayaan. Elle est une sorte de célébrité dans le monde des zombies, probablement parce qu’elle a tué Gary. Qui sait ce qu’ils ont l’intention de lui faire. Si elle est toujours en vie, c’est probablement uniquement parce qu’ils veulent la faire souffrir le plus longtemps possible avant de la tuer.

— Tu sais ce qu’elle dirait en ce moment même, hein ? « C’est foutrement moche. » Tu peux faire ce qu’il te plaît, Sarah, mais je n’ai pas l’intention de parcourir la moitié d’un monde sans un peu plus pour continuer.

Il lança un morceau de bois détrempé dans le port et fit deux ricochets.

Sarah ne parvenait pas à le croire.

— Tu vas abandonner juste comme ça ?

— Ouais, juste comme ça. Nous avons essayé de toutes nos forces. Nous sommes arrivés ici trop tard. À présent, je vais rentrer et tenter ma chance avec Fathia. (Il tint bon, les bras croisés. Il ne se dirigea pas vers l’hélicoptère, mais il n’attendait pas des ordres d’elle, non plus.) C’est un jeu pour adultes à présent. C’était très amusant pour toi de jouer au héros, ma petite, mais le monde n’a plus de place pour les héros.

— Je ne suis pas une enfant, dit Sarah en grinçant des dents.

— À seize ans, Ayaan avait déjà tué sa première liche. C’était une enfant. C’était une enfant futée.

Sarah hocha la tête, comprenant. Il voulait l’aider. Il ne croyait pas en ses capacités, tout simplement. Il ne voulait pas retourner en Égypte et il avait probablement un faible pour Ayaan. Mais, d’abord, il avait besoin de voir de quoi elle était faite. Exactement ce qu’elle s’était demandé pendant qu’elle essayait de dormir la nuit précédente et que Ptolémée montait la garde.

Elle sortit son pistolet et s’avança pour se tenir au-dessus de la liche asexuée que Ptolémée avait jetée à terre. Le mort-vivant la regarda avec des yeux qui étaient très, très humains. Il n’avait pas peur de la mort, elle le savait, il accueillerait avec joie une balle dans sa cervelle, mais cela ne faisait que rendre les choses plus difficiles. Elle avait déjà tué, elle avait même abattu Mariam dans l’hélicoptère, mais cela avait été de la légitime défense. Ceci, c’était un meurtre accompli de sang-froid.

Elle pensa à Ayaan. Ayaan lui avait appris à agir et à ne pas penser.

Elle pointa son pistolet et pressa la détente. Des fragments de crâne volèrent sur le quai. De la matière cérébrale grise suinta de la blessure de sortie et glissa sur le bois rugueux de la jetée.

— Ayaan avait tiré une balle dans la tête de Gary. Cela n’a pas suffi.

Osman tendit à Sarah une planche épaisse. Une extrémité était couverte de coquilles de bernacles blanches et pointues. Elle se servit de la planche comme d’un gourdin et réduisit en bouillie la tête de la liche. Elle leva les bras à maintes et maintes reprises jusqu’à ce qu’ils soient douloureux, abattant le bois sur la chair malade comme si elle vannait du grain.

— Très bien, dit Osman quand elle ne fit plus que répandre le sang sur la jetée. Très bien, ça suffit. Bon. Et maintenant. (Il lui arracha le gourdin des mains.) Où veux-tu aller ?