3.

— Ils avaient du gâteau de riz dans ces petits gobelets en plastique. On ôtait le couvercle d’aluminium et le gâteau de riz était à l’intérieur, tout prêt, dit l’un des insulaires.

C’était un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux grisonnants et affligé d’un strabisme. Il mima le geste de relever un morceau d’aluminium, son index et son pouce pressés, et une lumière apparut sur son visage qui ne provenait pas du feu.

— Il y avait toujours une petite cuillerée de gâteau de riz sur l’aluminium, c’était la plus délicieuse, celle qui était la meilleure, en tout cas.

Une jeune femme au chandail informe attisa le feu avec une longue branche. Il n’y avait pas beaucoup de bois à brûler sur Governors Island, mais on en trouvait une énorme quantité juste quatre cents mètres plus loin à Brooklyn. Un bateau se rendait là-bas tous les jours pour prendre de grands fagots de petit bois et de grosses bûches provenant des arbres qui obstruaient les anciennes rues de la ville. Récupérer du combustible dans la ville avait été une occupation dangereuse autrefois, racontèrent les survivants à Sarah, mais durant ces derniers mois, c’était devenu très rare d’apercevoir une goule, encore plus d’être attaqué par l’une d’elles. New York s’était vidé en grande partie.

— Ensuite, on jetait le gobelet, tout simplement, c’est ça ? Je m’en souviens vaguement, dit la jeune femme. (Elle contempla le feu.) On n’avait pas besoin de le laver.

— Ouais, acquiesça l’homme qui louchait, en hochant la tête d’un air joyeux. Il y avait du café sur lequel il fallait juste verser de l’eau bouillante, et le café était prêt. Et aussi du jus d’orange qui sortait gelé dans un tube, on le faisait simplement fondre dans de l’eau et on pouvait le boire.

L’un des enfants, une petite fille maigrichonne âgée d’environ quatorze ans, éclata d’un rire jovial.

— Pourquoi le congeler si on devait ensuite le faire fondre ?

Le vieil homme sourit et pouffa, mais sans l’entrain de la fillette.

— C’est vrai, tiens !

— Où sont-elles allées ? demanda Sarah. (Elle s’attira un grand nombre de regards étonnés.) Où sont allées les goules ?

Le vieil homme haussa les épaules.

— À l’ouest. À Jersey, je suppose. Ce n’est pas comme si elles avaient émigré ou un truc comme ça. Elles ont juste commencé à partir, une par une, peut-être à la recherche de nourriture. Elles ont traversé les ponts. Le George Washington est toujours intact.

Sarah serra ses bras sur sa poitrine. La nuit était devenue plus froide qu’elle s’y était attendue et son sweat-shirt à capuche, si parfait pour les soirées dans le désert, ne la protégeait pas de l’humidité de l’île.

— Mais pourquoi vers l’ouest, pourquoi sont-elles allées au New Jersey ?

— Ma foi, fit le vieil homme, si elles étaient parties vers l’est, elles seraient restées collées sur le LIE.

Les survivants les plus âgés se mirent à glousser. Sarah n’avait aucune idée de ce que cela signifiait ni de ce qu’était un LIE. Elle se leva, observant le feu pendant une seconde. Elle n’avait pas envie de quitter sa chaleur, mais tous ces survivants assis autour de la flambée la déconcertaient. Ils parlaient uniquement de ce qu’ils avaient perdu, de ce que le monde avait offert autrefois. Pour Sarah, qui ne connaissait rien excepté l’apocalypse, ces propos étaient une perte de temps.

L’un des jeunes hommes, un type corpulent et musclé, se leva d’un bond quand elle se détourna du feu.

— Où vas-tu ? demanda-t-il, d’un ton pas tout à fait inamical.

Pourtant, elle avait nettement le sentiment qu’il était chargé de la surveiller.

— J’ai besoin d’uriner, annonça-t-elle.

Les survivants plus jeunes ricanèrent. Son garde hocha la tête d’un air entendu, comme si elle avait passé un test.

Tout sur Governors Island, rumina-t-elle comme elle se dirigeait vers les ombres entre deux maisons victoriennes, ressemblait à un test. Osman et Marisol s’étaient éloignés pour bavarder, la laissant en compagnie de gens qu’elle ne connaissait pas. On lui avait donné à manger, on l’avait accueillie chaleureusement, acclamée, on avait porté des toasts à sa santé. Elle avait été invitée à s’asseoir près du feu, on l’avait fait participer à la conversation, ils lui avaient accordé toute leur attention chaque fois qu’elle parlait. Pourtant, même s’ils désiraient manifestement qu’elle se sente à l’aise, ils n’arrêtaient pas de la regarder, de l’examiner. Il y avait beaucoup d’autres femmes noires sur l’île, alors il ne s’agissait pas de cela. Elle supposait que c’était peut-être que, dans une communauté insulaire de ce genre, tout nouveau venu était un sujet d’émerveillement. Et, à l’évidence, quelqu’un qui avait survécu durant ces douze dernières années avait de bonnes raisons de se méfier des inconnus.

Toutefois, l’impression que lui donnaient les insulaires n’était pas tant de la défiance que de la cachotterie. Ils se comportaient comme s’ils n’étaient pas tant préoccupés par ce qu’elle ferait, mais plutôt comme s’ils avaient un secret qu’ils ne souhaitaient pas qu’elle découvre.

Elle ne s’attendait pas à le découvrir si tôt après avoir compris qu’il devait exister. Pourtant, alors qu’elle se mettait à croupetons près d’un porche prétentieux, badigeonné d’une peinture blanche qui s’écaillait, elle leva les yeux et faillit tomber à la renverse de frayeur. Elle voyait une énergie. Une énergie morte.

Des taches d’énergie morte partout dans cet endroit. Elle n’y avait pas prêté attention, mais c’était dans ces moments-là que ses sens peu communs fonctionnaient le mieux. Il y avait l’un des morts juste devant elle, dans le jardin de légumes divers au centre de Nolan Park. Grattant le sol avec une binette, ou un râteau, ou… quelque chose. Sarah se rembrunit. Les morts ne jardinent pas.

À moins que quelqu’un – en particulier, une liche – leur dise de le faire.

Elle avait toujours son pistolet. Les critères d’hospitalité postapocalyptiques autorisaient les visiteurs à garder leurs armes lors de feux communautaires, particulièrement quand lesdits visiteurs oubliaient fortuitement de mentionner qu’ils en avaient sur eux. Elle sortit le pistolet de sa poche, engagea le chargeur, ôta le cran de sûreté. La chose morte ne s’aperçut de rien comme Sarah s’en approchait sans bruit.

C’était impossible, pourtant elle était bien là. Pas ici, entre tous les endroits, cette dernière citadelle d’humanité à New York. Mais les poils sur le dos de ses bras ne mentaient pas. Ils étaient hérissés comme les piquants d’un porc-épic. Chair de poule. Le signe le plus classique de la présence des morts-vivants.

Sarah essaya de trouver une explication logique. Elle avait dû introduire à son insu des morts sur Governors Island, pensa-t-elle. Le tsarévitch avait dû la suivre. Elle avait condamné tous ces gens affables, ennuyeux, réunis autour du feu. La peur plantait des dagues glacées dans les muscles de son dos. Pourquoi la chose jardinait-elle ainsi, elle n’en avait aucune idée. Peut-être polluait-elle les plantations des survivants, peut-être avait-elle l’intention de les empoisonner.

Elle leva son pistolet. Se prépara à tirer. Le jardinier mort creusait un autre sillon dans la terre argentée par la lune. Son visage, son crâne ne bougeaient pas. Ses traits auraient pu être un masque d’os. Il était vêtu d’une salopette maculée et ses pieds étaient nus. Sarah releva le chien de son pistolet et bloqua sa respiration en prévision de la détonation.

— S’il te plaît, ne lui fais pas de mal. C’est juste un ramolli, dit quelqu’un d’une voix douce.

La voix fut aussi forte qu’un coup de feu pour l’oreille terrifiée de Sarah. Elle pivota sur une cheville et aperçut le jeune garçon, Jackie, qui se tenait sur sa droite. Il s’avança rapidement, sortant de son angle mort, il devait être entraîné à s’approcher de quelqu’un avec une arme.

Elle ôta lentement son index de la détente du Makarov, abaissa le chien.

— Un ramolli ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Il est domestiqué.

Jackie se précipita vers le jardinier et agita la main devant son visage. Sarah se mordit la lèvre pour contenir une vague de nausée. Elle savait ce qui était censé se produire ensuite, ce qui se produisait toujours. La goule allait mordre l’enfant. Elle allait le saisir et le dévorer. Si ce n’est, bien sûr, qu’elle n’en fit rien. C’était l’argument à faire ressortir. Le jardinier cessa son binage juste assez longtemps pour regarder le garçon et esquisser un petit sourire stupide. Les yeux du mort bougèrent lentement dans leurs orbites.

Jackie se tourna pour s’adresser à Sarah de nouveau.

— C’est un ramolli. Ils font ce que nous leur disons, mais parfois cela prend beaucoup de temps pour leur expliquer des choses. Nous ne pourrions pas survivre sans eux. Nous ne sommes pas assez nombreux pour entretenir les jardins potagers.

Sarah plissa les yeux. Elle n’avait jamais entendu parler de quelque chose de ce genre.

— Comment… Comment faites-vous pour domestiquer les zombies ? demanda-t-elle vivement. Ils existent pour une seule chose.

Le garçon haussa les épaules. Il était âgé de douze ans, elle le savait à présent, mais était très petit pour son âge. Ses yeux étaient énormes, ses cheveux plus clairsemés qu’ils n’auraient dû l’être.

— Je pense que c’est l’une des cérémonies que ma maman organise à Halloween. Ils ne me permettent pas de regarder parce qu’ils sont tout nus, mais je sais des trucs néanmoins. Je sais qu’on attache les goules dans un cercle que l’on trace sur le sol et ensuite il y a des danses, des chants, et tout le reste. (Le garçon haussa les épaules de nouveau.) Tu sais. La science.

Sarah respirait bruyamment, incertaine de ce qu’elle devait faire. Elle rangea le pistolet dans sa poche. Puis elle s’élança et projeta le ramolli à terre. Elle eut l’impression d’avoir heurté une taie d’oreiller remplie de brindilles. Le jardinier tomba à la renverse, s’étala sur le sol. Puis il se remit debout, récupéra sa binette, et reprit son travail. Cela ne le dérangeait pas de sourire à Sarah. Si elle le frappait de nouveau – même à de nombreuses reprises –, il réagirait de la même façon, songea-t-elle.

« Tu vas apprendre des choses, lui avait dit Jack, et certaines d’entre elles te feront pleurer. » Était-ce ce qu’il avait voulu exprimer ? Ou bien y avait-il des choses pires qui l’attendaient ?

— Viens avec moi, lui dit Jackie. Maman veut te parler.

Il tendit sa main minuscule et Sarah la prit.