16.

Ayaan plongea son éponge dans le baquet fuligineux puis la pressa entre ses mains pour qu’elle ne dégouline pas. Les liches dans le mess des officiers étaient très exigeantes à propos de leurs fenêtres. Ils disposaient de peu de distractions à bord : ceux qui savaient lire avaient déjà lu entièrement les quelques magazines et livres laissés par le précédent équipage. Contempler les vagues n’était guère le summum de l’excitation, mais cela avait une qualité hypnotique, particulièrement durant les heures du crépuscule. La liche poilue, qu’Ayaan considérait de plus en plus comme un loup-garou, était capable de rester devant la fenêtre durant des jours d’affilée. Apparemment, être mort changeait la chimie de votre cerveau, vous rendait moins anxieux devant l’écoulement du temps, la fuite de votre vie. Bien sûr, peut-être était-ce juste le fait que les liches étaient fonctionnellement immortelles. Si elle savait qu’elle avait des siècles, des millénaires, à passer, Ayaan en avait conscience, elle-même éprouverait infiniment moins d’empressement à chaque carpe diem.

— Regardez, Amanite est sortie pour prendre le soleil, annonça le loup-garou.

Sa voix était étouffée et déformée – l’étrange croissance de poils garnissait tous ses orifices, sa langue était recouverte de ce qui ressemblait à du feutre pâteux –, mais Ayaan était à même de comprendre son anglais rudimentaire. À l’instar des autres liches dans la pièce, elle s’approcha pour regarder l’endroit qu’il montrait, son doigt couvert de fourrure maculant de graisse la vitre. Ayaan émit un grognement silencieux ; elle allait devoir nettoyer cette tache.

Les cultistes parlaient souvent d’Amanite, la créature que le loup-garou avait aperçue, mais Ayaan ne l’avait encore jamais vue. Elle avait, elle s’en souvenait, vu des champignons et des vesses-de-loup poussant à profusion dans la raffinerie à Chypre, donc elle avait dû se trouver tout près du lieutenant le plus accompli du tsarévitch. Pourtant, elle n’était pas préparée à ce qu’elle vit par la fenêtre. En haut de la tour où les liches avaient leurs quartiers, Amanite se tenait nue au soleil, mesurant environ deux mètres et demi. Elle n’essayait pas de couvrir ses parties génitales, mais ce n’était guère nécessaire. Une épaisse couche de croissance fongoïde recouvrait chaque centimètre carré de sa peau. De longs mycéliums filandreux formaient ses cheveux, tandis que ses épaules et son dos étaient constellés de chytridiales jaunes. Une rouille foncée velue garnissait ses seins, tandis que des rangées d’oreilles de Judas, des champignons orange vif, entouraient son ventre distendu et que de la moisissure dégouttait de ses doigts.

Elle avait le pouvoir, disait-on, de faire germer des graines de la terre, de faire s’étendre des plantes grimpantes à travers la toundra sibérienne. Elle avait la main verte ultime, elle pouvait faire fleurir n’importe quel végétal partout où une graine desséchée ou une spore cristallisée ou un rhizome à moitié rongé subsistait dans le sol. On racontait qu’elle avait sauvé des villages entiers de la famine après que les goules sans cesse affamées eurent dévoré toutes leurs récoltes. Cependant, son véritable amour n’était pas pour la verdure, mais pour les nielles, les pourritures et l’humus et tout particulièrement pour les champignons. Le nom qu’elle avait choisi semblait très joli. C’était le nom latin du champignon appelé communément « ange destructeur ».

Ce qu’elle pouvait bien faire en haut de la tour donna lieu à de nombreuses conjectures.

— Je me demande si cela a quelque chose à voir avec ton amie, dit le fantôme vert, se tournant pour regarder directement vers Ayaan.

Ayaan tenait l’éponge précautionneusement à deux mains pour qu’elle ne dégoutte pas sur le sol. Elle s’efforça de donner l’impression qu’elle n’avait aucune idée de qui il parlait. Ce n’était pas difficile : elle ne le savait pas.

— Tu sais, la jeune fille. La jeune fille sur la passerelle de commandement. Je pense qu’elle est l’un des navigateurs. Ne fait-elle pas partie de ton groupe de conspirateurs ?

Le fantôme vert sourit, sa peau desséchée se tendant sur ses mâchoires saillantes.

Ayaan laissa tomber l’éponge et s’enfuit. Elle s’attendait à tout moment à sentir son pouvoir entourer son cœur de chaînes glacées tandis qu’elle descendait l’escalier en trébuchant, se dirigeait vers le pont avant. Elle essayait juste de s’éloigner de lui. Chose étrange, il la laissa partir.

Elle s’élança sur le pont, évitant les feux de cuisson et les cabestans. Elle aperçut le Nain devant et comprit qu’elle allait devoir l’esquiver. Ensuite, elle n’avait pas de plan. Que faisait-il ? Il n’arrêtait pas de faire des bonds sur place. L’ensemble du pont vibrait chaque fois qu’il le heurtait en retombant. Elle se cacha derrière une énorme bitte de tournage et risqua un coup d’œil pour voir ce qu’il avait en tête. Il essayait d’atteindre l’extrémité de la principale grue du navire, un énorme mât de charge formé de poutrelles d’acier qui se dressait au-dessus du pont. Quelque chose pendillait de l’extrémité de la grue, un quartier de viande ensanglantée ou…

C’était la jeune Turque, bien sûr. Ayaan déglutit, horrifiée. Ils avaient tranché ses poignets et ses chevilles, percé des trous en elle jusqu’à ce que son sang s’écoule en ruisseaux le long de son corps, mais ils ne l’avaient pas tuée. Elle bougeait encore, un spasme ici, une contraction là, entre deux longs temps d’arrêt pour se reposer et recouvrer le peu d’énergie qu’il lui restait. Elle était toujours vivante.

Exactement comme le Nain la voulait.

Ayaan se donna des gifles pour essayer de faire circuler son sang de nouveau et se précipita vers la poupe. Il y avait encore une chance, une chance de faire quelque chose. Sans la jeune fille sur la passerelle de commandement, ils ne pouvaient pas ouvrir les panneaux des compartiments dans la cale, ils ne pouvaient pas larguer l’armée des morts-vivants du tsarévitch. Mais ils pouvaient encore… le feu…

Ayaan ne connaissait pas le nom de la jeune fille. Cela avait été intentionnel : dans le cas où l’une d’elles serait prise sur le fait, elles ne pourraient pas se dénoncer. Cela semblait horrible à présent. À cause d’elle, la jeune fille avait été torturée à mort, elle aurait aussi bien pu la donner en pâture à cette bête, et pour quoi ? Pour… Ayaan s’arrêta. Les liches étaient toujours là-haut dans la superstructure, dans le mess qu’elle venait de quitter, mais le tsarévitch et Amanite se trouvaient dans la tour. Si les liches étaient au courant pour la jeune fille, elles savaient certainement pour le Sibérien et son plan d’incendier la tour. Elles pouvaient l’attraper à tout moment, ils pouvaient la tuer à distance. Toutefois, si elle agissait rapidement, si elle ne prenait pas le temps de réfléchir, peut-être pouvait-elle encore vendre sa peau chèrement.

Il était là-bas – le Sibérien –, il se tenait à l’entrée de la tour comme elle s’approchait. Se tenait là, attendait qu’elle le rejoigne et lui dise quoi faire. Elle se précipita vers lui, agitant les mains et hurlant vers lui, sans se soucier si quelqu’un pouvait l’entendre lui crier d’allumer le feu, mais il ne bougeait pas et la regardait, le visage vide de toute émotion.

Elle arriva assez près pour le toucher, mais elle ne le fit pas. Elle comprit qu’il y avait quelque chose d’anormal. Il ouvrit la bouche pour parler, puis il se mit à tousser, une toux spasmodique, horrible, haletant, s’étranglant et crachant. Des nuages foncés de spores jaillirent de sa bouche, mouchetèrent les vêtements d’Ayaan partout où elles se répandaient sur elle. La brise marine les emporta et les fit flotter au-dessus de l’océan. La peau du Sibérien se fonça, commença à devenir bleue. Ce n’était pas de l’anoxie, même s’il suffoquait manifestement. C’était une sorte de moisissure, comme de la pénicilline se développant sur du pain, qui changeait sa couleur. Cela pullulait et le recouvrait, un charbon sec dégouttait de ses glandes lacrymales, une moisissure semblable à de la fourrure sortait de ses oreilles, de son nez. Il mourut avant même de toucher le sol.

Cicatrix sortit de l’entrée menant à la tour. Elle tenait le médecin, le médecin qui tranchait les mains à la poupe, au bout d’une laisse attachée à un collier de chien passé autour de son cou.

— Dis-lui ce que tu as fait, ordonna Cicatrix, en obligeant l’homme à se mettre à genoux.

Il balbutia, sanglota et essaya de lever les yeux vers Ayaan, mais il n’en avait pas la force.

— Dis-lui ! glapit Cicatrix, et elle lui donna des coups de pied dans les côtes.

— Arrête. Je sais ce qu’il a fait, lui dit Ayaan.

À l’évidence, il avait révélé ses secrets. Dénoncé son grand complot. De fait, elle ne pouvait pas le blâmer, non plus. Il avait une blessure mal suturée au bout de son bras droit à l’endroit où il y avait eu l’une de ses mains. Il les avait probablement suppliés de laisser la gauche intacte. Ayaan se demanda s’il leur avait dit combien d’os il y avait dans sa main, combien de muscles.

Une vague de répulsion envers l’homme brisé monta en elle s’épanouit dans sa gorge. Il aurait dû mourir, aurait dû se jeter par-dessus bord plutôt que de tout avouer. C’était ce qu’elle aurait exigé d’elle-même. Elle essaya de se dire que la menace de la mort aurait amené cet homme à faire n’importe quoi pour survivre. Ce n’était guère une perspective exceptionnelle. Néanmoins, ce n’était pas la sienne. Ayaan avait grandi en écoutant les récits des martyres glorieux de ceux qui avaient fait le sacrifice de leur vie terrestre pour le bien de tous. Elle était suffisamment âgée pour se garder de le juger, mais elle se savait incapable de ressentir de la compassion pour un lâche, quel qu’il soit.

Sa bouche se remplit. Elle cracha sur lui.

— Tu m’as prise sur le fait, dit-elle à Cicatrix. Je ne m’excuserai pas. Entre femmes vivantes, tout ce que je demande c’est une mort propre.

Cicatrix lui sourit.

— C’était un plan astucieux, déclara-t-elle, sans tenir compte de la requête d’Ayaan. Nous en avons parlé toute la journée, le tsarévitch et moi. Nous étions très impressionnés et amusés.

À l’évidence, Ayaan n’obtiendrait pas la fin rapide qu’elle voulait. Elle regarda de côté vers la lisse. Elle pouvait l’enjamber en une seconde. Cela ne prendrait même pas un battement de cœur avant qu’elle heurte l’eau. Ayaan ne savait pas nager et ce serait très rapide. Elle avait entendu dire des choses déplaisantes sur la mort par noyade, et cela ne lui éviterait pas de revenir en tant que goule. Néanmoins. Ce serait une meilleure sortie. Une façon plus propre de partir.

Elle bondit vers la lisse. Leva un pied.

Puis elle sentit l’énergie se vider de ses membres, de ses muscles, de ses os. C’était à peine si elle parvenait à maintenir ses paupières ouvertes. Dans un instant, elle allait… Elle allait s’écrouler… Elle comprit que le… fantôme vert… la tenait…

— Nous t’aimons bien, dit Cicatrix, se penchant vers elle en lui souriant. (Ayaan était tombée sur le pont sans s’en rendre compte.) Nous te trouvons très amusante.

La vision d’Ayaan s’obscurcit comme un volet noir s’abaissant sur le visage de Cicatrix.