1.

Il faisait très chaud et l’air était sec. Ayaan entendait un son monotone constant, un grondement, un son de basse qui chatouillait la plante de ses pieds. Ses pieds… Ses pieds lui faisaient mal. Elle sentait une douleur dans ses chevilles, ses jambes, ses orteils. Quand elle baissa les yeux vers eux, ils semblèrent trop gros, ils semblaient monter vers elle, enflés, très noirs et contusionnés. Des cloques entouraient ses orteils, des cloques qui éclataient et répandaient un fluide clair.

Ses aisselles étaient engourdies. Elle ne les sentait plus du tout. Ses bras étaient remplacés par des barres de lumière parallèles. C’était la seule façon de les décrire. Il n’y avait pas de bras là, juste de la douleur, et uniquement un genre de douleur abstraite quant à cela.

Dans l’air immobile du compartiment des machines, ils maintenaient son métabolisme très bas, fonctionnant si lentement. Quand un médecin survint et lui demanda de lever la tête, cela lui prit toute l’énergie qu’elle possédait. Elle désirait tellement s’asseoir.

— Allez, allez, c’est mieux. Ouvre la bouche.

Elle laissa sa mâchoire se relâcher. Il y avait des aiguilles en elle, des aiguilles qu’elle sentait glisser à travers sa chair, l’empaler. Des mains la touchèrent en des endroits qu’elle parvenait à peine à identifier. Son corps était devenu une vaste région avec une médiocre infrastructure de communications. Les informations provenant de ses extrémités prenaient la plus grande partie de la journée pour parvenir à son cerveau.

— Niveaux oxygène sang bons, oui.

Le fantôme vert la maintenait en vie, mais tout juste, tandis que des hommes entraient et sortaient de la salle, les mains sur elle, les yeux partout. Ils fixaient des fils sur elle, ils grattaient des prélèvements de l’écume entre ses dents.

— Température basale du corps est normale.

Parfois, elle les voyait se déplacer autour d’elle, les visages aplatis, les mains froides. Parfois, ils n’étaient que des taches confuses ou le tremblotement des ailes d’un papillon contre sa peau.

— Cela devrait vous intéresser de voir ceci, dit quelqu’un, la main posée sur son bas-ventre, un gant en latex dans ses poils pubiens.

Elle sentit une demi-dizaine de personnes autour d’elle lever les yeux et lui prêter attention. Dans un flou artistique, elle aperçut Cicatrix de l’autre côté de la salle, la femme vivante, dont les narines se dilataient, les yeux fixés sur le diaphragme d’Ayaan. Son crâne chauve s’empourpra de honte. Quelque chose de métallique et froid la toucha, écarta sa peau.

— Elle est toujours vierge, annonça le médecin.

Ayaan voulut se débattre contre ses liens, mais en vain, son corps ondoya à peine. Cela avait dû ressembler à un spasme musculaire. Puis le temps devint bleu…

… elle n’était pas certaine, pas certaine de ce que cela signifiait, mais elle savait que c’était exact, bleu…

… et des aiguilles, il y avait des aiguilles sur sa peau. Qui la piquaient. Elle sentit une goutte de sang couler de sa clavicule, s’écraser contre le col en papier de sa tenue d’hôpital. Elle baissa les yeux et observa le sang pénétrer le tissu bleu, une fleur garnie de pointes comme l’action capillaire le vidait de sa peau.

— Tu dois lever la tête, lui dit quelqu’un.

Elle écouta. C’était comme si elle ne pouvait utiliser qu’un seul sens à la fois. Quelque chose bourdonnait, un insecte, une horrible guêpe répugnante tout près de son oreille, grimpant sur sa gorge, traînant son dard à travers sa chair.

— Je ne peux pas faire ça, pas avec tête comme cela, dit la voix.

Elle ne voyait pas à qui appartenait la voix.

Devant elle, le tsarévitch apparut progressivement. Comme un nuage passant devant le soleil. Ses yeux très clairs fixaient les siens. Sa voix… elle ne l’avait encore jamais entendue… lui allait parfaitement. Haute, claire, la voix d’un jeune garçon. La voix d’un soliste dans une chorale d’enfants.

— Était appelé estrapade, autrefois. Maintenant, nous disons positions de stress. KGB a mis cela au point. Est très efficace.

— Donnez-moi argent de nouveau, dit l’autre voix.

Juste derrière la tête d’Ayaan. La guêpe enfonça son aiguillon dans sa nuque.

— Nous attachons mains, puis attachons à plafond. Tu ne peux pas t’asseoir, sans arracher bras des articulations. Corps ne te laisse pas faire cela même quand inconscient. Tu ne t’assieds pas pendant trois jours. Tes bras meurent, pas de sang. Tout sang descend vers pieds, qui enflent, puis éclatent. Utilisé à Guantánamo et à Kaboul. À Belfast, à Mossoul et à Jérusalem. Église catholique romaine a inventé cela pour Inquisition, parce que pas de sang versé. Mais KGB rendre parfait.

Ayaan voulut s’humecter les lèvres, mais sa bouche était complètement soudée comme si elle était remplie de colle. Se concentrant, plissant les yeux, elle réussit à amener une goutte de salive sur son palais mou. « Nos plaisirs ne sont jamais si simples », lui avait dit Cicatrix.

— La torture, croassa-t-elle. Est-ce que…, dit-elle, puis elle attendit d’avoir plus de salive pour libérer sa langue, est-ce que tu jouis de me voir comme ça ? Est-ce que cela te fait jouir ?

Le tsarévitch lui sourit. Le genre de sourire qu’une grand-mère à l’agonie garderait pour vivre.

— N’est pas pour moi, est pour toi. Un si grand don tu as. Un don comme ça, je gaspille jamais. J’ai utilisation pour toi, même maintenant. Est triste, souffrir tellement, est très triste, mais également, nécessaire. Doit briser ignorance et peur. Tu comprends ?

Tu veux dire, pensa-t-elle, manquant de l’énergie indispensable pour continuer à parler, tu veux dire que tu dois abattre mes barrières psychologiques. Ayaan savait exactement ce qu’ils lui faisaient. Même dans sa condition diminuée, elle était toujours capable de penser, bien que lentement. Ils la torturaient en préparation d’un lavage de cerveau. Malgré toute la résistance qu’elle opposerait, ils continueraient plus loin. Même si cela prenait du temps, ils pouvaient attendre qu’elle cède.

— Merde, apportez lavette ! Elle a pissé sur elle, dit la voix rude.

Le tsarévitch se rembrunit.

— Reins se bloquent après trois jours. Est permanent, si on ne s’assied pas.

Il sortit un mouchoir de la manche de son armure et essuya le devant du pantalon d’Ayaan.

— Hé, balbutia-t-elle, à quoi ressembles-tu vraiment ?

Les yeux du tsarévitch étincelèrent.

— Tu le sauras, et bientôt, lui dit-il. Très bientôt. Tu viens te tenir à mes côtés. (Il porta une main à sa bouche, se surprenant à avoir fait une gaffe.) Je veux dire « t’asseoir » à mes côtés, oui ?

Le sourire illumina son visage et le nuage s’éloigna du soleil.

Reste en vie, pensa-t-elle. Reste en vie pour Sarah. Elle a besoin de toi.

— Tu seras à moi, lui dit-il en tapotant ses pieds.

Elle se garda bien de le provoquer. Cela ne ferait que prolonger d’un jour ses souffrances sur les sangles. Néanmoins. Elle était Ayaan. Du moins pour le moment.

— C’est ce que le Nain avait dit, déclara-t-elle au tsarévitch. Et regarde-le à présent.