Alignés en rangées, les prisonniers entrèrent en file dans le petit amphithéâtre au centre de la raffinerie et se laissèrent tomber lourdement sur le sol dur. Ils étaient assis dans le rond, laissant seulement une allée étroite qui menait à une scène improvisée. Il n’y avait pas de sièges ou de bancs, juste une cuvette conique avec une rigole en métal en son centre. Une baignoire en fer était placée à côté de la canalisation, remplie de ce qui semblait être de l’eau propre, à l’évidence faisant partie du spectacle pompeux sur le point de se dérouler. Le tsarévitch allait-il venir et baptiser chacun d’eux, peut-être même leur laver les pieds ?
Ayaan scruta les visages des autres captifs, à la recherche de quelque chose. Pas de la colère, non, le moment était mal choisi pour cela. Elle cherchait un signe d’intelligence, de détermination, de volonté. Elle cherchait des gens qui pourraient l’aider à s’évader. Tandis qu’elle examinait les femmes entre deux âges, les jeunes garçons, les vieillards et les vétérans aux blessures mal soignées, elle trouva peu de chose pour l’inspirer. La plupart des gens rassemblés ici semblaient un brin effrayés, énormément déconcertés, avec peut-être une once d’espoir en eux pour faire bonne mesure.
C’était ce dernier trait, l’espoir, qui la désespérait le plus. Apparemment, les autres avaient reçu le même traitement qu’elle : le guide bienveillant les conduisant pour une visite de ce qui devait ressembler à un paradis sur terre. Pour beaucoup de ces gens, la perspective d’un endroit sûr où les morts étaient tenus en échec et où il y avait un petit quelque chose à manger s’était estompée depuis longtemps vers l’impossibilité. Ils s’étaient cachés pendant des années dans des abris antiatomiques ou dans des bâtiments publics blindés, mangeant quand ils pouvaient et ce qu’ils pouvaient, en ayant recours à tout ce qui était nécessaire pour rester en vie. Ayaan savait que beaucoup d’entre eux pouvaient lui dire quel était le goût de la chair humaine. Ils avaient eu froid, faim, et été seuls durant plus d’une décennie. Quand les troupes du tsarévitch les avaient délogés de leurs trous, cela avait dû ressembler à une fin inévitable s’abattant sur eux. Le peu de combativité ou d’étincelles de colère qu’il leur restait avait disparu au cours du long et horrible voyage dans les cages. À présent, on les avait amenés dans cet endroit sûr, propre, et on leur avait dit des mensonges sur des pommiers. Leurs cerveaux ne savaient plus comment gérer toutes ces foutaises.
En d’autres termes, le tsarévitch les avait exactement là où il le voulait. Le spectacle qu’il leur offrait était un coup de maître, et même Ayaan était obligée d’admirer son intelligence remarquable.
Il n’y eut pas de jeux de lumière, pas de musique. Juste un homme descendant l’allée d’un pas traînant, emmitouflé dans une robe de chambre de grosse toile informe. Il s’avançait lentement, délibérément, et Ayaan se demanda ce qu’il y avait d’anormal chez lui. Il prenait son temps et ne montrait aucune réaction aux appels inquisiteurs du public. Quand il arriva au centre et se dirigea vers la canalisation, tous les regards étaient rivés sur lui, mais aucun mot n’avait encore été prononcé.
Après une longue pause théâtrale, l’homme porta des mains tremblantes à sa tête et tira en arrière la capuche qui avait caché son visage. Les gens crièrent ou suffoquèrent, ou encore reculèrent avec horreur : une goule se tenait devant eux. La chair de son visage avait été rongée, littéralement, ou juste érodée par le temps. Les globes de ses yeux étaient énormes, au regard fixe, son nez guère plus qu’une cavité sombre au milieu de sa tête. Ses dents craquelées, jaunes, étaient recourbées en quelque chose proche d’un sourire. Puis il se mit à tousser. Des quintes longues et douloureuses, comme l’air s’engouffrait dans ses poumons immobiles. Quand l’air ressortit de lui, cela ressembla à des mots.
Ce mort pouvait parler.
— Je… m’appelle… Kolya…, annonça-t-il d’une voix grinçante.
Ses yeux parcoururent l’assistance, essayant d’établir un contact visuel. Ils étaient très bleus.
— Kolenka, bégaya-t-il. Kolenka Timofeovich Labachento. J’étais… mécanicien pour… exploitation agricole… dans fermes Ukraine… Je réparais et graissais moissonneuses-batteuses et… et tracteurs… À présent, je le sers… dans vie éternelle. Est réel.
Une marionnette. Ayaan savait que le mort ne parlait pas de son propre gré, que le tsarévitch devait se trouver quelque part à proximité, contrôlant ce cadavre, poussant l’air dans sa gorge, pinçant ses cordes vocales comme les cordes d’une guitare. Gary avait fait quelque chose de semblable des années auparavant. Il avait amené une foule de morts à parler d’une seule voix, en un épanchement de haine. Elle se rembrunit en pensant que cela était de très mauvais goût, et de nouveau parcourut du regard les gens.
Ils écoutaient avec une profonde attention. Penchés en avant, le visage appuyé sur leurs mains, les yeux grands ouverts. Certains étaient bouche bée.
— Âme est… toujours dans corps, après notre mort. Subsiste. Comme vous pouvez… voir.
Une femme portant un fichu et une robe de paysanne fondit en larmes, peu abondantes, coulant le long des rides de son visage. Un jeune garçon à côté d’elle se couvrit la bouche d’une main et regarda autour de lui. Quand son regard croisa celui d’Ayaan, elle lut dans ses yeux ce qui se passait.
L’espoir. Ce salopard de tsarévitch leur avait donné à tous une petite lueur d’espoir. Suffisamment pour les amener à croire. Il leur offrait une solution au problème central de la vieillesse et, à en juger par leur expression, ils envisageaient sérieusement de gober cela.
— Je vis… pour toujours… Je ne ressens pas douleur. Vous voyez ceci, est réel. Vous aussi… le servez… et récompense… est à vous. À tout jamais. Vous verrez.
Le mort leva ses bras décharnés pour les appeler, pour les implorer de rejoindre le bercail. Afin de vivre éternellement sans souffrir.
— Blasphème !
Ayaan fit volte-face et vit que l’un des prisonniers s’était levé. Un Turc corpulent avec un grain de beauté sur le menton et une moustache épaisse et hérissée comme du crin de cheval collé sur son visage. Il tenait un petit livre dans la main, un livre relié en cuir avec des tranches dorées qui devait être un coran.
— Blasphème ! cria-t-il de nouveau. (Il parlait un russe écorché, comme le cadavre animé.) Dieu a fait homme à son image, ça, c’est se moquer du Créateur !
Deux hommes vivants portant des fusils descendirent en hâte l’allée et empoignèrent le Turc, le frappant sauvagement au visage. Ils ne parvinrent pas à l’empêcher de crier même quand ils le traînèrent en direction de la scène, vers la baignoire à côté de la rigole.
— Allah est le Gardien, et Il donne vie aux morts, et Il a pouvoir sur toute chose ! Allah ! Pas ce sorcier imposteur !
Il se baissa sous le bras de l’un des gardes, en continuant à crier des chapitres et des versets, et poussa le mort sur la scène. La goule ne sembla même pas décontenancée, elle se tint simplement là, les bras écartés.
— Écoutez, vous tous, les paroles du Prophète : « Je leur commanderai, et ils altéreront la création d’Allah. Et quiconque prend le Diable pour allié au lieu d’Allah sera, certes, voué à une perte évidente ! »
Les gardes empoignèrent le Turc de nouveau, chacun lui tordant un bras derrière le dos. Le Coran tomba dans la rigole, les pages ouvertes. Sans aucun préambule, les gardes portèrent le Turc jusqu’à la baignoire et plongèrent son visage dans l’eau claire.
Ayaan se contrôla. Si elle protestait ou se rebellait à présent, elle savait qu’elle rejoindrait le Turc dans la baignoire, où de l’eau moussante s’écoulait déjà dans la rigole. Celui-ci lançait des ruades et se débattait contre ses ravisseurs, mais il ne pouvait pas respirer dans l’eau comme un poisson. Ses mouvements spasmodiques devinrent désorganisés, puis faiblirent, et cessèrent complètement. Ayaan comprenait l’efficacité de cette exécution. Le corps du Turc était gardé intact en grande partie, sans trous causés par des balles ou os brisés. Les gardes le lâchèrent dès qu’il cessa de se débattre et lentement, péniblement, il se mit debout. Ses yeux étaient injectés de sang et de l’eau ruisselait de sa moustache, la plaquant sur sa bouche.
Le silence se fit dans l’amphithéâtre comme il baissait les yeux, examinait ses mains. Tandis que son corps frissonnait et que l’eau dégoulinait de lui. Il ne bougea pas durant un très long moment.
Puis il s’avança, manifestement mort, et parcourut la foule du regard, établissant un contact visuel. Il ouvrit la bouche et vomit une grande quantité d’eau dans la rigole. Puis, s’étranglant un peu sur les mots, il commença à parler.
— On m’appelle Emre Destan. Je… J’étais boulanger… en Turquie, à Tarsus. À présent, je… Je sers le tsarévitch. Je le sers dans vie éternelle.
Ayaan regarda de nouveau les spectateurs, mais, à sa grande surprise, elle vit qu’il n’y avait aucun changement. Ils désiraient toujours croire, ils continuaient à croire. La baignoire, l’exécution soudaine, n’avait pas du tout changé leur état d’esprit. Pourquoi aurait-ce été le cas ? Leur monde fonctionnait de cette façon. Mais ici, il y avait davantage : une suggestion, la promesse qu’ils pouvaient vivre, qu’ils pouvaient survivre dans leur propre corps. Qu’ils pouvaient affronter ce nouveau monde dans leur ancienne chair et qu’ils seraient néanmoins épargnés.
La première goule, l’Ukrainien, adressa un sourire bienveillant à l’assistance.
— Est réel… vous voyez, dit-il à plusieurs reprises.