10.

Sarah avait du mal à réfléchir. Elle parvenait à peine à reprendre son souffle.

— On prend quelle direction, jeune fille ? demanda Osman, dans son oreille.

Il semblait avoir une voix nasillarde et traînante. Elle l’irritait, comme si un insecte s’était introduit dans son canal auditif. Elle tenta de retirer son casque, mais, sans leur protection, le bruit du rotor de l’hélicoptère était assourdissant. On aurait dit une tronçonneuse à l’œuvre dans ses sinus. Elle se hâta de remettre les écouteurs en place.

Elle ignorait complètement quoi faire. Ayaan lui avait enseigné de nombreuses choses à propos des tactiques destinées aux petites unités. Elle avait suivi des cours d’espionnage de camouflage, de guérilla. Elle était incapable de s’en souvenir. Elle s’assit sur le plancher du Jayhawk et regarda fixement Gary.

Il avait grandi. C’était indéniable. Les petites pattes boudinées du crabe qui avaient jadis soutenu son crâne étaient à présent aussi longues qu’un avant-bras de Sarah. Grâce à sa vision subtile, elle constata que le processus se poursuivait. Elle l’observa. Il puisait de l’énergie dans le champ biologique de la Terre et s’en servait pour se soigner. Il puisait dans les provisions d’énergie que Ptolémée lui avait montrées, la Source, afin de reconstituer son apparence, sauf que ce n’était pas sa forme humaine qu’il tentait de recréer. C’était quelque chose de nouveau.

Si, près de la Source, l’air qu’elle respirait était imprégné d’énergie, elle emplissait le ciel. Elle parvint presque à distinguer la Source elle-même, à travers le fuselage de l’appareil. C’était comme une projection par-dessus sa propre vision, un torrent, une cascade de lumière pure qui jaillissait, éclatait et explosait sans discontinuer devant ses yeux. Son propre son et lumière.

— Sarah, dit Osman au moment même où Ptolémée s’approcha d’elle et lui toucha le bras.

— Sarah, dit la momie.

Elle leva la tête vers lui, les yeux hagards.

— Aide-moi, dit-elle. Donne-moi des conseils. Je… Je suis dépassée. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Notre seule machine volante avantage est notre avantage machine volante, lui expliqua Ptolémée.

— On ne peut pas leur tourner autour indéfiniment, dit Osman. (Elle avait parlé dans son micro, et il l’avait entendue. Il supposait qu’elle s’était adressée à lui.) Il va bien falloir finir par se poser.

— Nous en l’air devoir rester devoir en l’air, dit la momie.

Ils avaient tous les deux raison. Sarah se souvint parfaitement du moment où Ayaan avait ordonné à Osman de se poser, en Égypte. Quand elle avait mis le pied à terre, elle s’était aussitôt retrouvée submergée par les goules accélérées et la liche verte qui les dirigeait. Sarah s’était elle-même opposée à un atterrissage. Elle avait qualifié cette manœuvre de « stupide ». Elle avait dit que c’était du suicide.

Elle n’avait pas le choix.

— Pose-nous, Osman, dit-elle, le regard rivé sur le visage de Ptolémée. Amène-nous à environ un kilomètre et demi de cette colonne, et trouve-nous une clairière dans laquelle on pourra se poser.

Ptolémée s’abstint de tout commentaire. Elle avait pris une décision, ce qui était le principal. Ils poursuivraient à pied. Ils n’avaient vraiment pas le choix. Dans le bolide, le gorille disposait d’une pile de Stingers prêts à l’usage. L’unique avantage que Sarah possédait, la supériorité aérienne, s’était transformé en handicap.

Il fallut un moment à Osman pour trouver un site d’atterrissage acceptable. Et encore, celui-ci était loin d’être parfait : c’était une grossière trouée au milieu des arbres où une saillie rocheuse jaillissait du flanc de la montagne. Il était à découvert et n’offrait aucun accès direct à la route. Si Sarah y avait réfléchi plus tôt, ils auraient pu emporter du matériel de rappel pour se faire déposer dans un lieu plus adéquat. Mais elle n’y avait pas pensé. Elle n’avait envisagé aucune sorte de problème, d’ailleurs. Son plan lui avait semblé si imparable qu’elle en avait oublié d’assurer ses arrières.

Ayaan l’aurait giflée, songea-t-elle. Et elle aurait eu raison.

Les momies bondirent par la porte coulissante. Elle leur lança leurs armes et jeta la sienne sur son épaule. Avant de quitter l’engin, elle se retourna face à Osman. Il faisait la moue et tapotait le tableau de bord, comme s’il décomptait les secondes avant de pouvoir reprendre de l’altitude.

Son père commençait à tirer sur ses sangles de sécurité, et elle lui lança un regard noir.

— Tu restes là. Surveille ton truc, là, ton espèce de crâne bizarre, lui dit-elle.

Elle lui en voulait encore d’avoir tenté de l’empêcher d’entreprendre cette mission, sa colère n’était pas retombée.

— Sarah, je t’en prie, fais attention à toi, l’implora-t-il.

Il essayait toujours de déboucler ses sangles.

Elle se pencha au-dessus de lui et lui serra les attaches, sur la poitrine. Il laissa tomber ses mains de chaque côté de lui, l’air totalement abattu.

— Je ferai attention à moi comme je l’ai toujours fait, lui répondit-elle. Ce qui est mieux que rien. Au moins, j’ai ça, dit-elle en brandissant son Makarov. Ceux de ta génération ont fait en sorte qu’on en ait à ne plus savoir qu’en faire !

Elle commençait à avoir la rage au ventre. Elle lui remontait le long du gosier, et elle savait qu’elle était sur le point de dire des choses désagréables. Son manque d’assurance, sa peur, sa panique et sa souffrance, d’une manière générale, alimentaient ce qui s’annonçait comme une prodigieuse explosion, et elle savait qu’elle ne pourrait rien faire pour la réprimer. Ce qui allait sortir allait être enflammé, acide et, pour une grande partie, simplement cruel.

— N’y va pas, la supplia-t-il. Je te le demande en tant que dernier parent qui te reste… S’il te plaît, reste là.

Elle explosa.

— Mon parent ! Mon tuteur ! Tu n’en as jamais assez, hein, de tout ce pouvoir ? (Elle pointa un doigt en direction de Gary, qui ne broncha pas d’un pouce.) Ça fait douze ans que tu t’occupes de lui. Tu as dû adorer, non ?

— C’était de mon devoir, lui dit-elle d’une voix très douce.

Presque suffisamment douce pour la calmer.

— Ouais, enfin… quel devoir à la con ! Passer douze ans en alternant les coups et les soins sur le cerveau d’un humain mort… waouh ! De quoi garder le feu sacré, papa !

Son visage – ce qu’il en restait – se décomposa. Il comprit aussitôt ce qu’elle voulait dire. Il avait toujours été quelqu’un d’intelligent. Suffisamment pour croire qu’il savait ce qu’il y avait de mieux pour tout le monde.

Quelque chose changea en elle. Une réaction chimique qui figea sa colère et transforma le volcan d’angoisse qu’elle avait en elle en glacier de pure haine. Quand elle entendit sa voix, elle la jugea froide et dénuée de toute passion.

— Ayaan faisait partie de ma famille, lui dit-elle. Tu n’es que mon père.

Osman martelait son tableau de bord de plus en plus vite. Son agitation emplit le cockpit aussi rapidement qu’une mauvaise odeur. Sarah recula d’un pas, puis d’un second, puis son pied heurta la roche. Elle baissa la tête et fit signe aux momies de rester en retrait tandis que l’hélicoptère se soulevait du sol, son rotor mordant l’air dans un vacarme assourdissant.

Quand il se fut éloigné, Sarah se retrouva seule en compagnie des momies. Ptolémée se tenait auprès d’elle, la tête légèrement tournée dans une autre direction. Prêt à recevoir des ordres sans expressément demander quoi que ce soit. Les autres examinaient leurs armes. Elle leur avait fourni des fusils, des M1014 en version militaire, à gaz et à crosse courte et compacte. Les momies bénéficiaient d’une plus grande dextérité que des goules ordinaires, mais, avec leurs mains bandées et leurs yeux desséchés, elles n’étaient pas en mesure de manier correctement des armes de précision. Les fusils faisaient un parfait compromis entre pouvoir d’arrêt et facilité d’utilisation.

Elle inspecta ses troupes, son escouade, avant de se mettre en route. Ils étaient six, tous ceux qui avaient été exposés dans un musée d’art de New York. Deux d’entre eux possédaient un visage peint, comme celui de Ptolémée, même si, par rapport au sien, le résultat était plutôt sommaire. Les autres étaient vraiment d’anciennes momies, leurs bandelettes en lambeaux maculées de fluides corporels et en partie décomposées sous l’effet du temps. Ici et là, on entrevoyait parfois une partie d’avant-bras rabougri ou un effroyable morceau de joue desséchée à travers les bandages mal ajustés.

Sarah ordonna à l’une de ces reliques de faire office d’éclaireur et lui tendit une machette. Il ne perdit pas une seconde et s’enfonça à un rythme régulier à travers les arbres qui cernaient la zone d’atterrissage, abattant le bras comme un métronome, dégageant un chemin dans les broussailles, faisant voler les racines en éclats, éclaboussant ses bandelettes de sève de sapin. Les autres le suivaient de près, Sarah et Ptolémée fermant la marche. Il n’était pas simple de suivre son rythme. Ils se trouvaient à flanc de montagne, un versant accidenté qui n’avait jamais été aménagé, et qui n’avait vraisemblablement jamais vu la main de l’homme. Les gants de Sarah se déchiraient et s’accrochaient chaque fois qu’elle s’agrippait à une racine pour se hisser, et ses bottes glissaient sur les talus en équilibre précaire sur la pente. Elle commençait à transpirer, même si la neige, tout autour d’elle, réfléchissait la lumière froide du soleil qui lui piquait les joues. Son nez se mit à couler et elle se sentit pathétique, forcée de renifler ou de s’essuyer le nez d’un revers de manche toutes les dix secondes. Elle décida de le laisser couler, mais c’était atroce, chacune des terminaisons nerveuses de son visage était rouge et à vif à cause de l’air frais de la montagne.

Enfin – elle aurait été incapable de dire au bout de combien de temps, car, en fait, elle ne portait pas de montre, mais il faisait encore jour –, elle tendit les mains vers le haut, trouva un rocher plus ou moins stable, tira sur ses bras et se hissa en poussant des jurons jusqu’à ce qu’elle atteigne le sommet d’une ligne de crête, les jambes d’un côté et la tête de l’autre. Elle leva les yeux et vit les momies, perchées sur des rochers comme des chamois, des Sherpas ou quelque chose comme ça. Entre le manque d’oxygène et la pure fatigue, elle n’avait plus assez de force pour les maudire.

Quand elle eut presque retrouvé son souffle, même si elle haletait encore, quand elle se fut débarrassée de la sueur dans ses cheveux et d’une grande partie des aiguilles de pin qui s’étaient insinuées dans ses sous-vêtements, elle vit que Ptolémée désignait quelque chose. Elle suivit du regard son doigt bandé et hocha la tête. La Source se trouvait juste en dessous d’eux, à présent, au fond d’une vallée. Elle cligna des paupières. Si près de la réserve d’énergie, c’était sa vision arcanique qui avait pris le dessus et il lui était difficile de voir les choses sous leur aspect normal.

Lorsque sa vue s’éclaircit, elle se rendit compte qu’elle était en train de contempler une modeste cuvette dans le flanc de la montagne, une vallée semi-circulaire, à une cinquantaine de mètres environ en contrebas. Il y avait deux ou trois constructions, là en bas, et quelques statues à la forme à demi érodée par le vent et la neige. La vallée en elle-même était jonchée d’ossements humains.