À la lumière d’une lampe à huile, Marisol examinait une poignée de tiges jaunes.
— Le blé d’hiver, expliqua-t-elle.
Mais cela ne voulait rien dire pour Sarah. La maire de Governors Island laissa tomber les tiges sur la table et examina ses doigts. Une fine et douce poudre noire les recouvrait. Marisol essaya de l’ôter, avec beaucoup de mal. Elle renifla ses doigts et se rembrunit.
— C’est un genre de champignon. C’est nouveau pour nous, et cela ne me plaît pas du tout.
Dans le coin de la pièce, Osman était assis, une main posée sur sa tête. L’autre main tenait une bouteille remplie d’un liquide laiteux. À en juger par sa façon de cligner des yeux au ralenti et de s’affaisser en avant comme s’il allait tomber de sa chaise, Sarah se dit qu’il devait être ivre. Elle regarda Marisol.
La maire haussa les épaules.
— Cela faisait des années, a-t-il dit. Laissons-le boire. Demain matin, il se sentira patraque et maudira Dieu, puis il redeviendra normal. Par bonheur, nous n’avons pas assez de spiritueux pour qu’il devienne alcoolique. (Elle fronça les sourcils.) Après les choses que nous avons vues, tous, je pense que nous méritons de nous enivrer de temps en temps. En fait, je prendrais volontiers un verre, moi aussi. Pour toi, dit-elle (et elle montra le blé niellé sur la table), cela semble tout à fait banal. Pour moi, c’est un rappel. Les deux premiers hivers ici ont été… difficiles. À l’origine, nous étions deux cents. À présent, même avec les réfugiés que nous avons adoptés et deux naissances, nous ne sommes plus que soixante-dix-neuf.
Sarah ne savait pas quoi en penser. Cela semblait moche, certes, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’il était advenu de l’Afrique. Autrefois, il y avait eu là-bas des survivants représentant toute une nation. La Somalie avait gardé en vie un million de ses concitoyens durant la première année. Désormais, la Somalie n’existait plus. Le petit groupe d’Ayaan était tout ce qu’il en restait.
— Je sais que tu as vu les ramollis dans le jardin. Je sais ce que tu dois penser de nous. Mais nous n’aurions pas tenu le coup sans aide.
Marisol sourit et avança une main avec hésitation. Comme Sarah ne s’écartait pas, Marisol prit le menton de la jeune fille dans sa main et lui sourit.
— Tu connais certaines des histoires, bien sûr. Tu es au courant pour Gary.
Sarah hocha la tête. Il n’était pas nécessaire d’en dire plus. Ce que Gary avait fait à Marisol, et de quelle manière il avait été finalement détruit, faisait partie du mythe de Governors Island. Cela faisait partie du mythe de l’Épidémie.
— Je dois te dire certaines choses, des choses pénibles. C’est très regrettable que je sois lâche et dépourvu de caractère. Aussi, au lieu de te les dire, vais-je te les montrer et tu devras gérer cela de ton mieux. Si tu me hais ensuite, eh bien, je suis prête.
Le cœur de Sarah se serra. Elle devait apprendre quelque chose : quelque chose qui la ferait pleurer. Ce moment était imminent, elle en avait la certitude. Pourtant, elle garda le silence et ne protesta même pas lorsque Marisol lui prit la main et l’emmena au-dehors vers l’obscurité. La maire s’arrêta seulement pour parler à son fils, le jeune Jackie, afin de lui dire de rester auprès d’Osman et d’attendre son retour.
— Quand je t’ai vue, je t’ai haïe un peu, déclara Marisol. Ce n’était pas juste que Dekalb ait une fille si belle et en parfaite santé. Mon petit garçon est ce que nous appelions autrefois « malingre ». (Elle émit un petit grognement de douleur, mais ce n’était pas une douleur physique.) Il a des problèmes génétiques, un souffle au cœur, les premiers signes d’une scoliose et peut-être même d’un lupus. Tu connais tout cela ? Nous pouvons juste faire un diagnostic, mais il n’y a pas de traitement, il n’y en a plus.
— Il va s’en sortir ? demanda Sarah.
Elle était inquiète pour le garçon. La plupart des enfants malingres en Afrique mouraient avant l’âge de deux ans.
— Je ne le laisserai pas me quitter, alors qu’il est tout ce qu’il me reste de… de vieux amis.
Puis Marisol se tut et resta silencieuse. Elle emmena Sarah près de la rive, le long d’un parapet bordé d’une rambarde métallique qui s’était écroulée par endroits. Quand Sarah vit où elles allaient, elle sentit son cœur battre plus vite.
Marisol l’avait conduite le long d’une chaussée étroite qui amenait à la tour de ventilation octogonale située à la pointe nord de l’île. La tour se dressait au-dessus d’elles dans l’obscurité, semblable à un robot géant de science-fiction, une énorme construction bruyante faite de ventilateurs qui tournaient sans fin et d’évents qui s’ouvraient et se fermaient d’une manière complètement aléatoire. Une couronne squelettique de poutrelles la surmontait, et les étoiles étaient visibles à travers les trouées rouillées dans le métal.
Elles remontèrent un véritable labyrinthe de containers vides et arrivèrent devant trois marches en métal menant à l’entrée de la tour.
— Cet endroit n’avait rien de spécial, à l’époque, dit Marisol à Sarah. C’était juste un évent, une conduite enterrée dans le sol pour fournir de l’air au tunnel Brooklyn-Battery.
— Il y a un tunnel sous l’eau ? s’exclama Sarah.
Comme d’habitude, les merveilles de la technologie du XXe siècle la fascinaient, même si ses aînés la trouvaient banale et sans importance.
— Comment l’ont-ils construit sans que l’eau y pénètre ?
Marisol secoua la tête. Elle l’ignorait, ou n’avait pas envie de répondre. Elle décrocha un énorme trousseau de clés de sa ceinture et ouvrit la porte de la tour. Puis s’effaça. Manifestement, Sarah était censée entrer seule.
Une petite lumière éclairait les entrailles de la tour, une lumière électrique ténue qui provenait de centaines d’ampoules de faible voltage, certaines montées dans des cages sur les murs, d’autres suspendues à des fils qui s’étendaient à travers le vaste espace. Sarah se retrouva sur une galerie, un étroit passage couvert qui faisait le tour d’une fosse. Elle regarda vers le bas et vit que la grande majorité de la tour n’était qu’un puits vide, un puits d’aération avec un énorme ventilateur au fond. Ses pales tournaient avec une lenteur géologique, mais il continuait à produire un vent puissant qui se ruait vers son visage et repoussait en arrière la capuche de son sweat-shirt.
Et ensuite ? Quand elle cessa de contempler l’obscurité sous le grand ventilateur, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire. Était-elle censée descendre dans le puits, ou monter à l’une des échelles de la tour vers les passerelles tout en haut ? Elle se retourna pour regarder vers l’entrée lorsqu’elle aperçut une momie qui se tenait devant elle.
Elle poussa un cri, bien sûr, puis s’interrompit. Celui-ci était infiniment plus vieux que Ptolémée, jauni par le temps et quasiment sans parures. Ses bandelettes en lambeaux pendaient sur lui comme le drapeau d’une nation oubliée. À l’évidence, il était ici pour la guider. Il commença à bouger dès qu’elle se fut calmée, s’éloignant d’un pas alerte. Elle gardait un œil sur son énergie foncée, ce qui le rendait beaucoup plus facile à suivre dans l’obscurité.
Ils montèrent à une grande échelle fermée, aux barreaux en métal froid, jusqu’à une plate-forme à cinq mètres environ au-dessus de l’entrée. Des passerelles en partaient dans trois directions. Ils empruntèrent celle du milieu et traversèrent le centre du puits vers une plate-forme identique de l’autre côté de la tour. Le vent qui montait du puits faisait vibrer la passerelle et Sarah était obligée de s’agripper à la rambarde, mais la momie franchit ce passage périlleux comme un funambule, sans la moindre hésitation.
Un tableau bizarre et horrible les attendait sur l’autre plate-forme. Une goule était accroupie là, se régalant d’un cadavre, tandis qu’autre chose, une minuscule chose squelettique semblable à un chien ou… non, cela ne ressemblait pas du tout à un chien. Tout d’abord, elle n’aurait su dire ce que c’était, mais ensuite…
C’était un crâne, un crâne humain, sans mâchoire inférieure. Des yeux tout à fait humains regardaient depuis ses orbites. Six pattes articulées comme celles d’un crabe dépassaient d’en dessous et portèrent le crâne comme il détalait, s’éloignant de Sarah. Elle cria de nouveau – cet endroit était une sorte de chambre des horreurs – et le crabe-crâne recula encore plus loin.
Puis elle baissa les yeux vers la goule qui festoyait. Il était temps de partir, temps de sortir. Est-ce qu’on l’avait envoyée ici comme un sacrifice ? Est-ce que Marisol et ses administrés faisaient de même avec tous leurs visiteurs, les livraient-ils en pâture aux monstres résidant sur l’île ? Bien sûr, cela se tenait. On conduisait de temps en temps un en-cas vers la tour et les zombies laissaient les insulaires en paix. Sarah se retourna pour s’enfuir, mais ce fut pour apercevoir des momies qui bloquaient les passerelles. Elles ne s’avancèrent pas vers elle, elles se tenaient juste là, attendant qu’elle fasse un mouvement.
Elle avait son pistolet, son petit Makarov. Elle pouvait… Elle pouvait se battre pour se frayer un passage, au moins abattre quelques-uns de ses ravisseurs si… si elle…
— Sarah, dit la goule derrière elle.
Elle fit volte-face et eut un grand choc. Ce n’était pas une goule, c’était une liche. Son énergie l’indiquait clairement. Et le cadavre qu’il avait été occupé à manger, eh bien, ses sens lui disaient qu’il était mort depuis un bon bout de temps. Ses yeux le lui disaient également. Le cadavre non animé, le repas, avait l’aspect desséché de quelqu’un qui était mort des années auparavant. La liche avait mangé un ramolli, pas une personne vivante.
— Sarah, répéta-t-il.
Il y avait un si grand nombre de choses cachées dans ce mot, un si grand nombre de sortes différentes d’émotions et de questions. Elle examina la liche attentivement.
Des yeux bleus. Une chemise de flanelle. Elle avait la certitude de savoir quelle serait l’odeur de la chemise, si elle s’approchait suffisamment pour y enfouir son visage.
Elle s’approcha. Il avait ouvert les bras et elle se jeta dans son étreinte. Enfonça son visage dans sa chemise.
— Papa, dit-elle.
Et elle eut huit ans de nouveau, et elle pleurait.