— Tu es déjà venue là, dit Ayaan.
Il ne s’agissait pas d’une question.
Nilla se tourna vers elle, mais son visage pâle, dissimulé sous son abondante chevelure blonde, ne trahissait aucune émotion.
— J’ai beaucoup voyagé, répondit-elle.
Ayaan hocha la tête et sourit pour elle-même. Sa radio se mit à crépiter et à crachoter, mais elle n’en tint aucun compte. Elles se tenaient toutes les deux à l’avant du tombereau. Devant, Érasme guidait le bolide géant sur une route qui avait subi les affres d’une dizaine d’hivers. Il n’en restait plus qu’une piste érodée à flanc de montagne.
Ils s’approchaient. Même Ayaan était capable de le sentir, une profonde pulsation se diffusant dans tout son être. Une sensation presque musicale que quelque chose d’important, de puissant et de merveilleux se trouvait derrière la prochaine côte. Bien sûr, cela faisait des jours qu’elle avait cette impression, depuis bien avant qu’ils aient atteint les contreforts des Rocheuses.
Le voyage avait été long et ardu. Le tsarévitch ne les avait guère encouragés, mais les fanatiques ne s’étaient jamais plaints de quoi que ce soit. Ils avaient trouvé la mort par dizaines le long du trajet : la déshydratation et les maigres rations de voyage en avaient emporté certains, tandis que d’autres s’étaient accidentellement fait écraser par les conducteurs des véhicules de transport. Quelques-uns avaient succombé à de violentes fièvres ou à de terribles infections. Cela n’avait aucune importance. Quelques instants plus tard, ils clignaient de nouveau des yeux, ils se relevaient et ils entraient simplement dans la phase suivante de leur service auprès de leur maître. C’était ce qu’ils attendaient depuis toujours avec impatience.
Presque tous les véhicules avaient fini par tomber en panne. Ensemble, les vivants et les morts s’étaient mis à marcher en file derrière le camion à plateau, se relayant aux cordes quand ils devaient le hisser dans des cols, le soulever de toutes leurs forces pour le sortir d’ornières boueuses.
Après la première semaine, ils avaient traversé des étendues déboisées de plus en plus grandes, et le monde leur avait alors semblé s’ouvrir devant eux. Le ciel leur avait semblé plus vaste quand la forêt avait cédé la place aux prairies, mais rien n’avait changé. Dans les plaines, ils avaient souffert du soleil implacable et d’une pluie éprouvante. La colonne ne s’était jamais immobilisée. À la pluie avaient succédé des journées si sèches et si poussiéreuses qu’Ayaan avait dû s’enrouler une étoffe autour du visage et enfiler des lunettes pour se protéger les yeux. Les goules n’avaient pas souffert de la poussière qui leur avait pourtant écorché la peau et cuit le visage, leur donnant une vilaine teinte rouge. Les vivants s’étaient protégés du mieux possible.
Dans ces régions désertiques, Ayaan n’avait pas aperçu le moindre survivant. Bien sûr, il était peu probable que des vivants se manifestent auprès de la colonne, mais elle n’avait remarqué aucun signe de leur présence : aucun village, pas même un filet de fumée provenant d’un lointain feu de camp. S’il y en avait, ils devaient ressembler aux pauvres créatures qu’elle avait vues en Pennsylvanie. Terrées en des lieux où personne ne voudrait mettre les pieds.
Ils avaient croisé de nombreux morts, et ils faisaient tous route vers l’ouest. Ce qui attirait Ayaan devait avoir sur eux une influence encore plus forte. On en avait parfois repéré loin au nord et au sud de la colonne, progressant du pas lent des morts-vivants. Ils n’avaient même pas tourné la tête pour regarder l’étrange cortège qui les dépassait. Ils marchaient d’un pas décidé. Ils étaient inexplicablement et inexorablement attirés vers l’ouest. Ayaan s’était demandé si quelque chose s’était produit, récemment, pour expliquer une telle attraction, ou si ce phénomène se poursuivait depuis des années déjà.
Les prairies avaient ensuite cédé la place au désert. Les collines avaient pris une teinte argentée ou violette à cause de la sauge, ou d’un jaune éclatant quand elles étaient recouvertes de millions de marguerites, d’asters et d’anthémis. Dans les creux, entre deux côtes, prospéraient de vastes étendues de graminées, de fétuque ou de pâturin partout où il y avait un peu d’eau. Ils avaient commencé à prendre de l’altitude, les routes se faisant de plus en plus escarpées tandis que les collines disparaissaient au profit de montagnes recouvertes de pins taeda et de sapins. Ils avaient croisé les premières poches de neige, cachées au fond de toutes les dépressions susceptibles de procurer un peu d’ombre, à l’abri de la lumière du soleil.
— Ça a beaucoup changé, dit Nilla. (Elle s’assit sur le bord du camion, faisant balancer ses jambes au-dessus de la piste. Elle désigna d’un geste les montagnes recouvertes de conifères rabougris et de genévriers.) Il y avait moins de vert, plus de brun. Ça ressemblait plus à… je ne sais pas. À une autre planète, une planète morte. J’imagine que les goules ont tout dévoré, la végétation, mais qu’elle a repoussé. C’est drôle, non ? La Source est bénéfique pour tout le monde, les vivants comme les morts. Elle nous nourrit tous, sans distinction.
Ayaan ne fit pas semblant de suivre Nilla sur ce terrain. Quant à elle, elle n’avait d’avis précis sur rien, vraiment. Elle se contentait de regarder défiler la route sous leurs roues, comme le film le plus calme de l’histoire du cinéma. Ici, un brin de purshie se frayait un passage entre deux pierres, sur la piste. Là, elle apercevait les larges chevrons laissés par les roues du bolide, où il avait soulevé un peu de terre.
En l’espace de quelques semaines, elle avait appris à se mettre en état de transe chaque fois qu’elle le souhaitait. Elle se rappela Érasme, devant les hublots du navire de déchets nucléaires, la Pinega, qui avait contemplé les vagues des jours durant, qui les avait simplement regardées s’élever et retomber. Elle supposait qu’il s’agissait là de l’un des avantages des morts. Elle n’était plus liée au temps ; son corps ne reconnaissait plus le passage des heures, des jours et des mois de la même façon qu’avant sa mort. Ses règles, ou, du moins, les jours où elle aurait dû les avoir, allaient et venaient sans plus d’importance que n’importe quelle autre salissure. Elle en était assez reconnaissante.
— Oh, merde ! s’exclama Nilla.
Ces paroles choquèrent suffisamment Ayaan pour qu’elle daigne relever la tête. Elle ne vit rien de particulier, vraiment, à l’exception d’une balafre sur le flanc de la montagne. Un endroit où la végétation n’était pas aussi dense. Elle regarda de plus près et aperçut un morceau de métal tordu qui miroitait faiblement entre deux arbres.
— Quelque chose t’est revenu, suggéra Ayaan. Un souvenir ?
Nilla lui saisit le poignet. Pas d’une façon agressive. Comme une petite fille cherchant un peu de réconfort.
— Suis-moi, lui demanda-t-elle avant de bondir sur la chaussée.
Ayaan obtempéra, naturellement, même si elle était loin d’être ravie. Elle comprenait ce qui était en train de se produire. Nilla était passée par là, au cours de son périple vers l’est. À présent, elle était sur le point de devoir revivre cet épisode, mais en sens inverse.
Il s’était certainement produit dans le passé des événements qui l’avaient poussée à traverser le pays. Des événements que personne ne souhaitait revivre.
Elles se faufilèrent toutes les deux entre les arbres, franchirent des troncs, se glissèrent avec précaution à travers des branchages, qui les recouvrirent de poussières et de débris organiques, et s’engagèrent prudemment sur des étendues de neige craquante. Sous leurs pieds, la neige avait formé une fine croûte qui crissait comme du polystyrène à chacun de leurs pas.
Par-dessus son épaule, Ayaan jeta un coup d’œil à la colonne, qui n’avait pas interrompu sa progression. Elle ne s’en était pas autant éloignée depuis des semaines, et elle se sentait étrangement vulnérable, même sous la protection des arbres, qui formaient une voûte au-dessus d’elle. Elle se retourna et constata que Nilla avait pris un peu d’avance sur elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ayaan d’une voix forte. Qu’est-ce que c’est ? répéta-t-elle plus doucement.
Elle aperçut le morceau de métal qu’elle avait entrevu de la piste, rouillé et noirci. Une rangée de rivets, dont certains manquaient à cause de l’usure du matériau et du temps, divisait le fragment en deux parties. Elle s’enfonça sous les arbres et trouva d’autres morceaux, dont certains étaient encastrés dans le tronc des arbres. Des pins aux contours fluides avaient tout naturellement poussé autour des décombres.
— Oh non…, dit Nilla, dans les profondeurs de la forêt.
Sa voix était aussi douce que le bruit incessant des aiguilles qui tombaient entre les branches. Le même bruit, la même délicatesse que la neige lorsqu’elle chutait des arbres. Ayaan pressa le pas.
Une longue pale de métal jaillissait de la neige, juste devant elle, comme une perche plantée dans le sol. Même si la rouille et la décrépitude s’en étaient emparées, Ayaan reconnut le rotor d’un hélicoptère. Dans une clairière, un peu plus loin, la plus grande partie de l’épave de l’aéronef avait été laissée à l’abandon, victime du mauvais traitement des intempéries, un cercle rompu de titane, d’acier et de plexiglas. L’engin avait essuyé un terrible incendie, sans doute quand il s’était écrasé. Il y avait des restes humains dans le cercle. De simples ossements, noircis par la suie, blancs là où le soleil les avait décolorés. Quelques vestiges remuaient encore.
Il portait un uniforme de soldat, délavé par la lumière du soleil, mais encore décoré de multiples insignes et décorations. Il avait été partiellement dévoré, la majeure partie de la chair de ses jambes et de ses bras ayant été déchiquetée, et il avait également souffert de brûlures. Sans yeux, presque sans visage, son crâne était tourné vers le ciel. Les quelques muscles dont son bras était encore pourvu étaient tendus vers un morceau de métal ébréché qui lui sortait de la cage thoracique. Il tentait de s’en débarrasser. Cela faisait sans doute douze ans qu’il essayait.
Nilla s’agenouilla près de sa tête, portant les mains à son propre visage. Elle demeura silencieuse.
Ayaan comprit. Elle s’approcha et posa les mains sur la peau en lambeaux de la tête du cadavre. Elle ferma les yeux et permit à un filet d’énergie noire de s’écouler de ses doigts, dans ce qui lui restait de cerveau. Il retomba sur le sol et cessa de remuer. Nilla hocha énergiquement la tête et se releva.
— Il ne voulait pas me croire, mais il aurait dû, dit-elle.
— Attention, la prévint Ayaan. Tu commences à te comporter comme une vivante.
Nilla lui adressa un sourire qui fit fondre le cœur mort d’Ayaan. Toutefois, son sourire se dissipa presque aussitôt.
— Je perds la boule ou tu entends la même chose que moi ?
Elle se retourna vers l’épave de l’hélicoptère.
Ayaan se tenait parfaitement immobile, figée comme elle n’aurait jamais pu l’être au cours de sa vie, et concentra toute son énergie sur son ouïe. Elle tendit l’oreille et fit abstraction de tous les sons naturels qui l’entouraient. Elle l’entendait nettement. Le bruit que produisait un rotor d’hélicoptère quand il n’était pas suffisamment alimenté. Comment était-ce possible ? S’agissait-il d’une sorte de fantôme motorisé ? Ayaan avait été témoin d’un certain nombre de faits étranges, mais elle n’était pas prête à accepter ça !
Puis un véritable hélicoptère les survola, à si basse altitude que son ombre assombrit soudain l’intégralité de la clairière, et si vite qu’Ayaan eut à peine le temps d’ajuster sa vision à la pénombre qu’il était déjà reparti. Elle jeta un coup d’œil à Nilla, puis elle retourna vers la route en courant. Les explosions retentirent alors qu’elle se trouvait encore à mi-distance.