1.

Le fantôme vert se fendit d’un sourire, sa peau flétrie se tendant sur son crâne.

— Tu es bien installée ? Les rafraîchissements sont à ton goût ?

Ils avaient trouvé des vêtements pour leur invitée blonde, une robe ornée de dentelle blanche et de manches volumineuses, ainsi qu’une paire de chaussures plates en cuir qui semblaient confortables. Nilla se cala sur son divan et leva son verre en portant un toast silencieux. Il aurait pu s’agir de jus de tomate, dans le verre, mais Ayaan en doutait. Le fantôme vert la salua avec insistance en s’appuyant sur le fémur qui lui servait de bâton, puis il recula dans l’un des angles de la pièce. Sur son tabouret, Ayaan croisa les jambes et se demanda combien de temps cela allait prendre.

Ils étaient tous – à l’exception d’Amanite, qui était encore en mission à l’extérieur – rassemblés à l’intérieur du fol-o-rama, où le tsarévitch était censé faire son apparition d’un moment à l’autre. Érasme se tenait derrière elle dans une position relativement raide, interdit de s’asseoir, car il avait presque fait capoter la mission. Il allait devoir présenter ses excuses. On avait donné à Ayaan un énorme fauteuil rembourré. Il était un peu moisi, mais il s’agissait néanmoins d’une place d’honneur. Semyon Iurevich était perché sur une chaise à trois pieds, au fond de la pièce, les yeux écarquillés, comme s’il s’attendait à voir quelque chose de phénoménal et qu’il ne souhaitait pas cligner des yeux, pour ne rien en manquer. La cinquantième momie était debout, tenant le cerveau dans un bocal. Nilla mit un point d’honneur à ne pas le regarder. Cicatrix était avec son maître, tous les deux dissimulés dans le wagonnet qui lui servait de trône et qui était encore tourné vers le mur.

Sans préambule, l’image du tsarévitch apparut au centre de la pièce, face à eux. Il adressa un profond salut à Nilla et s’exprima dans un anglais approximatif, la seule langue que Nilla connaissait.

— Mademoiselle. Quel honneur vous me faites. Voilà des années que je vous cherche, dans la seule intention de vous rendre gloire. Comme c’est aimable à vous d’être venue ! Je me présente, je suis Adrik Pavlovich Padchenko, que certains ont la bienveillance d’appeler le « tsarévitch ».

— Ravie de vous rencontrer, répondit Nilla. (Elle semblait sincère.) Je ne suis personne.

Le garçon liche se fendit d’un large sourire, comme si elle venait de dire la chose la plus amusante qu’il ait jamais entendue. Puis il se tourna face à ses généraux.

— Grâce à cette personne, et à son aimable présence, nous sommes presque prêts. La plupart d’entre vous savent ce que ça signifie. Nous avons travaillé longuement et durement. Nous commencerons demain !

À l’exception d’Ayaan, de la momie et du cerveau, toute la salle se mit à applaudir.

— Il y a cependant quelqu’un, peut-être, qui ne sait pas ce que nous célébrons, aujourd’hui. (L’image s’approcha d’Ayaan et lui prit le menton dans ses petites mains pâles. Elle le gratifia de son plus beau sourire, même si elle rêvait de pouvoir le repousser d’un bon coup de pied.) En fait, elle ne sait pas du tout qui je suis vraiment.

Cela provoqua quelques gloussements.

— Mon histoire débute par une tragédie, lui dit-il en se dirigeant vers le trône, qui dissimulait sa véritable enveloppe. Elle commence quand je me suis fait renverser par une voiture, alors que je n’étais qu’un garçonnet de neuf ans. Tout le monde a cru que j’allais y rester. Et ce fut le cas… mais pas tout de suite !

D’autres rires.

L’histoire qu’il lui raconta était à la fois poignante et à glacer le sang. Ayaan n’arrivait pas à se décider. Avant de devenir une liche, le garçon avait été un enfant relativement accompli, il avait de bonnes notes, un avenir prometteur dans l’enseignement supérieur, et la chance de véritablement faire quelque chose de sa peau. Puis l’accident était survenu. Il s’était brisé la plupart de ses petits os, et une grande partie de ses organes s’étaient déchirés ou avaient été broyés. Il avait immédiatement été transporté à l’hôpital, où l’on avait découvert qu’il était incapable de respirer sans assistance et que son cœur battait à peine. Après des dizaines d’opérations chirurgicales en deux semaines, on avait réussi à stabiliser son état. Il était en vie, mais incapable de reprendre connaissance.

Dans un pays où les services médicaux de pointe étaient plus rares que l’or, sa famille était relativement aisée, ou, du moins, suffisamment désespérée pour louer les services de spécialistes et tenter tous les remèdes existants. Les médecins avaient passé leur temps à lui faire subir des tests interminables et l’avaient classé sur différentes échelles : l’échelle d’infirmité, l’échelle de Rancho Los Amigos, l’échelle de Glasgow… Ils avaient tenté de lui faire cligner des paupières, de lui faire remuer les orteils. Ils l’avaient piqué avec des aiguilles, lui avaient fait sentir des odeurs désagréables. Une infirmière lui avait posé la main sur un clavier d’ordinateur et avait aidé ses doigts à en presser les touches et à inscrire des absurdités.

Finalement, les médecins avaient présenté leurs conclusions. Le garçon n’était pas dans le coma, avaient-ils assuré à ses parents. Les victimes de coma étaient incapables de réagir à des stimuli désagréables. Il n’était pas entièrement plongé dans les ténèbres d’un état végétatif permanent, car son cerveau était indemne, du moins physiquement. Il ne se trouvait pas dans un état de stupeur, ne souffrait pas de cataplexie, ni de narcolepsie, ni d’une centaine d’autres choses.

Il était, avaient expliqué les médecins à voix basse, « enfermé ». Pour une raison ou pour une autre, son cerveau fonctionnait toujours, et son corps était en vie, mais plus à proprement parler.

— Pour moi, expliqua le tsarévitch, ce n’était pas si terrible. Je rêvais. Je faisais de beaux rêves ! Un ange se tenait dans le coin de la pièce et me montrait des photos du monde. C’était comme un poste de télé, en fait ! Ah, ah ! Tous les jours, de jolies nymphes venaient me laver. C’était plutôt excitant ! C’étaient des infirmières, naturellement. Plus jolies dans mon esprit qu’en réalité. Je vivais dans un monde merveilleux, où j’étais le prince Ivan ! Tu connais l’histoire du prince Ivan ? Il se fait enlever par le loup gris, qui l’emmène dans un pays magique et fabuleux, et il vit de grandes aventures. Il affronte même Koschei l’Immortel, et il remporte le combat ! Personne ne m’avait raconté l’histoire du prince Ivan ni sa jeunesse ni quand il affronte Koschei. Personne.

Les causes du syndrome d’enfermement avaient toujours échappé au corps médical. Il n’existait pas non plus de véritable traitement, avaient dit les médecins à ses parents, uniquement des thérapies qui ne laissaient pas vraiment d’espoir quant à une amélioration de son état. Il y avait également peu d’espoir qu’il s’en sorte par lui-même, bien que, sur ce sujet, ils aient été partagés. Certains insinuaient que cela pouvait se produire, que les enfants étaient résistants, qu’il y avait toujours de la place pour un miracle. Mais la majorité d’entre eux avaient sagement évoqué l’idée de le débrancher et de mettre un terme à ce qui s’annonçait comme étant une vie courte et extrêmement désagréable.

On avait fait appel à des spécialistes américains et à des prêtres orthodoxes, et on leur avait demandé leur avis. On avait pris des décisions. On avait acheté les machines qui permettaient de le maintenir en vie. On avait gardé sa chambre stérile et on l’avait protégée d’éventuelles intrusions. On avait tout branché sur accumulateurs, car le réseau électrique local était peu fiable. On avait commandé en gros l’ensemble de son approvisionnement – la nourriture liquide, les pièces de rechange pour son ravitaillement en oxygène, ses antidouleurs –, et l’on avait chargé des systèmes de distribution automatique d’accomplir leur tâche. Quand l’Épidémie était survenue, les infirmières avaient déserté l’hôpital, mais le garçon avait peu ou prou conservé la même existence.

Finalement, la nourriture était venue à manquer dans la machine d’alimentation automatisée. Il avait langui des jours durant, son corps se dévorant peu à peu lui-même. La mort et la vie s’étaient alliées, assumant tour à tour chacune leur rôle. À ce sujet, le tsarévitch dit :

— Mon ange, il a fermé les yeux, oui. Je ne voyais plus.

Il s’était retrouvé aveugle et seul dans les ténèbres. Son univers s’était effondré, et il n’en était demeuré qu’un espace réduit, entre une couverture et un matelas, un territoire pas plus grand qu’un lit. Puis, subitement, il n’avait plus été seul.

— Mon garçon, disait quelqu’un, de très loin. Mon garçon, la vie t’a si peu appris. Il est temps que tu apprennes autre chose.

Dans l’obscurité, la voix lui avait expliqué ce qui s’était produit. Elle n’avait retenu aucun de ses coups et ne lui avait épargné aucune souffrance. Elle lui avait raconté les événements dans les moindres détails. Le garçon n’avait jamais eu conscience de l’existence de tant de concepts fondamentaux. À ses yeux, la mort était une véritable abstraction, et, pour lui, et sans doute pour lui seul en Russie, la faim était une irréalité.

Il ignorait, par exemple, qu’il avait été créé pour superviser la destruction totale du monde. Il ignorait que Dieu l’avait élevé au rang d’ange de la mort.

La voix qui résonnait dans le noir l’avait aidé à comprendre. Puis elle l’avait aidé à ouvrir les yeux. Dans la pièce plongée dans la pénombre, un simple rayon de soleil parvenant à s’infiltrer par les volets fermés, le garçon avait aperçu son bienfaiteur pour la première fois : un homme velu recouvert de tatouages bleus, portant un nœud coulant autour du cou, et un bracelet de fourrure autour du bras.

Ayaan hoqueta légèrement lorsque le tsarévitch décrivit son mystérieux bienfaiteur. Elle avait, naturellement, eu la même vision. Elle jeta un coup d’œil en direction du cerveau, dans le bocal. Puis elle détourna vivement le regard, craignant que quelqu’un la remarque. Ce ne fut pas le cas, ou, du moins, personne ne souhaita interrompre l’histoire du tsarévitch.

Dans la chambre d’hôpital, l’homme tatoué avait tendu la main en souriant, et le garçon s’était levé de son lit, les tuyaux, les câbles, les aiguilles et les fils électriques se détachant de lui comme des feuilles tombant d’un arbre mort, à l’automne. Il avait l’impression de flotter au-dessus du lit, comme si sa simple splendeur lui permettait de s’élever.

— Regarde-toi, mon garçon, tu es bien plus à présent que ce que tu n’as jamais été. On a fait de toi un noble, non, tu es un prince, à présent, l’une des trois créatures dans le monde auxquelles il reste du pouvoir et de la force. Tu es un véritable prince de la mort, hein ?

En russe, on disait « tsarévitch ».

— Il m’a alors enseigné la façon de donner des ordres aux morts et de les dominer. Il m’a expliqué quels étaient mes pouvoirs, et quels étaient les siens. Et la raison pour laquelle nous en disposions. Pour éradiquer les humains, m’a-t-il dit. Il a commencé à m’expliquer qui était à l’origine d’un tel plan, et la raison pour laquelle il devait en être ainsi. Et puis il est parti.

Le bienfaiteur avait disparu au beau milieu d’une phrase, en pleines explications. Le tsarévitch était censé aller de l’avant et tuer tous les êtres humains dont il croiserait la route, c’était tout ce qu’il savait. Le bienfaiteur n’avait jamais eu l’occasion de lui en expliquer la finalité. Sans prévenir, sans avoir terminé de lui donner ses instructions, le tatoué s’était volatilisé.

— Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que j’ai compris. Il s’est fait dévorer, oui, dévorer par l’un de mes congénères. Quelqu’un comme vous aussi, Nilla. Quelqu’un qui se faisait appeler Gary.

Ayaan détendit les jambes et croisa les bras sur sa poitrine.

— Oui, oui, dit le garçon en agitant la main dans sa direction. (Dans la salle, tous les regards se braquèrent sur elle.) Tu en sais suffisamment, à présent. Tu sais pourquoi je n’éprouve aucune haine envers toi, pour commencer. Et pourquoi je voulais notre ami fantôme. (Il désigna du doigt le cerveau dans le bocal. Ayaan s’abstint de regarder.) C’est lui, et voilà douze ans que je suis à sa recherche pour découvrir le reste de mes instructions. « Va et tue pour que… » Pour que quoi ? Maintenant, il change de ton, naturellement. Maintenant, il me dit que la mission sacrée est suspendue. Je ne sais plus quoi faire. (Le garçon esquissa un sourire.) C’est de l’humour, bien sûr. Je sais précisément ce que j’ai à faire. Il faut que je me soigne. Il faut que je guérisse complètement.

Ayaan fronça les sourcils. Elle regarda de l’autre côté de la pièce et vit Nilla, dont le visage impassible reflétait une attention sans faille.

— Il faut que vous voyiez ça, maintenant. C’est pas joli, joli, et j’en suis désolé. Mais il le faut. J’ai continué à grandir, voyez-vous, même après m’être fait heurter par la voiture. Mon petit corps n’a cessé de grandir, mais, étendu dans un lit, il n’a pas pu bénéficier d’une croissance normale. Ça faisait déjà sept ans que j’étais dans ce lit quand l’Épidémie est survenue et qu’elle a entamé sur moi son processus de guérison. J’ai « mal grandi » pendant sept ans.

Le garçon disparut dans un éclat de lumière. Son trône, qui avait jadis été un wagonnet du train fantôme du fol-o-rama, se mit à tourner sur lui-même sur une portion mobile du sol, révélant la présence de Cicatrix, ses membres enchevêtrés avec ceux du tsarévitch, le véritable tsarévitch. Cicatrix ne portait qu’une combinaison. Le tsarévitch était penché sur une entaille qu’elle avait à la cuisse. Il lui suçait le sang.

Ce ne fut toutefois pas l’acte de vampirisme en soi qui fit se redresser Ayaan et Nilla sur leurs sièges. C’était le garçon. Son crâne avait la forme d’une aubergine, bien plus large à son sommet qu’à sa base. Il n’avait qu’une touffe de cheveux excentrée en haut du crâne. Il avait les traits déformés, étirés en une parodie de visage humain. L’un de ses yeux était constamment fermé à cause d’une excroissance de chair, et l’autre était si exorbité que l’on avait l’impression qu’il pouvait tomber à tout moment. Sa bouche contenait trois ou quatre dents, qui avaient poussé selon des angles aléatoires et, quand il l’ôta de la cuisse de Cicatrix, il se mit à baver un mélange de salive et de sang, car il était incapable de refermer correctement sa lèvre inférieure.

Ils ne distinguaient pas vraiment son corps, qui était dissimulé derrière les formes plantureuses de Cicatrix. Toutefois, Ayaan put remarquer que ses bras n’étaient pas de la même longueur et qu’un seul se terminait par une main. L’autre ressemblait plus à un calmar avec sa masse de chair au bout de laquelle pendillaient des doigts collés qui avaient poussé selon des angles peu naturels. Sa poitrine s’était effondrée d’un côté, et son bassin semblait fixé aux mauvais os.

— Il est incapable de se nourrir d’aliments solides, expliqua Cicatrix, rompant le silence à couper au couteau qui s’était instauré dans la pièce, comme si l’on avait remplacé tout l’oxygène par du verre compact. Son corps ne fonctionne plus vraiment. Il ne peut absorber que du sang. Mon sang. Je mange tout le sucre et les bonbons que je veux, et il s’en nourrit, ce qui me permet de garder la ligne. C’est un excellent compromis !

Elle se mit à glousser, et le monstre assis sur le trône esquissa un sourire. Sa langue frétilla dans sa bouche, et des mots commencèrent à se former. Sa voix avait changé, mais elle demeurait reconnaissable, il s’agissait bien de la même que celle qui avait raconté l’histoire.

— Je vais maintenant aller à la Source. Toutes les pièces sont en place. Bientôt, je n’aurai plus besoin de ce corps. Bientôt, je serai de nouveau un garçon !

Ayaan fit un geste vif, comme pour saisir de l’air, avant de se rendre compte de ce qu’elle faisait. Elle attirait de l’énergie à elle, rassemblant des forces pour un gigantesque éclair mortel destiné à les anéantir tous les deux et probablement à réduire également le trône en poussière. Elle en était capable, absolument rien ne l’en empêchait.

Toutefois, il ne s’était pas agi de sa propre décision, ce n’était pas elle qui avait souhaité accumuler toute cette énergie. Sans doute, se dit-elle, son inconscient avait-il été si écœuré à la vue du tsarévitch qu’elle souhaitait simplement le supprimer, lui épargner toutes ses souffrances et celles qu’il infligeait aux autres.

Ou peut-être était-ce Semyon Iurevich qui lui avait mis cette idée en tête.

— Quelle importance ? entendit-elle, les paroles résonnant à l’intérieur de sa boîte crânienne comme un vent glacial au passage d’un train de marchandises. C’était le marché. Depuis le début, c’était ce dont on avait convenu. Tu as merveilleusement simulé, jeune fille. Tu as donné un si bon spectacle que j’y ai presque cru ! Je commençais franchement à croire que tu t’étais rangée de son côté.

Elle s’empêcha de se retourner et de regarder le cerveau, dans le bocal. Elle se contenta d’observer Semyon Iurevich. Son regard suivait le sien à la perfection.

— Détruis-le. Maintenant !

Ils auraient tous les deux pu lui dire ça.

— Non, dit-elle à haute voix en croisant les mains sur ses genoux.