Pour Jack, il était évident que Sarah veuille délivrer Ayaan. Par la même occasion, elle pouvait libérer les momies captives de Ptolémée. Simple comme bonjour.
Mais Sarah n’était pas du même avis. Elle franchit les barbelés et regagna le camp. Il n’y avait rien de simple dans cette proposition.
Pour commencer, Ayaan elle-même détesterait cela. Sa ligne de conduite avait toujours été qu’on abandonnait ceux qui restaient en arrière. Il n’y avait pas d’exceptions, il ne pouvait pas y en avoir, parce que cela mettait en danger d’autres personnes. Ayaan n’espérait pas un traitement spécial.
Ensuite, elle devait tenir compte de Fathia. Celle-ci ne lui faisait pas confiance. Semblait la craindre. Fathia serait peut-être ravie de voir Sarah morte, mais aussi longtemps qu’elle vivrait, Sarah ne serait plus jamais autorisée à quitter le camp.
Dans ce cas, elle devait s’échapper. Ce qu’elle avait déjà fait de nombreuses fois, mais uniquement en sachant qu’elle pouvait revenir avant qu’on s’aperçoive de son absence. Cette fois, ce serait infiniment plus difficile. Elle savait qu’elle devait au moins faire l’effort de sauver Ayaan, mais elle savait également qu’elle ne pouvait pas y arriver seule.
L’aube promenait des doigts tachés de sang sur les collines à l’est, quand elle se glissa vers la piste des hélicoptères et trouva Osman endormi dans son hamac. Elle disposait de quelques minutes seulement pour mettre à exécution l’un des plans les plus stupides qu’elle ait jamais imaginés. En s’efforçant d’être douce, elle posa une main sur la bouche du vieil homme et lui pinça le nez. Il se réveilla en sursaut, pris de panique, ses yeux roulant éperdument tandis qu’il essayait de comprendre ce qui se passait. Quand il vit Sarah, l’expression sur son visage se changea en désarroi harassé.
— Ayaan est vivante, annonça-t-elle. Si nous partons tout de suite, nous pouvons encore la délivrer.
Elle dit tout à Osman, même le secret qu’elle avait tu pendant tant d’années.
— Jack ? Le soldat américain ? Tu as rencontré son fantôme dans le désert ? Cela n’a pas de sens.
Sarah haussa les épaules.
— Il a tué mon père. Il essaie de réparer son geste. Écoute, nous n’avons pas le temps de discuter. Tout le camp va se réveiller dans un moment. S’ils découvrent ce que nous mijotons…
Osman émit un petit rire.
— Tu supposes que je suis partant pour cette aventure insensée. Autrefois, je t’aurais accusée de prendre des drogues. Aujourd’hui, je souhaiterais que tu les partages avec moi. Écoute, ma petite, Ayaan s’est toujours très bien comportée avec moi. Elle a sauvé ma peau de nombreuses, nombreuses fois. Mais elle reconnaissait une mauvaise proposition quand elle en entendait une. À la seconde où nous partirons, Fathia nous accusera de trahison. Elle ne nous permettra jamais de revenir.
— Si nous avons Ayaan avec nous quand nous reviendrons, peu importe ce que Fathia peut dire.
Osman montra son approbation d’un geste des mains. Cependant, il n’était pas entièrement convaincu.
— Jack ?
— Tu dois oublier le passé. C’est Jack. Il m’a donné suffisamment d’informations pour me permettre de dresser un plan, et j’ai confiance en lui. Il a également prévu de l’aide pour nous. (Finalement, elle fut obligée de recourir à la quasi-terreur que la plupart des gens éprouvaient quand ils découvraient son don mystérieux.) Allons, Osman. Tu as dit qu’Ayaan s’était bien conduite avec toi. Et moi ? Tu as vu mon pouvoir. Il t’a tiré d’affaire plusieurs fois, alors tu sais qu’il est réel. Pourquoi doutes-tu de moi à présent ?
Il hocha la tête, silencieux, se frottant le visage.
Ils ravitaillèrent en carburant le plus fiable des deux Mi-8. Travaillant dans la demi-lumière, ils déboulonnèrent les réservoirs de carburant à l’extérieur de la carcasse du troisième hélicoptère et les montèrent sur la soute du Mi-8. Ils s’efforcèrent d’être discrets, mais il était impossible de faire taire le vacarme du moteur de l’appareil qui se mettait en marche. Son grondement réveilla tout le camp.
— On s’arrache ! cria Sarah comme Osman décollait de l’aire d’atterrissage, attendant à peine que les rotors tournent à pleine vitesse. Mets-toi hors d’atteinte des tirs, vite !
Elle avait su ce qu’il se passerait quand on les découvrirait, et elle ne s’était pas trompée. Des femmes sortirent des tentes, à moitié habillées, des fusils dans les bras. Elles dormaient certainement avec leurs armes, en prévision de la venue des troupes du tsarévitch. Quand elles virent que c’était l’un de leurs appareils qui décollait, la plupart d’entre elles baissèrent leurs armes, mais une ou deux visèrent et se mirent à tirer.
— Ici Fathia ! couina la radio de l’hélicoptère. Je ne comprends pas quelle folie t’a pris, mais si tu ne te poses pas immédiatement…
Sarah éteignit la radio. Le contenu de la menace était sans importance, ils savaient déjà qu’ils avaient de gros ennuis.
Ils parvinrent à se mettre hors d’atteinte des fusils, mais l’autre hélicoptère devint alors une nouvelle source de menace. L’armement à bord de l’appareil avait beau être usagé, un autre pilote pouvait quand même les suivre jusqu’à leur destination et les abattre tout bonnement. Sarah se précipita vers l’habitacle et scruta la piste qu’ils venaient de quitter. Elle désirait de toutes ses forces que l’autre hélicoptère reste au sol. C’était le grand point faible de son plan, de cette fuite éperdue qui pouvait s’achever à cet instant.
Puis elle vit ce qu’elle redoutait le plus.
— Ils mettent en marche l’autre hélicoptère ! cria-t-elle dans son casque radio. Osman, nous avons un problème majeur.
— Avec une solution mineure. La prochaine fois que je fais quelque chose de stupide, Sarah, rappelle-le-moi, s’il te plaît.
Sarah comprit ce qu’il avait voulu insinuer en apercevant un retour de flamme s’échappant des deux turbines sur le toit de l’hélicoptère au sol.
— Tu l’as saboté !
— J’ai déconnecté un tuyau d’alimentation de carburant. Réparer les dégâts ne leur prendra qu’un instant, en revanche trouver l’origine de la panne peut les occuper la plus grande partie de la journée.
Sarah eut envie de se précipiter vers lui et de le serrer dans ses bras. Toutefois, on n’étreint pas le pilote d’un hélicoptère militaire en plein vol.
— Nous sommes à l’abri ! hurla-t-elle.
Osman poussa l’un de ses rires sarcastiques.
— Nous sommes à l’abri pour voler vers une mort certaine, gloussa-t-il. Très bien, commandant. Par où commençons-nous ?
— Nous allons à Nekropolis, répondit-elle.
— Jamais entendu parler de cet endroit.
Elle non plus n’en avait jamais entendu parler.
— Il y a une bonne raison de s’y rendre. Dirige-toi vers le nord-est, vers la mer. Nous cherchons un marais salant de ce côté du canal. Il est pratiquement entouré par des falaises.
Ils le trouvèrent assez facilement. Vu du ciel, le marais salant ressemblait à une couche de glace au milieu du désert. Osman se posa sur la roche solide juste à la lisière – pour éviter la médiocre stabilité de l’endroit – et ils sortirent, leurs nerfs bourdonnant toujours sous l’action de l’adrénaline.
— C’est ici que nous récupérons nos renforts ? demanda Osman.
Sarah comprenait son scepticisme. De l’autre côté du marais salant, on avait construit une cité, mais elle ne ressemblait à rien qu’ils aient jamais vu. Sa caractéristique principale était un temple massif aux murs de dalles de pierre, érigé dans les falaises rocailleuses, un édifice aux colonnes cyclopéennes surmontées de fleurs de lotus sculptées et d’énormes statues d’hommes minces et au visage serein. De chaque côté de l’entrée, il y avait un sphinx, l’un avec la face d’un pharaon, l’autre avec une tête de chèvre. À proximité se dressaient une pyramide et un mastaba. Il y avait des ruines semblables à celle-ci partout en Égypte – ils en avaient vu des dizaines –, mais aucune avec cet aspect éclectique. Et jamais des ruines si récentes. Des échafaudages recouvraient la pyramide. De l’autre côté du marais salant, ils apercevaient des personnages minuscules aller et venir sur les échafaudages, certains portaient sur leur dos des blocs de grès qui devaient peser une demi-tonne. Osman jeta un regard furieux à Sarah.
— Je n’aime pas ça, déclara-t-il.
— Non, moi non plus, admit-elle.
Elle l’emmena à travers le marais salant, leurs pieds brisant la croûte de sel qui bordait sa surface et la faisant scintiller depuis les airs. Au sol, elle paraissait d’un blanc terne qui captait l’éclat du soleil et donnait à Sarah l’impression qu’elle avançait dans une lumière pure. Alors qu’elle montait les marches du temple, elle vit l’obscurité à l’intérieur et se dit que ce serait probablement très agréable de se rendre là-bas où il ferait frais et où l’air ne brûlerait pas ses poumons. Elle n’eut pas l’occasion de le savoir. Émergeant de l’obscurité, Ptolemaeus Canope apparut, le visage peint, et se dirigea vers elle. D’autres momies le suivaient. L’une d’elles semblait cent fois plus âgée que lui, ses bandelettes étaient en lambeaux, mais de l’or brillait par endroits en dessous. Une autre portait un masque en bois en forme de tête de bélier, teinté de rouge, de vert et de blanc.
Tandis que Ptolémée descendait les marches pour venir à la rencontre de Sarah, un silence soudain se fit sur la pyramide. Le travail là-bas cessa et les momies qui construisaient le tombeau gigantesque tombèrent à genoux, les bras levés. Jack avait mentionné que Ptolémée avait été un personnage important à son époque, mais qu’avait-il été au juste, se demanda Sarah, pour mériter un tel respect ? Qu’était-il à présent ?
Il s’approcha et Osman recula, descendant plusieurs marches. Sarah ne bougea pas. Ptolémée vint assez près pour la toucher, afin qu’elle sente son odeur : cannelle et muscade, avec une senteur sous-jacente de bitume. La momie à tête de bélier lui tendit quelque chose qu’elle prit : un scarabée sculpté dans de la stéatite. Le même scarabée que Jack avait donné à Ptolémée la nuit précédente.
— Je te remercie, dit-elle, incertaine du protocole à respecter.
Puis elle poussa un cri aigu et faillit laisser tomber l’objet. Le scarabée était devenu vivant dans sa main, elle le sentait se tortiller et bourdonner. Elle parvint néanmoins à ne pas le lâcher, et quand elle baissa les yeux, elle vit qu’il n’avait pas changé du tout. C’était une énergie, une énergie vitale pure, ni lumineuse ni foncée, qui palpitait contre sa peau.
— Scarabée ceci est cœur ceci est mon scarabée mon scarabée cœur, dit-il à Sarah, les mots s’empilant et résonnant les uns contre les autres, s’enroulant et s’enroulant encore dans sa tête jusqu’à ce qu’elle soit prise de vertige.
Elle sentait les mots au lieu de les entendre, ils montaient rapidement le long de ses bras jusqu’à sa gorge et elle les sentait là comme si elle les avait prononcés elle-même. Ils venaient tous en même temps, sans un ordre particulier, et elle était obligée de les écouter résonner pour les séparer.
— Toi seulement peux entendre toi seulement tu peux scarabée entendre moi ceci choisi est pourquoi entendre toi cœur a été choisi.
La momie femme, celle très ancienne, pressa son corps contre Ptolémée. Ses mains le saisirent et son visage enveloppé de lin se nicha au creux de son cou.
— Femme moi seule ceci est ma femme seule elle ira régner à ma place elle sera seule quand règne je suis parti, dit Ptolémée à Sarah.
Elle détourna les yeux et se racla la gorge. Il laissa la femme se blottir contre lui un moment encore, puis s’avança, s’approcha de Sarah.
— Toi famille n’as pas époux faire famille toi as famille.
— Juste… Juste la femme que je désire secourir, lui dit Sarah.
— Ceux comme moi recherchent triomphe sont ma famille ensemble nous cherchons aussi nous triompherons ensemble.
— Ouais, dit-elle, quand les vibrations émanant du scarabée se furent calmées. Formidable. (Elle tendit un pouce par-dessus son épaule vers l’hélicoptère.) Nous partons ?