Quand les humains se font les porte-parole des dieux, la mortalité prend le pas sur la moralité. Le martyre corrige en partie l‘écart, mais le résultat est éphémère. Le plus ennuyeux, avec les martyrs, c’est qu’ils ne sont généralement pas là pour expliquer de quoi il s’agissait vraiment. Et ils ne sont pas là non plus pour voir les conséquences horribles de leur sacrifice. Tu es le porte-parole des martyrs.
Raja Thomas Archives de la Mnefmothèque
Legata passait d’un senseur à l’autre sur le grand écran, en essayant de donner un sens aux indications fournies par les instruments. Les images se faisaient et se défaisaient sous des perspectives sans cesse différentes. Les rayons des découpeuses se croisaient à la surface de la plaine. On voyait partout des cadavres, des mouvements de troupes étranges. Des sirènes d’alarme signalèrent une brèche à la périphérie. Elle entendit Louis donner des ordres pour qu’on envoie sur place des équipes de défense et de réparation. Les découpeuses du Blockhaus entrèrent en action, commandées par des techniciens du Centre soigneusement choisis. Legata, cependant, se concentrait sur les mystères de l’écran géant. Dans les images fractionnées, des formes floues filaient parfois, comme si quelque force extérieure s’ingéniait à semer la confusion parmi les instruments.
Elle passa le bras sur son front moite. Les deux soleils avaient grimpé haut dans le ciel pendant que les combats confus se poursuivaient. Les systèmes de climatisation du Blockhaus avaient été réduits au maximum, pour réserver l’énergie aux armes. Il faisait une chaleur torride dans le Centre de Commandement et les mouvements nerveux de Oakes, à ses côtés, augmentaient son irritation. Par contraste, Louis paraissait curieusement calme, comme s’il était secrètement amusé, même.
Sur la plaine, c’était le carnage. Aucun doute possible là-dessus. Les clones présents dans la salle accomplissaient leurs tâches avec un empressement ostensible. Visiblement, ils redoutaient qu’on les envoie eux aussi au combat.
Legata enfonça ta touche retour. Quelque chose de flou traversa l’écran.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Oakes.
Legata appuya sur la touche d’immobilisation, mais aucune image précise ne se forma. De nouveau, elle enclencha la touche retour et agrandit l’image à l’endroit où était apparue la forme floue. Rien de particulier. Elle revint encore en arrière et repassa la scène au ralenti, en demandant à l’ordinateur central d’affiner l’image. Ils virent alors la forme floue, vaguement humanoïde, qui traversait lentement l’écran entre deux rochers. Elle semblait traîner quelque chose de très lourd. Puis elle sortit du champ.
Un rayon bleuté de forte intensité jaillit de la zone floue. Des signaux d’alarme clignotèrent aux coins de l’écran, mais Legata les ignora. C’était déjà passé, Louis avait fait ce qu’il fallait. Il y avait sur l’écran une indication plus importante : une inflorescence rouge orange dont la présence était passée inaperçue jusque-là.
‘ — Que fais-tu? demanda Oakes. D’où cela venait-il?
— J’ai l’impression qu’ils ont réussi à fausser nos senseurs. Elle avait elle-même du mal à y croire, et cela s’entendait dans sa voix.
Oakes contempla l’écran l’espace de plusieurs battements, puis s’écria :
— La nef! C’est cette foutue nef qui intervient encore!
Des gouttes de transpiration perlaient à sa lèvre supérieure et à ses bajoues. Elle le sentit sur le point de craquer.
— Pourquoi la nef ferait-elle une chose pareille? demanda Jésus Louis.
— A cause de Thomas. Vous l’avez vu avec les autres. Oakes avait perdu sa voix. Legata changea de senseur, fit apparaître sur l’écran une vue générale des falaises et de l’endroit d’où l’attaque avait été lancée. Les démons avaient disparu. On ne les voyait plus nulle part. Le poète n’était plus perché sur son rocher. Le demi-cercle de gyflottes s’était éloigné vers les falaises. Et toute la scène était sous le double feu des soleils.
— Où sont passées les gyflottes ? demanda Legata. Je ne les ai pas vues partir.
— Il n’y en a pas à proximité, lui répondit Louis. Elles sont peut-être allées…
Il fut interrompu par un remue-ménage à proximité de la porte demeurée ouverte.
En se retournant, Legata aperçut un Natif aux cheveux bruns, l’un des chefs d’équipe, qui traversait le Centre dans leur direction. Nerveux et couvert de transpiration, il s’arrêta devant Louis. Il avait à l’épaule gauche une large blessure couverte de cellotape et son regard terni indiquait qu’il avait absorbé des calmants.
Il y a donc aussi des Natifs à l’extérieur, songea Legata.
— Il y a énormément de clones qui sont blessés, Jésus, fit l’homme d’une voix rauque et tendue. Que faisons-nous d’eux ?
Louis regarda Oakes, lui renvoyant la balle.
— Organisez un poste de soins, dans le secteur des clones. Qu’ils se soignent entre eux.
— Il n’y en a pas beaucoup qui ont des connaissances dans ce domaine, fit Louis. La plupart sont encore très jeunes, ne l’oublie pas.
— Je sais.
— Ah, bon. Je vois, dit Louis. Il se tourna vers le chef d’équipe : Vous avez entendu. Exécution.
L’homme jeta un regard furieux à Oakes, puis à Louis. Mais il repartit sans rien dire.
— La nef intervient dans nos affaires, déclara Oakes. Nous ne pouvons pas pour l’instant détourner de ses tâches notre personnel médical ou autre. Nous devons préparer un plan pour le cas où…
— Que se passe-t-il là-bas ? demanda soudain Legata.
Elle passait de nouveau d’un senseur à l’autre, fractionnant l’image. Oakes ne comprit pas, tout d’abord, ce qui avait attiré son attention. Puis il vit un rectangle, en haut à droite, qui montrait quelque chose d’argenté en train de grimper par-dessus les murs du Blockhaus. Cela se déplaçait d’un mouvement lent et onduleux qui recouvrait tout, même les senseurs. A mesure que ceux-ci étaient obscurcis, Legata les remplaçait par d’autres. La tache argentée était composée d’innombrables filaments brillants qui reflétaient l’éclat du double soleil.
— Des gyronètes! s’exclama Louis.
La salle entière devint tout à coup silencieuse. Tout le monde s’était tourné vers l’écran.
Legata continuait de manipuler les commandes. Louis se tourna vers les Natifs en armes qui faisaient les cent pas sur la galerie.
— Harcourt, Javo! Prenez un crashfeu et voyez ce que vous pouvez faire pour liquider cette vague de gyronètes.
Les deux hommes n’eurent aucune réaction.
Legata sourit intérieurement en constatant que le silence devenait plus dense. Elle sentait que les tensions en présence allaient bientôt atteindre le niveau qu’elle désirait. Elle se félicitait d’avoir su attendre.
— Vous n’avez qu’à envoyer des clones.
Legata reconnut la voix haut perchée de Harcourt. Elle tourna la tête pour le regarder et vit que d’autres clones étaient entrés et gagnaient le milieu de la salle. Certains appartenaient aux modèles les plus difformes de clones M. La plupart paraissaient blessés. Ils cherchaient visiblement quelqu’un. Une voix gutturale s’éleva de leur groupe :
— Nous avons besoin de méditechs!
Louis s’adressa aux Natifs à qui il avait ordonné de sortir :
— Vous refusez d’obéir à mes ordres ? Harcourt, le visage congestionné, réitéra :
— Vous n’avez qu’à envoyer des clones. Ils sont là pour ça. Du centre de la salle, une voix fluette cria :
— Pas question que nous y allions!
— Pourquoi iraient-ils? demanda alors Legata.
— Ne te mêle pas de ça, Legata! hurla Oakes.
— Explique-leur pourquoi ce serait aux clones d’y aller, dit-elle.
— Tu sais bien pourquoi!
— Non, je ne sais pas.
— C’est parce que les premiers à sortir, quand il y a un danger, ce sont toujours des clones. Harcourt a raison. C’est aux clones d’y aller. C’est comme ça depuis toujours, et ce sera toujours comme ça.
Il cherche à s’assurer la loyauté des Natifs.
Legata croisa le regard de Louis. Elle crut voir briller, une fois de plus, une lueur d’amusement dans ses yeux. Mais quelle importance, maintenant? Elle enfonça une touche de son pupitre, puis elle se tourna pour voir les réactions de la salle. Personne ne pouvait éviter ce qui allait se passer sur l’écran. Le programme était réglé pour l’occuper entièrement.
Oui… tout le monde s’était figé, tous les regards s’étaient rivés sur l’écran géant.
Perplexe comme les autres, Oakes avait levé les yeux pour voir son image occupant tout l’écran tandis qu’une notice biographique se déroulait en sous-titre. Il lut avec ébahissement :
«Morgan Lon Oakes. Réf. Fichier original. Donneur génétique : Morgan Hempstead…»
Oakes avait du mal à respirer. C’était un coup monté! Il se tourna vers Legata et le regard glacé qu’elle lui retourna le figea jusqu’à la moelle.
— Morgan… (Comme sa voix était caressante!)… J’ai retrouvé ton dossier, Morgan. Tu vois l’imprimatur de Nef? L’authenticité de ce document est garantie par Nef.
Un spasme agita la paupière gauche de Oakes. Il chercha en vain à déglutir.
Tout ça n’est pas vraiment en train de m’arriver! Des murmures commençaient à circuler dans la salle.
— Oakes, un clone ? Par les dents de Nef!
Legata s’écarta du pupitre pour se rapprocher à un mètre de Oakes.
— Ton nom… c’est celui de la femme qui t’a porté dans son ventre… contre paiement!
Oakes retrouva une partie de sa voix :
— C’est un odieux mensonge! Mes parents… Le soleil allait devenir nova… Je…
— Ce n’est pas du tout ce que dit Nef… Regarde donc! Elle agita le bras en direction de l’écran où les données continuaient à défiler : Date d’implantation cellulaire, adresse des pseudo parents, nom des…
Louis vint se placer à côté de Oakes. Il s’adressa à Legata, et cette fois-ci il était impossible de se méprendre sur l’amusement contenu dans sa voix.
— Pourquoi?
Elle ne voulut pas détourner son attention du visage défait de Oakes. Pourquoi ai-je si envie de le consoler ?
— La Chambre des Lamentations, cela a été une erreur, murmura-t-elle.
Quelqu’un, à l’autre extrémité de la salle, s’écria :
— Les clones d’abord! Faites sortir le clone!
Le slogan fut repris par plusieurs voix, en un crescendo rageur :
— Faites sortir le clone!
— Non! hurla Oakes.
Des mains se saisirent de lui. Dans la mêlée qui s’ensuivit, Legata ne put rien faire pour intervenir. Utiliser sa force contre ces gens, c’eût été risquer d’en tuer plusieurs, et elle ne pouvait s’y résoudre. La voix de Oakes, qui continuait à crier : «Non, je vous en supplie! Non!» devint plus faible en s’éloignant, puis se noya dans les clameurs de la foule.
Louis marcha jusqu’au pupitre, annula le programme et brancha un senseur que les gyronètes n’avaient pas encore voilé. Sur l’écran, la flamme soudaine d’un crashfeu déchira la toile gluante tendue sur le mur du Blockhaus à l’endroit où la découpeuse avait ouvert une brèche. Quelques secondes plus tard, Oakes apparut puis se mit à courir, tout seul, à travers la plaine mortelle de Pandore.