La poésie, comme la conscience, élimine les digits non significatifs.
Raja Flatterie, Archives de la Mnefmothèque

L’avertissement de Nef selon lequel la fin de l’humanité était peut-être proche avait laissé à Flatterie un arrière-goût de néant.

Il contemplait les ténèbres autour de lui, essayant d’y trouver un réconfort quelconque. Nef allait-elle réellement «couper… l’enregistrement»  ? Et qu’entendait Nef par enregistrement  ?


Dernière chance.


Sa propre réaction affective indiquait à Flatterie qu’il avait touché un filon profond de solidarité avec son espèce. L’idée que dans un avenir lointain, sur une ligne qui passait par l’infini, il pourrait y avoir d’autres humains pour apprécier la vie comme il l’avait appréciée, cette idée le pénétrait d’une joie irradiant vers tous ses descendants.

— Tu veux dire vraiment que c’est notre dernière chance? demanda-t-il.

— A mon grand chagrin, fut la réponse de Nef, qui ne le surprit guère. Il avait du mal à faire sortir les mots de sa gorge  :

— Pourquoi ne nous expliques-tu pas comment…

— Raj! Quelle part de ton libre arbitre es-tu prêt à m’abandonner?

— Quelle part veux-tu prendre  ?

— Crois-moi, Raj, il y a des domaines où ni Dieu ni Homme ne voudraient s’aventurer.

— Ce que tu désires, c’est que je descende sur cette planète, que je leur pose ta Question et que je les aide à Décider?

— Acceptes-tu?

— Ai-je le droit de refuser  ?

— Je recherche le libre choix, Raj. Ni le hasard, ni l’obligation. Acceptes-tu?

Flatterie médita. Il pouvait refuser. Pourquoi pas  ? Que devait-il à ces… ces Neftiles, ces reproductions de quelques survivants? Ils étaient néanmoins suffisamment humains pour qu’il puisse se croiser avec eux. Oui, humains… et c’était toujours la même réaction affective qui se ravivait douloureusement lorsqu’il évoquait un univers sans humains.

La dernière chance de l’humanité  ? C’était peut-être une… une reproduction qui en valait la peine. Ou bien c’était peut-être une illusion de Nef.

— N’est-ce rien d’autre qu’une illusion, Nef?

— Non. La chair existe pour ressentir ce que ressent la chair. Doute de tout mais pas de cela.

— Je doute ou de tout ou de rien.

— Qu’il en soit comme tu voudras. Acceptes-tu de jouer malgré tes doutes?

— Acceptes-tu de m’exposer les règles du jeu  ?

— Si tu poses une bonne question.

— Quel rôle suis-je en train de jouer  ?

— Ahhhh… C’était un soupir de grâce béatifique… Tu joues le rôle du défi vivant.

Flatterie connaissait ce rôle de défi vivant. Il s’agissait d’amener les gens à tirer le meilleur d’eux-mêmes, un meilleur qu’ils possédaient peut-être sans le savoir. Mais certains risquaient d’être détruits sous les contraintes de l’opération. Incapable d’oublier la douleur que pouvait causer la responsabilité d’une telle destruction, il avait besoin qu’on l’aide à prendre sa décision mais savait qu’il n’oserait jamais le demander directement. Peut-être que s’il en apprenait davantage sur les intentions de Nef…

— As-tu caché dans ma mémoire des choses que je devrais savoir sur ce jeu  ?

— Raj! fit la voix chargée d’un indubitable reproche qui le pénétra comme si son corps était une passoire soudain placée sous un robinet d’eau brûlante. Je ne te vole pas tes souvenirs, Raj, ajouta-t-elle un peu plus doucement.

— Dans ce cas, c’est que je dois être quelque chose d’entièrement différent, un nouveau facteur introduit dans le jeu. Qu’est-ce qu’il y a encore de différent  ?

— Le lieu de l’épreuve possède une dimension si profondément différente que tes propres capacités risquent d’être dépassées, Raj.

Les nombreuses implications possibles de cette réponse l’emplirent d’étonnement. Il y avait donc des choses que même un être tout-puissant pouvait ignorer, des choses que même Dieu ou Satan avait à apprendre.

Nef le remplit alors de frayeur en commentant sa pensée non exprimée.

— Compte tenu de cette condition merveilleuse et fort dangereuse que tu appelles le Temps, le pouvoir peut constituer une faiblesse.

— Dans ce cas, quelle est cette dimension profondément différente qui doit me mettre à l’épreuve  ?


— Un élément du jeu qu’il te faudra découvrir par toi-même. Flatterie commençait à comprendre l’agencement des choses.

Il était seul à pouvoir prendre cette décision. Pas d’obligation. Là résidait la différence entre le libre choix et le hasard. C’était la différence qui existait entre la précision fidèle d’un enregistrement holo et une représentation entièrement nouvelle dominée par le libre arbitre. Quant au trophée, c’était une nouvelle chance pour l’humanité. Le Manuel du psychiatre-aumônier disait  : «Dieu ne joue pas aux dés avec les hommes.» Mais visiblement, quelqu’un s’était trompé.


— Très bien, Nef. Je veux bien jouer avec toi.

— C’est parfait. Et, Raj… quand les dés seront jetés, il n’y aura aucune influence extérieure pour orienter leur chute.

La phraséologie de cette promesse lui parut digne d’intérêt, mais il sentait combien il eût été futile de s’y arrêter. Il préféra demander  :

— Où jouerons-nous  ?

— Sur cette planète, que j’appelle Pandore. Une petite frivolité à moi.

— Je présume que la boîte de Pandore est déjà ouverte.

— En effet. Tous les maux que peut redouter l’Humanité ont été lâchés.


— J’ai accepté ta demande. Que va-t-il se passer maintenant  ? Pour toute réponse, Flatterie sentit s’ouvrir les colliers hybernatoires qui l’immobilisaient dans le caisson. Une faible lumière irradiait autour de lui et il reconnut l’une des salles de déshybernation qui lui étaient familières. Cette pensée le fit tressaillir. Il s’assit dans son caisson et regarda autour de lui. Après tout ce temps, le… labo demeurait inchangé. Mais naturellement, le pouvoir de Nef était infini. Nef était infinie. Rien en dehors du Temps n’était inaccessible à Nef.


A part, sans doute, convaincre l’humanité de se mettre d’accord sur la manière de Vénefrer.


Et si nous échouons cette fois-ci  ?


Nef allait-elle vraiment couper l’enregistrement? Oui, il le sentait au niveau de ses tripes  : Nef les effacerait. Plus d’humanité. Plus jamais. Nef passerait à d’autres distractions.

Si nous échouons, nous mûrirons sans avoir fleuri. Jamais nous n’ensemencerons l’Infini. L’évolution humaine s’arrêtera là.


Ai-je changé pendant l’hybernation  ? Tout ce temps…


Il se laissa glisser du caisson et marcha tout nu jusqu’à un grand miroir encastré dans l’une des parois concaves du labo. Son corps lui parut inchangé depuis la dernière fois qu’il l’avait contemplé. Son visage gardait la même expression de détachement ironique, parfois confondue avec une moue calculatrice. Les yeux bruns, lointains, les sourcils noirs inclinés, avaient été à la fois une aide et une gêne. Quelque chose dans la psyché humaine disait que de tels traits n’appartenaient qu’à des créatures supérieures. Mais la supériorité pouvait être à la longue un insupportable fardeau.


— Ahhh, tu as pressenti là une vérité, murmura Nef. Flatterie essaya de déglutir malgré sa gorge sèche. Le miroir lui disait que sa chair n’avait pas vieilli. Le Temps  ? Il commençait à soupçonner ce que Nef entendait par un laps de Temps dépourvu de toute signification. L’hybernation maintenait la chair en stase indépendamment du passage du Temps. Pas question que le corps mûrisse. Mais l’esprit  ? Qu’advenait-il de cette construction réfléchie à laquelle le cerveau ne servait que de récepteur? Il sentit soudainement que quelque chose avait mûri dans sa façon de percevoir les choses.


— Je suis prêt, Nef. Comment fait-on pour descendre sur Pandore  ?

La voix de Nef sortit d’un vocodeur au-dessus du miroir.

— Il y a plusieurs manières. J’ai prévu différents moyens de transport.

— Bon; disons que tu m’expédies là-bas. Je débarque chez eux  : «Salut! C’est moi Raja Flatterie. Attention car ça va faire mal.»

— La désinvolture ne te va pas, Raj.

— Je ressens ton Déplaisir.

— Est-ce que tu regrettes déjà ta décision, Raj  ?

— Pourrais-tu m’en dire davantage sur les problèmes de Pandore  ?

— Le problème le plus immédiat, c’est leur rencontre avec une forme de vie intelligente, les lectrovarechs.

— Dangereux?

— Ils en sont convaincus. Les lectrovarechs sont proches de l’infini et les humains ont peur de…

— Les humains ont peur des espaces découverts, des espaces qui n’en finissent pas. Les humains ont peur de leur propre intelligence, parce qu’elle est proche de l’infini.

— Tu me ravis, Raj!

Une bouffée de joie envahit Flatterie. Elle était si riche et entêtante qu’il avait l’impression de pouvoir s’y dissoudre. Il savait que la sensation n’était pas née de lui et elle se retira en le laissant drainé… transparent… exsangue.

Flatterie pressa ses poignets contre ses yeux obstinément fermés. Quelle chose terrible et dévastatrice était cette joie! Car aussitôt partie… aussitôt partie…

— A moins que tu ne veuilles me tuer, murmura-t-il, ne refais jamais ça.

— Comme tu voudras.

Que la voix était froide et distante!

— Je veux être humain! C’est ainsi que j’ai été conçu!

— Si tel est le jeu que tu choisis de jouer.

Flatterie ressentait la déception de Nef, mais cela le mit sur la défensive et il eut recours à d’autres questions.

— Les Neftiles ont-ils déjà réussi à communiquer avec cette forme de vie intelligente  ?

— Non. Ils s’efforcent de l’étudier, mais ils ne la comprennent pas.

Flatterie ôta ses poignets de devant ses yeux.

— Les Neftiles ont-ils déjà entendu parler de Raja Flatterie  ?

— C’est un nom historique dans l’enseignement que je leur donne.

— Alors, il faudrait que j’en prenne un autre… Il rumina pendant quelques instants… Je m’appellerai Raja Thomas.

— Excellent. Thomas à cause de ton incrédulité et Raja pour tes origines.

— Raja Thomas, expert en communication. Et le meilleur ami de Nef. Prêt ou pas, me voici quand même.

— Un jeu, oui. Un jeu. Et… Raj?

— Quoi?

— Pour un être infini, le Temps engendre l’ennui. Il y a des limites à la quantité de Temps que je peux absorber.

— Combien de Temps nous donnes-tu pour décider de quelle manière nous allons Vénefrer  ?

— Vous le saurez lorsque le moment viendra. Et encore une chose…

— Oui?

— Ne t’effraye pas si de temps à autre je t’appelle mon Démon.

Flatterie eut du mal à rassembler sa voix. Il murmura enfin  :

— Qu’y puis-je? Tu peux m’appeler comme bon te semble.

— Je te demandais simplement de ne pas t’effrayer.

— Mais bien sûr! Et moi, je suis le roi Canut qui demandait aux marées de cesser!

Nef ne répondit pas et Flatterie se demanda s’il allait être obligé de découvrir tout seul la manière de se rendre sur Pandore. Mais au bout d’un moment, Nef parla à nouveau.

— Nous allons te fournir un costume approprié, Raj. Il y a un nouveau psychiatre-aumônier qui dirige les Neftiles. Ils l’appellent psyo ou, quand il les embête, le Boss. Tu peux t’attendre à être convoqué d’un moment à l’autre dans le bureau du Boss.


L'incident Jésus
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