Souvent investis d’un dangereux pouvoir, les timorés deviennent aisément démoniaques en voyant fonctionner autour d’eux les multiples rouages de la vie. Observant points forts et points faibles, ils s’attachent essentiellement aux points faibles.
Inefdits
Ferry était dans la pénombre de son bureau assis au milieu de l’habituel fatras de bandes, programmes, linge sale, bouteilles vides, emballages froissés et petits bouts de papier qui lui servaient de pense-bêtes. Sa journée avait été longue et pénible L’endroit sentait le vin rance et la sueur aigrie. Son attention était exclusivement fixée sur l’écran senseur situé à un coin de son pupitre com. Il pencha son visage luisant de transpiration vers l’image qui montrait Panille en train de descendre une coursive en compagnie de la vive et affriolante méditech Hali Ekel.
Une mèche de cheveux gris tomba sur son front, voilant momentanément sa vision. Il l’écarta impatiemment d’une lourde main aux veines saillantes. Ses yeux pâles luisaient à la lumière de l’équipement com.
L’agrandissement holo ne lui laissait rien perdre des mouvements félins de la jeune femme d’une coursive à l’autre, d’une porte à l’autre. Mais l’odeur musquée qui imprégnait son bureau était seulement celle de Rachel. Rachel Demarest, que par moments il voyait comme un sac d’os, un profil anguleux peu sollicité. Il s’était tenu, dernièrement, à distance amusée de son gémissement. Il figurait dans ses rêves parce qu’elle avait quand même faim de lui, bien qu’il fût un sac aux plis flasques et à l’haleine grise et frelatée. Elle avait faim de pouvoir, cl lui aimait se blottir dans les bras du pouvoir. Ils étaient réciproque ment bons à prendre et ils s’imaginaient maintenir leur relation à bout de bras en troquant des informations contre de l’alcool, du vin contre une promotion ou une chaude nuit à deux. Ce jeu de troc colmatait, pour l’un et l’autre, le genre de brèche qu’avaient pu ouvrir dans leur amour-propre des partenaires sexuels cruellement fantasques.
Rachel était pour l’heure endormie dans la cabine de Ferry et elle se rêvait Premier Assesseur d’un nouveau Conseil qui ravirait le pouvoir à Oakes pour rendre la Colonie autonome et indépendante.
Ferry, à son pupitre, légèrement éméché, rêvait de Hali Ekel. Il attendit, pour passer au senseur suivant, de ne plus pouvoir discerner le détail des hanches fermes de la jeune femme frottant contre l’étoffe de la combinaison. Quelle démarche sensuelle! Dans sa hâte de changer de senseur-espion, il oublia la mise au point. Les deux silhouettes demeurèrent floues en pénétrant dans le champ de l’objectif. Il tourna frénétiquement le bouton et les perdit complètement.
— Merde! murmura-t-il tandis que ses vieilles mains de chirurgien tremblaient comme un ruban accroché à un ventilateur.
Il toucha l’écran pour se calmer, toucha l’image floue de Hali qui quittait le champ du senseur pour pénétrer dans un dôme arboré.
— Allez-y, prenez du bon temps, mes chéris, grommela-t-il au seul bénéfice du désordre hétéroclite qui l’entourait. Tout le monde savait pour quelle raison les jeunes couples fréquentaient les dômes. Il s’assura que l’enregistrement holo fonctionnait et que le niveau sonore était correctement réglé. Louis et Oakes demanderaient à voir ça et Ferry avait l’intention de se faire une copie spéciale.
— Mets-lui ça, mon gaillard! Mets-lui ça comme il faut!
Il sentit à son entrejambe une agréable turgescence et se demanda s’il pouvait quitter son pupitre pour aller voir Rachel Demarest.
— Trouve-moi quelque chose sur ce poète, avait ordonné Louis. En même temps, il lui avait fait livrer par Rachel cinq litres de vin nouveau de Pandore qu’elle avait apporté elle-même côté nef. Double cadeau! L’un des cadavres gisait parmi les fils enchevêtrés de ses connexions avec le Bio-ordinateur. Une autre bouteille vide reposait encore sur le plancher de la cabine temporairement occupée par Rachel. C’était une clone (une des meilleures) et le vin pour elle représentait le trésor que Ferry n’était pas. Tandis que Rachel pour lui représentait le trésor que Hali n’était pas.
Il observa les frôlements entre Hali et Panille, en s’imaginant que c’était lui qui y était.
Peut-être avec un peu de vin… songea-t-il en lorgnant l’endroit où la pointe des seins, imperceptible et à moitié imaginée, s’imprimait sous la combinaison, couvrant comme une clameur le bruit de sa conversation avec Panille.
Vont-ils s’accoupler ?
Il commençait à en douter. Panille ne réagissait pas normalement.
J’aurais dû leur apprendre plus tôt qu’il allait partir côté sol. C’était la meilleure incitation à l’amour : «Je m’en vais bientôt, ma chérie. Qui sait ce qui m’attend là-bas?»
— Vas-y donc, mon garçon! Qu’est-ce que tu attends? Ferry était impatient de la voir quitter sa combinaison. Il voulait la voir désirer un vieux chirurgien lubrique avec le même regard que celui qu’elle avait pour Panille en ce moment.
— Ainsi, tu veux en savoir davantage sur le varech, marmonna Ferry en faisant mine de s’adresser à l’image de Panille couchée sur l’écran. Tu vas bientôt être servi, mon gaillard. Quant à Hali… Il caressa l’écran de ses doigts moites… Peut-être que Louis pourra faire quelque chose pour qu’elle soit affectée ici, au secteur Classement-Traitement. Tsss…
Il avait prononcé cela comme un sifflement de concupiscence fébrile à travers ses dents jaunies.
Mais subitement la conversation à l’écran émergea au milieu de sa rêverie. Il était sûr d’en avoir reconstitué correctement le sens. Panille venait de dire que le varech était sentient.
— Imbécile! cria Ferry à l’adresse de l’écran où la conversation se poursuivait comme une litanie.
Cet idiot était en train de tout déballer!
On envoyait Panille côté sol pour s’en débarrasser. Tout cela à cause du varech, Ferry en aurait mis sa main au feu! L’ordre devait émaner de Louis ou de Morgan Oakes. Il ne pouvait en être autrement. La décision avait été prise dès que les demandes de programmes lancées par Panille à propos du varech étaient devenues anormalement nombreuses. Panille avait découvert quelque chose. Cependant, il n’était pas difficile de désamorcer la bombe. C’était un garçon pacifique. Il se laisserait neutraliser sans faire d’histoires. S’il n’était pas encore descendu côté sol, c’était probablement à cause des ordres donnés par Louis : «Trouve-moi quelque chose sur ce poète.»
De toute manière, ces mêmes ordres prévoyaient que Panille partirait tout de suite s’il se mettait à trop parler.
— Pourquoi a-t-il fallu que ce crétin lui raconte tout à elle! 11 essaya de se calmer. Il était essoufflé. Il déboucha sa dernière bouteille, celle de ses fantasmes, qu’il aurait voulu offrir à Hali Hekel, au moins en rêve. Il n’avait ni le code, ni la clé, ni les connaissances techniques qui auraient pu lui permettre de truquer l’enregistrement holo en effaçant la preuve que Hali savait tout.
Il but à même la bouteille une longue gorgée de vin et enfonça rageusement la touche d’appel qui correspondait à son code.
— Hali… Il lança la bouteille à travers la pièce. Le geste lui fit perdre l’équilibre. Il trébucha contre le pupitre et coupa involontairement la communication en essayant de se rattraper. Il se redressa, se força à se calmer et rétablit le contact.
— Excuse-moi, nous avons été coupés. Ici Winslow Ferry, Hali… Comme il aimait la sonorité de ce mot sur sa langue, son contact même en parole… C’est Kerro Panille qui est avec toi?
Elle riait! Elle se moquait de lui!
Il n’eut aucun souvenir d’avoir coupé brutalement la communication après avoir ordonné à Panille de se rendre dans son bureau. Mais il savait que c’était ce qu’il avait fait.
Elle s’était moquée de lui. Et elle savait la vérité au sujet du varech. Lorsque Louis visionnerait cet enregistrement (ce qu’il ne manquerait pas de faire) il saurait qu’elle avait ri de lui et cela le ferait rire à son tour. Car Louis ne perdait jamais une occasion de rire à ses dépens.
Mais c’est toujours le vieux Winslow qui lui procure ce dont il a besoin.
Toujours, oui. Quand personne d’autre n’en était capable, Winslow connaissait toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui avait un tuyau… et un prix pour le vendre. Du reste, Louis ne rirait pas trop longtemps en voyant qu’elle s’était moquée de lui. Il serait momentanément amusé, sans plus. Par contre, ce qu’elle savait du varech l’intéresserait au plus haut point. Il ne tarderait pas à donner des ordres en conséquence. Ferry était prêt à parier là-dessus. Hali Ekel serait affectée quelque part, mais ce ne serait pas au secteur Classement-Traitement.