Je joue la mélodie sur laquelle vous devez danser. A vous la liberté de l’improvisation. Cette improvisation correspond à ce que vous appelez  : «libre arbitre».
Le Pacte de Morgan Oakes

— Si vous le voulez bien, nous allons ouvrir la séance. Oakes était obligé d’utiliser sa baguette ampli pour couvrir le brouhaha de la foule qui n’avait pas fini de prendre place dans le grand hall d’assemblée de la Colonie. C’était une salle circulaire au plafond en coupole. Une estrade occupait toute la partie sud avec la tribune où se trouvait Oakes. En dehors de ces assemblées, la salle servait surtout d’atelier de fabrication de machines destinées à l’industrie alimentaire, et aussi d’atelier de préassemblage des enveloppes de dirigeables. C’était la raison pour laquelle les réunions comme celle-ci devaient être annoncées au moins une dizaine d’heures à l’avance. Il fallait que les ouvriers aient le temps de ranger les machines et les toiles.


Oakes était encore sous le coup des tensions provoquées par son départ côté nef et son arrivée côté sol. Il avait perdu la notion du temps diurne et tout allait trop vite pour lui. Cette assemblée avait été convoquée trop précipitamment. L’heure de la pause prandiale était déjà proche. Cela signifiait qu’il y aurait des pressions de l’assistance pour en terminer plus vite.

De toute manière, le moment était mal choisi. Il y avait eu des murmures de protestation. Les mécontents disaient qu’ils avaient d’autres choses plus importantes à faire, mais Murdoch les avait fait taire en laissant filtrer la nouvelle que le Boss était venu s’établir définitivement côté sol. Les implications étaient claires. Des mesures allaient être prises pour renforcer la sécurité de la Colonie et Oakes était là pour s’en occuper en personne.

A la tribune, aux côtés de Morgan Oakes, se tenaient Murdoch et Rachel Demarest. Tout le monde savait que Murdoch était le directeur de Lab I et le mystère qui entourait les activités du laboratoire expérimental faisait de sa présence ici l‘objet d’une intense curiosité.

Le problème posé par Rachel Demarest était d’une tout autre nature et Oakes fronça les sourcils en y pensant. Elle avait appris beaucoup de choses depuis qu’elle faisait office de messagère entre Ferry et la Colonie.

L’agitation dans la salle était en train de se calmer progressivement. Les derniers arrivants prenaient place. Des sièges légers passaient de main en main. La plupart étaient faits de matières végétales tressées originaires de Pandore. Chaque siège était différent des autres et cela avait choqué Oakes à son arrivée. Il s’était promis de faire quelque chose pour uniformiser un peu les apparences.

Scrutant la salle, il remarqua que Raja Thomas était présent au premier rang. La jeune femme assise à côté de lui correspondait à la description faite par Murdoch de Waela TaoLini, la seule survivante des précédentes expéditions de recherche sur les lectrovarechs. Elle aussi devait savoir des choses potentiellement dangereuses. Qu’à cela ne tienne… le poète et elle partageraient le sort de Thomas. L’affaire serait vite réglée!

Oakes était côté sol depuis près de deux diurnes. La plus grande partie de ce temps avait été consacrée à la préparation de cette réunion. Il avait eu plusieurs rapports non enregistrés de Louis et ses protégés. Murdoch avait joué un grand rôle dans tout cela. Il ne faudrait pas le perdre de vue. Legata avait aussi fourni quelques informations. En ce moment même, elle était de nouveau côté nef, en train d’en recueillir d’autres.

Oakes n’ignorait pas que cette assemblée allait être tumultueuse. Ses pouvoirs allaient être mis en question et il était prêt à faire face. D’après Louis, il y avait là un millier de personnes. Mais la plus grande partie du personnel de Pandore devait rester perpétuellement en état d’alerte. Il y avait les gardes à assurer ainsi que l’entretien des bâtiments, leur construction ou leur reconstruction. C’était toujours comme cela sur Pandore  : deux pas en avant, un pas en arrière. De toute manière, ceux qui n’avaient pas pu venir avaient remis une procuration de vote à leurs camarades. Il y avait déjà eu une élection non officielle et cette réunion allait être leur premier essai de démocratie. Le danger n’échappait pas à Oakes. La démocratie n’avait jamais été en vigueur côté nef et elle ne pouvait être tolérée côté sol. Cette pensée eut sur lui un effet dégrisant. La montée d’adrénaline chassa les vapeurs de vin qui voilaient encore ses esprits.

L’assistance mettait un temps fou à finir de s’installer. Les groupes qui s’étaient formés avaient du mal à se défaire. Oakes devait faire appel à toute sa patience. Il flottait dans cette salle une odeur de métal froid qu’il n’appréciait pas du tout. La lumière était trop verdâtre. Il regarda de nouveau Demarest. C’était une femme à l’aspect quelconque, aux traits sans relief et aux cheveux brun fade. La seule chose notable chez elle, c’était l’extrême nervosité de ses attitudes. Demarest était la véritable instigatrice de ces élections. La pétition venait d’elle. Un sourire s’ébaucha sur les lèvres de Oakes pendant qu’il la regardait. Louis lui avait dit qu’il savait comment la désamorcer. Connaissant Louis, Oakes n’avait pas cherché à en savoir plus.

Rachel Demarest ^’avança sur la tribune. La baguette ampli toujours attachée au poignet, elle leva les deux bras en agitant rapidement les mains. Fait intéressant, l’assistance fit silence immédiatement.

Pourquoi, se demanda Oakes, n’utilisait-elle pas son ampli  ? Etait-elle aussi antitech  ?

— Merci à tous d’être venus, fit-elle d’une voix haut perchée, à la limite de la dissonance criarde. Nous n’abuserons pas trop de votre temps. Notre Psyo a en main un exemplaire de votre pétition et il a accepté d’y répondre point par point.


Votre pétition! pensa Oakes. Surtout pas «ma» pétition, ni même «notre» pétition, bien sûr!


Mais les preuves apportées par Murdoch et Louis étaient formelles. Cette femme voulait sa part de pouvoir sur la Colonie.


Et elle s’était très habilement arrangée pour prononcer le titre de «Psyo» avec une emphase qui le faisait paraître ridicule. Ainsi, la guerre était déclarée.


Comme Demarest faisait un pas en arrière en se tournant vers lui, Oakes tira la pétition de la poche intérieure de sa combinaison blanche. Mais comme par maladresse, il la laissa tomber. Plusieurs feuillets voletèrent jusqu’en bas de l’estrade.

— Sans importance, fit-il avec un geste en direction des gens du premier rang qui faisaient mine de ramasser les feuillets. Je me souviens de tous les détails.

Un coup d’œil à Murdoch lui valut un hochement de tête rassurant. Murdoch était allé s’asseoir avec Rachel Demarest au fond de la tribune.

Oakes se pencha vers son auditoire dans une attitude confiante. Il sourit  :

— Nous ne sommes pas très nombreux à nous réunir aujourd’hui dans cette salle et vous savez tous pourquoi. Pandore ne pardonne pas. Qui de nous, au cours des quatre dernières expéditions désastreuses sur Noirdragon, n’a pas perdu un être qui lui était cher  ?

Il fit un geste vague en direction des sommets rocheux de Noirdragon, cachés par les brumes de l’océan à un millier de kilomètres de là. Il savait qu’aucun de ces désastres ne pouvait être considéré comme une pierre dans son agrarium. Il avait pris des précautions particulières pour cela. Et sa présence sur Pandore de manière permanente allait mettre l’accent sur l’avenir de la Colonie et la sécurité des plaines ondulées de l’Ovale. Le sentiment de réussite prochaine ainsi créé contribuait au morcellement des tendances qui s’affrontaient ici. Les Colons commençaient à voir au-delà de leurs difficultés présentes, à comparer leurs vœux et à faire des projets d’avenir personnels.

— Comme la plupart d’entre vous le savent déjà, déclara Oakes en levant sa baguette ampli pour que sa voix porte davantage, c’est pour m’établir définitivement parmi vous que je suis ici, et pour vous aider à remporter la victoire finale.

Il y eut quelques applaudissements polis, beaucoup moins que ce qu’il avait escompté. Il était grand temps qu’il descende côté sol! Il y avait des loyautés à cimenter, toute une organisation à consolider.

— Voyons donc cette pétition Demarest, reprit-il. Premier point  : suppression des patrouilles en solo. J’aimerais bien (il secoua la tête) que ce soit possible, mais j’ai peur que vous n’ayez pas très bien compris nos motivations. Je vais donc vous les exposer sans détours. Nous voulons conditionner les animaux de Pandore à détaler sans demander leur reste chaque fois qu’ils voient un humain!

Cela lui valut une rafale d’applaudissements. II attendit que le silence retombe et poursuivit  :

— Grâce à votre bravoure, vos enfants vivront en sécurité sui ce monde. Oui, vous m’avez bien entendu, j’ai dit  : «vos enfants», car je vous annonce mon intention de faire venir les natalis côté sol.

Des murmures étonnés s’élevèrent de l’assistance.

— Je ne dis pas que c’est pour demain, reprit Oakes, mais je vous promets que cela arrivera un jour. Voyons maintenant le deuxième point de la pétition Demarest… Il plissa les lèvres comme pour un effort de concentration… «Aucune décision importante concernant la sécurité ou l’expansion de la Colonie ne devra être prise sans l’approbation d’une nette majorité des Colons votant au Conseil.» Ce sont bien les termes, Rachel?

Il se tourna vers elle, mais n’attendit pas qu’elle réponde. Après un bref regard aux feuillets éparpillés par terre, il fixa durement l’assistance du premier rang puis balaya des yeux le reste de la salle.

— Laissons de côté pour l’instant ce qu’il y a de vague dans cette «nette» majorité d’un «Conseil» aux attributions non spécifiées, et permettez-moi d’attirer votre attention sur un détail que nous connaissons tous. Il faut dix heures pour préparer cette salle en vue d’une réunion comme celle-ci. Le choix est clair. Ou bien nous laissons la salle libre en permanence, au détriment de la production alimentaire, ou bien nous nous accommodons un délai de dix heures chaque fois qu’il y aura une décision importante à prendre. Je préfère pour ma part, soit dit en passant, utiliser le terme de décision vitale. Car c’est bien de notre survie qu’il s’agit!

Il se retourna pour regarder ostensiblement la grande montre murale au fond de la tribune, puis reprit en martelant ses mots  :

— Nous sommes ici depuis plus d’un quart d’heure et, visiblement, nous ne sommes pas près d’en avoir fini.

Il s’éclaircit la voix, pour leur donner le temps d’absorber ce qu’il venait de dire. Il nota quelques mouvements nerveux dans la salle. Certains auraient aimé prendre la parole à ce stade et Oakes n’avait pas manqué de remarquer le mouvement de Murdoch qui avait saisi le bras de Rachel Demarest pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, ce qui avait pour effet de l’empêcher d’intervenir elle-même.

— Troisième point, annonça Oakes. Davantage de périodes de détente et de récupération à bord de la nef. Si nous…

— Nef! hurla quelqu’un au milieu de la salle, en qui Oakes reconnut l’un des gardes affectés au hangar de la périphérie, un partisan de Demarest. Ce n’est pas la nef, mais Nef!

L’homme était à demi dressé hors de son siège et l’un de ses compagnons le tira en arrière pour qu’il se rassoie.

— Je vais répondre à cela, fit Oakes. J’imagine qu’un Psychiatre-aumônier possède une certaine qualification pour en parler.


Il jeta un coup d’oeil à Rachel Demarest, toujours accaparée discrètement mais fermement par Murdoch. Vous voulez des titres  ? Très bien, remettons celui-ci dans la perspective qui lui convient. Je ne suis plus le Psyo, mais le Psychiatre-aumônier. Et j’ai derrière moi toutes les traditions de LA nef.


— Je vais vous mettre les points sur les «i», fit Oakes en se tournant de nouveau vers la salle. Nos origines sont très diverses. Pour la plupart, semble-t-il, nous venons de la Terre, où je suis né. Nous avons été emmenés par la nef…

— Nef vous a sauvé! fit le garde, qui décidément ne voulait pas rester tranquille. Nef vous a sauvé! Le soleil était sur le point de devenir nova!

— C’est ce que dit la nef.

Du pouce, Oakes augmenta un peu le volume sonore de sa baguette ampli  :

— C’est ce que dit la nef, répéta-t-il, mais rien ne nous empêche de donner aux faits une interprétation différente.

— Les faits…

— Que savons-nous des faits? (Il avait augmenté le volume pour couvrir sa voix, puis il l’avait réduit.) Que savons-nous des faits  ? (Encore plus bas.) Nous nous sommes retrouvés à bord de cette nef en compagnie d’autres personnes dont les origines ne sont pas claires, pas claires du tout. Il y a quelques clones, quelques natifs. La nef nous a enseigné son langage, elle nous a donné des leçons d’histoire à sa manière. Ce que nous savons, c’est ce qu’elle a bien voulu nous apprendre. Mais vous êtes-vous demandé quelles sont les motivations de la nef  ?

— Blasphème!

Oakes attendit que l’émotion matérialisée par ce cri fût calmée, puis il reprit  :

— N’oubliez pas que la nef m’a aussi donné une formation scientifique. En tant que médecin, je ne crois qu’à ce que je peux vérifier moi-même. Et que sais-je des Neftiles? Je sais que nous pouvons nous croiser avec eux. Toute l’opération pourrait être, au plan génétique, une vaste…

— Je connais mes origines et c’est le cas de tous ceux qui se trouvent ici!

Rachel Demarest avait réussi à se libérer de Murdoch et à bondir sur le devant de la tribune. Elle ne se servait toujours pas de sa baguette ampli, mais elle la brandissait en s’avançant vers Oakes.

— Je sais que je suis une clone, reprit-elle, mais mes origines…

— C’est ce que dit la nef!

De nouveau, il leur jetait cela comme un défi. Et si Murdoch et Louis avaient interprété correctement les Colons, ces banderilles de suspicion feraient leur œuvre lorsque le moment viendrait de passer au vote.

— C’est ce que dit la nef, répéta Oakes, un cran plus bas. Je ne doute absolument pas de votre sincérité. Je suis seulement stupéfait de votre crédulité.

Cela la rendit encore plus furieuse. Tripotant sa baguette, elle ne réussit pas à se donner l’amplification nécessaire lorsqu’elle riposta  : «C’est ce que vous prétendez, vous!» et ses paroles furent perdues sauf pour ceux qui étaient assis aux tout premiers rangs.

Oakes s’adressa à l’assistance de sa voix la plus raisonnable.

— Elle dit que ce n’est qu’une interprétation de ma part. Mais n’est-ce pas mon métier de Psychiatre-aumônier que de vous fournir des interprétations de cette nature  ? Je vous demande de bien méditer mes paroles. Que savons-nous vraiment? Qui nous dit que nous ne faisons pas partie d’une simple expérience de génétique à l’échelle cosmique  ? Nous savons seulement que la nef (il leva son pouce vers la coupole) nous a amenés ici et ne veut plus repartir. On nous demande de coloniser cette planète que la nef a baptisée Pandore. Tout le monde ici connaît la légende de Pandore parce qu’elle fait partie des archives éducatives de la nef. Mais que savons-nous de la planète elle-même  ? Nous ne pouvons que soupçonner que son nom n’a pas été choisi au hasard!

Il leur laissa plusieurs battements pour absorber cela. Il ne faisait aucun doute que plusieurs membres de l’assemblée partageaient ses doutes.

— Quatre fois, reprit-il en haussant le ton, nous avons échoué sur Noirdragon. Quatre fois, nous avons connu le désastre.


Qu’ils pensent un peu à leurs chers disparus. Il jeta un coup d’œil à Rachel Demarest. Elle était à trois pas de lui et le regardait figée.


— Pourquoi cette planète et pas une meilleure? demanda Oakes. Voyez ce qu’est Pandore  : deux continents seulement. Celui qui se trouve sous nos pieds, et que la nef appelle l’Ovale, et l’autre, celui qui a fait échouer nos quatre expéditions. Noirdragon. Vous appelez ça un cadeau? Le reste de Pandore, n’en parlons pas. Quelques îles trop petites et trop dangereuses pour que nous nous y risquions. Et un océan qui abrite la forme de vie la plus redoutable de la planète. Encore plus redoutable que toutes les autres. Faut-il que nous soyons reconnaissants pour cela  ? Faut-il…


— Vous aviez promis de répondre à toutes les revendications! C’était de nouveau Rachel Demarest, mais cette fois-ci elle avait mis trop de son. L’intrusion parut choquer une partie de l’assistance et il y eut quelques mouvements nettement désapprobateurs.


— C’est bien mon intention, Rachel, fit-il d’une voix douce, raisonnable. Votre pétition joue un rôle utile, nécessaire. Je suis bien d’accord, la répartition du travail pourrait faire l’objet d’un certain nombre d’améliorations. Vous avez eu raison d’attirer mon attention sur ce point. Cela ne peut que renforcer notre équipe. Et d’avance, je dis oui à tout ce qui nous rend plus forts. Merci, Rachel.

Elle réussit à régler sa baguette.

— Vous laissez entendre que les lectrovarechs sont la forme de vie la plus dangereuse de…

— Le problème est sur le point d’être résolu, Rachel. Je viens de mettre sur pied une équipe chargée d’étudier les possibilités d’utilisation des varechs à notre avantage. Le directeur de cette équipe et l’une de ses assistantes se trouvent justement dans cette salle.

Oakes montra du doigt Thomas et Waela. Les têtes se tournèrent, les cous se tendirent pour voir.

— Malgré tous les dangers que cela représente, poursuivit Oakes, et aucun de ceux qui ont étudié de près ou de loin la question ne songera à me démentir, j’ai tenu à lancer ce programme que nous entendons mener rapidement à bien. Votre pétition, comme vous le voyez, arrive après la bataille.

— Mais pourquoi ne nous a-t-on rien dit quand…

— Vous voulez que ceux d’entre nous qui prennent les décisions fassent circuler davantage d’informations  ?

— Nous voulons savoir si nous allons vers la réussite ou l’échec.

— C’est légitime, reconnut Oakes. Et c’est en partie pour cette raison que j’ai décidé de m’établir en permanence côté sol avec tout mon état-major. J’ai dans la tête (il se frappa le crâne) tous les éléments d’un programme qui doit nous permettre de transformer Pandore en planète-jardin à l’intention de…

— Nous voulons qu’il y ait des membres du Conseil dans…

— Rachel! vous proposez de mettre des gens à vous aux postes-clés  ? Mais pourquoi justement des gens à vous  ? Quelles réussites ont-ils à leur actif  ?

— Ils ont réussi à survivre sur cette planète!

Oakes fit un effort pour dissimuler sa colère. C’était un coup bas. Elle laissait entendre qu’il était demeuré planqué côté nef pendant qu’elle et ses amis affrontaient les dangers de Pandore. Le seul moyen de répliquer était de conserver un ton raisonnable.

— Je suis ici, maintenant, dit-il. Et j’ai l’intention d’y rester. J’écouterai vos questions à tout moment qui nous paraîtra mutuellement acceptable, en dépit du fait que, comme nous le savons tous, chaque instant consacré ici à débattre de nos problèmes pourrait être sans doute utilisé plus efficacement dans l’intérêt général de la Colonie.


— N’allez-vous pas répondre à nos questions aujourd’hui?


— C’est bien pour y répondre que j’ai convoqué cette assemblée.

— Dans ce cas, expliquez-nous pourquoi vous vous opposez à l’élection d’un Conseil qui…

— Pour économiser du temps, c’est tout. Ce genre de débat est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. J’étais d’accord avec ceux qui soutenaient que la présente réunion allait arracher la plupart d’entre nous à des tâches bien plus importantes. La production alimentaire, par exemple. C’est vous qui avez insisté, Rachel.


— Que faites-vous sur Noirdragon  ?


C’était le même garde que tout à l’heure qui venait d’intervenir selon une approche nouvelle.


— Nous essayons d’établir un avant-poste pour la Colonie. Raisonnable… raisonnable, se recommanda-t-il. Que ta voix demeure raisonnable.

— En divisant nos forces? demanda Rachel Demarest.


— Nous utilisons de nouveaux clones fournis par les ateliers de la nef. Jésus Louis est actuellement sur place pour coordonner nos efforts. Je puis vous l’assurer, nous ne risquons rien de plus que la vie de quelques nouveaux clones qui comprennent parfaitement la nature de leur contribution.

Oakes se tourna pour adresser un sourire à Rachel Demarest, non sans penser au conseil enjoué de Murdoch  : «Quelques mensonges ne peuvent pas leur faire du mal, quand on leur a donné deux ou trois vérités à contempler.» Puis, faisant de nouveau face à la salle, il reprit  :

— Mais tout cela nous écarte un peu trop de l’objet de cette assemblée. Je propose, afin de ne pas perdre un temps qui nous est précieux, de traiter les questions une par une.

L’annonce de l’expédition sur Noirdragon avait cependant rempli son office. L’assistance (y compris Rachel Demarest) en ruminait les implications, plongée dans un état de choc à des degrés divers. Du fond de la salle, quelqu’un cria  :


— Qu’est-ce que c’est que ces nouveaux clones  ?


La question fut suivie d’un silence, un silence lourd d’attente qui signifiait que beaucoup avaient eu la même idée en tête.

— Je préfère laisser Jésus Louis vous parler de cela à l’occasion d’une prochaine assemblée. Il est plus qualifié que moi sur ces questions techniques, directement placées sous son autorité. Je me contenterai de vous dire que ces nouveaux clones sont produits et conditionnés spécialement en vue de nous assurer la victoire sur les dangers dont nous connaissons tous l’existence à Noirdragon.

Et voilà. Louis avait la voie préparée par quelques mensonges subtils et quelques demi vérités. L’introduction de rumeurs choisies et d’éléments clés de l’histoire sur laquelle ils s’étaient mis d’accord dans le circuit de bouche à oreille de la Colonie devrait en principe faire le reste. La plupart des Colons accepteraient leur histoire. Les gens aimaient bien l’idée que d’autres se dévouaient à leur place pour affronter le danger.

— Vous n’avez pas répondu à propos des périodes de détente et de récupération, accusa Rachel Demarest.

— Vous ne le savez peut-être pas, Rachel, mais l’organisation des périodes D & R est le point le plus important que nous allons avoir à examiner aujourd’hui.

— Ne croyez pas nous acheter avec la D & R! s’exclama-t-elle. Sa baguette, que ses deux mains agrippaient, était pointée sur lui comme une arme.

— Là encore, je suis sidéré par votre manque de perception! fit Oakes. Vous n’êtes vraiment pas apte à prendre les décisions sur lesquelles vous réclamez un droit de regard!

Devant cette attaque frontale, elle fit deux pas en arrière et le fusilla du regard. Oakes secoua la tête avec tristesse  :

— Vous avez un ami dans cette salle qui est assez courageux pour formuler le problème essentiel, reprit-il en désignant le garde irascible, au visage encore tout rouge. (7/ faudra le surveiller, celui-là. Un fanatique, sans aucun doute.) Mais je me demande s’il est assez courageux et assez intelligent pour comprendre la signification profonde de ses accès de colère.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. L’homme se dressa comme un diable pour montrer son poing à Oakes.

— Vous êtes un imposteur! Vous n’êtes pas un vrai aumônier! Si nous vous écoutons, Nef nous détruira tous!

— Rasseyez-vous!

Oakes avait mis l’ampli presque à fond pour couvrir sa voix. Le choc sonore donna à ses compagnons le temps nécessaire pour le tirer en arrière et le calmer. Oakes baissa l’ampli et poursuivit  :

— Qui d’entre vous ose poser la question que je pose  ? Elle est pourtant évidente  : Quelle est l’origine de la Vénefration  ? Cette origine, c’est la nef. Celle qui est là-haut!

Il leva un index en direction de la coupole et marqua un instant de pause avant de continuer  :

— Vous savez tous cela, bien sûr. Et vous ne le remettez pas en question. Mais moi, en tant que scientifique, je dois m’intéresser aux faits de plus près. Certains d’entre vous soutiennent que la nef, en nous amenant ici, a été motivée par le désir de nous sauver. Elle est notre sauveur bienveillant. Certains d’entre vous affirment que la Vénefration est une réaction naturelle de reconnaissance envers notre sauveur. Une réaction naturelle? Oui, mais si nous étions ses cobayes?

— Quelles sont vos origines à vous, Oakes?

C’était de nouveau la voix de Rachel Demarest. Splendide. Elle n’aurait pas pu mieux se comporter si elle avait été spécialement programmée. Ne savait-elle donc pas que le nombre des natifs excédait celui des clones dans la proportion de quatre contre un au moins? Sans doute davantage. Et elle avait déjà reconnu qu’elle était une clone.

— Je suis un enfant de la Terre, répondit-il en faisant de nouveau appel à sa voix la plus raisonnable. Il la regarda dans les yeux, puis se tourna vers la salle. C’était encore le moment de faire une petite entorse à la vérité. Inutile de mentionner que c’était le vieux Kingston qui l’avait désigné comme successeur. La plupart de ceux qui sont ici, reprit-il, connaissent mon histoire. J’ai été choisi par la nef pour recevoir une formation de psychiatre-aumônier. Comprenez-vous ce que cela signifie? C’est la nef qui m’a éduqué pour que je puisse diriger les opérations de Vénefration. Ne voyez-vous là rien d’étrange?

Comme si elle était payée pour lui faciliter les choses, Rachel intervint à point  :

— Il n’y a rien là que de très naturel…

— Naturel! s’exclama Oakes en donnant libre cours à sa rage. Un miroir et un enregistreur auraient aussi bien fait l’affaire qu’un aumônier pareil! Si nous ne sommes pas dotés de libre arbitre, notre Vénefration ne vaut rien! Comment la nef peut-elle espérer me conditionner, moi, pour une tâche pareille? Non! Je remets en question ce que nous enseigne la nef. Je fais plus que douter. Je pose des questions. Et je déclare que certaines réponses ne me plaisent pas du tout.

C’était blasphémer publiquement à un degré que peu d’entre eux auraient jamais osé imaginer. Venant du psychiatre-aumônier en titre, cela équivalait à une véritable révolte. Oakes les laissa absorber ses paroles avant de continuer à taper sur le clou. Levant la face vers la coupole, il hurla  :

— Pourquoi ne me foudroies-tu pas sur-le-champ, Nef?

La salle ne fut plus qu’un souffle longtemps retenu tandis que Morgan Oakes se tournait en souriant vers Murdoch puis vers l’assistance sans cesser de sourire. Il réduisit le volume au niveau le plus bas pour être quand même entendu de partout.

— J’obéis à la nef parce que la nef est puissante. C’est elle qui a le pouvoir. On nous demande de coloniser cette planète  ? Très bien. C’est ce que nous allons faire; et nous réussirons. Mais qui peut nier que cette nef soit un danger pour nous? Avez-vous mangé à votre faim ces temps derniers  ? Pourquoi la nef réduit-elle nos rations alimentaires  ? Ce n’est pas moi qui suis responsable. Envoyez une délégation côté nef, si vous voulez vous en assurer. (Il secoua la tête de droite à gauche.) Croyez-moi. Notre sécurité et notre survie exigent que nous dépendions aussi peu que possible de la nef, jusqu’au jour où… nous pourrons nous en passer définitivement! Vous m’accusez de vouloir vous acheter avec la D & R, Rachel  ? Bien au contraire! Mon ambition est de vous sauver en vous libérant de la nef!

Il n’était pas difficile de déchiffrer les réactions de la majorité devant ce nouveau défi. Il avait peut-être l’aspect d’un petit homme rondouillard, mais il était plus courageux que n’importe lequel d’entre eux, il allait plus loin que le plus brave d’entre eux… et il risquait la vie des nouveaux clones (même si on ne savait pas très bien pour l’instant de quoi il s’agissait). En outre, il allait leur trouver à manger. Quand l’alternative cruciale leur serait soumise  : «Remplacez-moi ou gardez-moi, mais que je n’entende plus parler de vos conneries de Conseil et de démocratie», il ne faisait aucun doute qu’ils l’acclameraient à la quasi-unanimité. C’était leur leader intrépide, même contre Nef, et plus personne ou presque, désormais, ne pourrait en douter.

Louis et Murdoch avaient, chacun de son côté, plaidé pour qu’il leur donne un peu plus d’assurances à ce stade. Il décida que suivre leur scénario ne pourrait causer aucun mal.

— Il a été suggéré, poursuivit-il en prenant une voix lasse, que nous introduisions dans notre effort de survie des procédures compliquées et dévoreuses de temps. Ceux qui proposent cela sont peut-être sincères, mais ils sont surtout dangereux. Tout ce qui ralentit nos réflexes peut causer notre mort à tous. Nous devons agir encore plus rapidement que les implacables créatures qui nous entourent. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de la discussion et de la décision collectives.

Conformément à ce que Louis et Murdoch avaient prédit qu’elle ferait en se voyant acculée à la défaite, Rachel Demarest risqua une attaque personnelle.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que vos décisions nous sauveront  ?

— Nous sommes bien vivants et la Colonie est prospère, répliqua Oakes. Mon tout premier effort, la première raison de ma présence ici, consiste à établir un programme prioritaire de production alimentaire accélérée.


— Personne d’autre ne peut faire plus que ce…


— Mais moi, si! fit-il en laissant percer dans sa voix l’ombre d’un reproche. Celui qui était capable de défier Nef était certainement capable de résoudre aussi le problème alimentaire. Nous savons tous, reprit-il, que ce n’est pas moi qui ai pris les décisions à la suite desquelles tant des nôtres ont péri sur Noirdragon. Si c’était moi qui les avais prises, nous serions peut-être déjà implantés et prospères sur ce continent.


— Quelles décisions  ? Vous parlez comme si. .


— Je n’aurais pas perdu notre temps et notre énergie à essayer de comprendre la forme de vie qui s’attaquait à nous! Il suffisait de stériliser toute la zone, mais Edmond Kingston n’a pas pu se résoudre à ordonner cela. Il l’a payé de sa vie… et de celle de nombreux innocents.

Elle n’avait pas encore renoncé à la confrontation «raisonnable».

— Comment peut-on combattre ce que l’on ne comprend pas  ?

— On le tue, fit Oakes en se tournant vers elle, ampli réduit au minimum. C’est aussi simple que ça  : on le tue.


L'incident Jésus
titlepage.xhtml
L_Incident_J_233_sus_split_000.html
L_Incident_J_233_sus_split_001.html
L_Incident_J_233_sus_split_002.html
L_Incident_J_233_sus_split_003.html
L_Incident_J_233_sus_split_004.html
L_Incident_J_233_sus_split_005.html
L_Incident_J_233_sus_split_006.html
L_Incident_J_233_sus_split_007.html
L_Incident_J_233_sus_split_008.html
L_Incident_J_233_sus_split_009.html
L_Incident_J_233_sus_split_010.html
L_Incident_J_233_sus_split_011.html
L_Incident_J_233_sus_split_012.html
L_Incident_J_233_sus_split_013.html
L_Incident_J_233_sus_split_014.html
L_Incident_J_233_sus_split_015.html
L_Incident_J_233_sus_split_016.html
L_Incident_J_233_sus_split_017.html
L_Incident_J_233_sus_split_018.html
L_Incident_J_233_sus_split_019.html
L_Incident_J_233_sus_split_020.html
L_Incident_J_233_sus_split_021.html
L_Incident_J_233_sus_split_022.html
L_Incident_J_233_sus_split_023.html
L_Incident_J_233_sus_split_024.html
L_Incident_J_233_sus_split_025.html
L_Incident_J_233_sus_split_026.html
L_Incident_J_233_sus_split_027.html
L_Incident_J_233_sus_split_028.html
L_Incident_J_233_sus_split_029.html
L_Incident_J_233_sus_split_030.html
L_Incident_J_233_sus_split_031.html
L_Incident_J_233_sus_split_032.html
L_Incident_J_233_sus_split_033.html
L_Incident_J_233_sus_split_034.html
L_Incident_J_233_sus_split_035.html
L_Incident_J_233_sus_split_036.html
L_Incident_J_233_sus_split_037.html
L_Incident_J_233_sus_split_038.html
L_Incident_J_233_sus_split_039.html
L_Incident_J_233_sus_split_040.html
L_Incident_J_233_sus_split_041.html
L_Incident_J_233_sus_split_042.html
L_Incident_J_233_sus_split_043.html
L_Incident_J_233_sus_split_044.html
L_Incident_J_233_sus_split_045.html
L_Incident_J_233_sus_split_046.html
L_Incident_J_233_sus_split_047.html
L_Incident_J_233_sus_split_048.html
L_Incident_J_233_sus_split_049.html
L_Incident_J_233_sus_split_050.html
L_Incident_J_233_sus_split_051.html
L_Incident_J_233_sus_split_052.html
L_Incident_J_233_sus_split_053.html
L_Incident_J_233_sus_split_054.html
L_Incident_J_233_sus_split_055.html
L_Incident_J_233_sus_split_056.html
L_Incident_J_233_sus_split_057.html
L_Incident_J_233_sus_split_058.html
L_Incident_J_233_sus_split_059.html
L_Incident_J_233_sus_split_060.html
L_Incident_J_233_sus_split_061.html
L_Incident_J_233_sus_split_062.html
L_Incident_J_233_sus_split_063.html
L_Incident_J_233_sus_split_064.html
L_Incident_J_233_sus_split_065.html
L_Incident_J_233_sus_split_066.html
L_Incident_J_233_sus_split_067.html
L_Incident_J_233_sus_split_068.html
L_Incident_J_233_sus_split_069.html
L_Incident_J_233_sus_split_070.html
L_Incident_J_233_sus_split_071.html