Pourquoi obliges-tu un homme à s’humilier en implorant de l’aide, ô Seigneur, alors qu’il est en Ton pouvoir de subvenir à ses besoins de manière honorable ?
A Kahan, Atereth ha-Zaddikim Archives de la Mnefmothèque
Hali maintenait une surveillance constante sur Waela tandis que les clones M qui l’assistaient préparaient un coin maternité à l’intérieur du centre médical provisoire. L’ombre de la falaise les protégeait et l’armée qui s’ébranlait emplissait l’atmosphère de bruits discordants : clameurs et grognements, grincements de roues sur les cailloux. Elle vit s’éloigner Panille et ses démons avec un certain soulagement. Il l’effrayait, maintenant. L’ami poète à la voix tendre était devenu le gardien d’une terrifiante flamme intérieure, le dépositaire d’un pouvoir formidable qui faisait penser à ce qu’elle avait vu au Golgotha.
Malgré son ventre énorme, Waela se déplaçait avec une vive souplesse. Elle se trouvait dans son habitat naturel : Pandore.
Mais elle avait étrangement changé, elle aussi. Etait-ce pour cela que Panille s’était accouplé avec elle ? Hali refoula une douloureuse montée de jalousie.
Je suis méditech. Je suis une natali. Un enfant a besoin de moi pour venir au monde. Je veux apporter la joie!
Elle essayait de ne pas penser à ce qui devait se passer là-bas sur la plaine. Thomas lui avait dit de se préparer au pire. Où avait-il appris les choses de la guerre ? Elle n’avait pu cacher son indignation.
— Ces gens qui vont mourir, en quoi sont-ils différents de nous ?
Elle lui avait lancé la question pendant qu’ils descendaient du sommet des falaises, guidés par les tentacules des gyflottes, avec au loin à l’horizon le doigt rouge de l’aube qui commençait à faire pâlir les ténèbres. La scène était lugubre, ponctuée par les rumeurs de l’armée en marche et les sifflements sourds des gyflottes. Les grosses outres orangées avaient déposé quelques personnes sur la plaine, transporté la plus grande partie des équipements et supervisé la descente de ceux qui allaient à pied.
Cela représentait des centaines de combattants, des tonnes de matériel.
Thomas n’avait pas répondu à la question posée par Hali tant qu’elle ne l’avait pas répétée.
— Il faut que nous nous rendions maîtres du Blockhaus, avait-il alors grommelé. Sinon, Nef nous détruira.
— Cela ne nous fait pas meilleurs qu’eux.
— Mais nous aurons une chance de survivre.
— Survivre en tant que quoi ? Nef a une explication à donner là-dessus ?
— Nef dit : «Vous allez entendre parler de guerres et de rumeurs de guerres. Mais ne vous laissez pas troubler; car s’il faut que ces choses arrivent, ce n’est pas encore forcément la fin.»
— Ce n’est pas Nef! C’est dans le Livre des Morts chrétien!
— Mais c’est Nef qui le cite.
Thomas s’était alors tourné pour la regarder dans les yeux, et elle avait vu la douleur qui brillait dans son regard. Le Livre des Morts chrétien…
Nef lui en avait montré des extraits, sur sa demande, dans la petite cabine où étudiait Panille avant elle. Si Thomas était vraiment psyo, il était normal qu’il connaisse cette citation. Elle eût été curieuse de savoir si Oakes la connaissait aussi. Etrange, que personne côté Nef ne se soit manifesté à elle quand elle avait posé toutes ces questions sur les événements de la Colline des Crânes.
Thomas l’avait glacée, alors, tandis qu’ils s’arrêtaient pour reprendre leur souffle au bord d’une anfractuosité de la roche.
— Qu’est-ce qui a poussé Nef à vous montrer la scène de la crucifixion ? Vous êtes-vous déjà posé cette question, Hali Ekel ?
— Comment… comment savez-vous ça?
— Nef me parle.
— Nef vous a dit pourquoi…
— Non!
Thomas avait repris sa périlleuse descente. Elle le suivit en criant :
— Vous le savez? Vous savez pourquoi Nef a voulu me montrer cela ?
Il s’arrêta de nouveau, sur une petite saillie, regarda les lumières de l’aube qui se répandaient sur la plaine et créaient des reflets, au loin, sur les surfaces de plaz du Blockhaus. Elle le rattrapa.
— Vous le savez ?
Thomas tourna vers elle un regard où se lisait une affliction poignante.
— Si je savais cela, je saurais ce qu’il faut faire pour bien Vénefrer. Vous êtes sûre que Nef ne vous a donné aucun indice ?
— Nef a dit que nous devions apprendre à connaître la violence sacrée.
— Dites-moi exactement ce que vous avez vu là-bas! fit Thomas, et ses yeux jetaient des éclairs.
— J’ai vu supplicier et tuer un homme. C’était une scène brutale, effroyable, et Nef m’a empêchée d’intervenir.
— La violence sacrée… murmura Thomas entre ses dents.
— Cet homme qu’ils ont tué, il s’est adressé à moi. Il m’a… J’ai eu l’impression qu’il me reconnaissait. Il savait que j’étais venue de loin pour le voir là. Il m’a dit que je n’étais pas cachée à sa vue et que je devais leur faire savoir quelles choses ont été accomplies.
— Il a dit quoi ?
— Il a dit que si quelqu’un comprenait la volonté de Dieu, ce devait être moi… mais je ne comprends pas! (Elle secoua la tête, au bord des larmes.) Je ne suis qu’une méditech, une simple natali, et j’ignore pourquoi Nef m’a montré tout cela!
— C’est tout ce que cet homme a dit ? murmura Thomas dans un souffle.
— Non… il a demandé aux gens qui étaient dans la foule de ne pas pleurer pour lui, mais pour leurs enfants. Et il a dit quelque chose à propos d’un arbre vert.
— «S’ils font ces choses dans un arbre vert, que feront-ils avec un arbre sec?» récita Thomas à mi-voix.
— C’est cela! Ce sont ses propres mots! Que voulait-il dire par là ?
— Il voulait dire… il voulait dire que les puissants deviennent plus dangereux en période d’adversité… et que ce qu’ils font subir à la racine est ressenti jusqu’à l’extrémité des branches… à jamais.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous organisé cette armée ? Pourquoi vous apprêtez-vous à…
— Parce qu’il le faut.
Thomas avait repris sa descente vers la plaine, en refusant de lui répondre davantage. D’autres combattants les avaient rattrapés, ils s’étaient trouvés séparés et elle n’avait plus eu l’occasion de lui parler. Quand ils étaient arrivés au pied de la falaise, chacun était parti vaquer à ses propres responsabilités.
Ferry faisait partie de l’équipe médicale désignée par Thomas. Hali savait ce que Panille et Thomas pensaient du vieil homme, et cela l’incitait maintenant à se montrer plus aimable envers lui. Pendant qu’ils s’affairaient sous l’abri de toile improvisé au pied des falaises, elle entendit Thomas qui s’adressait à son armée :
— Bénie soit Nef, ma force, qui enseigne à mes mains l’art de guerroyer et à mes doigts la manière de tuer mes ennemis.
Etait-ce ainsi que devait parler un psyo ? Elle posa la question à Ferry.
— Oakes parle ainsi, dit le vieil homme, qui semblait résigné à son sort mais désireux d’aider Hali.
L’armée était alors en plein branle-bas. Panille se tenait à l’écart, comme un observateur détaché. Elle n’aimait pas le voir aussi près des démons, mais il disait qu’ils ne feraient de mal à personne. Il affirmait que les gyflottes obnubilaient leurs sens à l’aide de fausses visions qui les paralysaient.
Ferry passa à ce moment-là devant elle, de sa démarche toujours traînante, en regardant curieusement l’anneau qu’elle portait au nez. Elle se demanda ce qu’il pensait de la manière dont Thomas parlait de lui. Thomas parlait toujours comme si Ferry n’était pas là.
— Ce vieux crétin n’a pas la moindre parcelle de véritable pouvoir, avait-il déclaré. Oakes croit qu’il détient un morceau du pouvoir réel ou symbolique, ici sur Noirdragon. Mais il n’a rien. Et il est venu s’installer ici pour se laisser cueillir encore plus facilement que s’il était resté à la Colonie.
— Je lui ai dit qu’il s’en allait trop tôt, avait murmuré Ferry. Thomas l’avait ignoré. S’adressant à Panille, il avait poursuivi :
— Ferry est un menteur, mais il peut nous servir. Il doit savoir des choses précieuses sur les intentions de Morgan Oakes.
— Mais je ne sais rien! avait protesté le vieil homme d’une voix tremblante.
L’un des Natifs à qui Thomas avait donné le titre d’aide de camp était venu à ce moment-là lui soumettre un problème d’organisation. Thomas avait longuement regardé les tatouages qu’il portait au-dessus du sourcil droit. Quand ils étaient partis ensemble, il avait murmuré: «Quelle merde! Etre obligé d’improviser une armée avec les rebuts de quelqu’un d’autre!»
Hali avait cependant trouvé raisonnable la manière dont il répartissait les tâches. Les clones M, naturellement, étaient groupés selon leur modèle : il y avait les coureurs, les transporteurs, les leveurs de poids… Thomas avait inventorié les capacités de chacun : mécanicien, technicien des systèmes optiques, soudeur, agent non qualifié…
Elle repensait à tout cela pendant qu’elle préparait l’hôpital de campagne au pied de la falaise. Que lui importait la manière dont Thomas avait organisé ses forces? Ici, de toute manière, ils ne verraient bientôt que des blessés ou des morts.
Waela, qui aidait aux préparatifs en vue de l’accouchement, s’arrêta à côté d’elle :
— Qu’y a-t-il, Hali ? Vous paraissez préoccupée. C’est quelque chose qui concerne mon bébé ?
— Non, non; pas du tout.
Et Waela entendit la voix intérieure familière, celle de «Probité», qui marquait le tempo : Le bébé naîtra bientôt; très bientôt.
Elle dévisagea Hali.
— Qu’est-ce qui vous tracasse? insista-t-elle.
Hali baissa les yeux vers le ventre énorme de Waela.
— Si les gyflottes ne nous avaient pas apporté cette réserve de borst de la Colonie…
— Ceux de la Colonie n’en ont plus besoin. Ils sont tous morts.
— Ce n’est pas ce que je…
— Vous redoutiez que mon bébé ne vous vole vos annos, votre vie…
— Je ne crois pas que votre bébé aurait pu me voler quoi que ce soit.
— Alors, qu’y a-t-il ?
— Waela, que sommes-nous en train de faire ici?
— Nous essayons de survivre.
— On croirait entendre parler Thomas.
— Ce que dit Thomas n’est pas toujours insensé.
Trois clones M arrivèrent à ce moment-là en titubant dans le poste de soins. Tous étaient gravement brûlés. Celui du milieu avait perdu un bras. L’un des deux autres tenait le membre sectionné contre la blessure sanglante et maculée de sable.
— Qui est le méditech? demanda le troisième, un nain aux doigts démesurés et flexibles.
Ferry fit un pas en avant, mais Hali l’arrêta d’un geste :
— Je m’en occupe. Restez avec Waela et appelez-moi quand ce sera le moment.
— Je suis médecin aussi, vous savez, dit le vieil homme d’une voix peinée.
— Je sais. Occupez-vous de Waela.
Elle conduisit le trio vers une alcôve en partie située sous la roche noire de la falaise. En quelques gestes rapides, elle referma le moignon avec du cellotape après l’avoir saupoudré de septalc.
— Vous ne pouvez pas lui sauver son bras ? demanda le nain.
— Impossible. Que se passe-t-il là-bas? Le nain cracha par terre.
— L’enfer et la folie furieuse.
Elle finit de s’occuper de ses compagnons, puis se tourna vers lui. Son commentaire l’avait surprise et il s’en aperçut.
— Ne croyez pas que nous ne sommes pas capables de réfléchir, dit-il.
— Approchez-vous, que je m’occupe de vous, dit-elle. Tout son bras droit était gravement brûlé. Elle continua de lui parler pour détourner son attention de la douleur : Comment vous êtes-vous retrouvés parmi les gyflottes ?
— Louis nous a foutus dehors. Comme des malpropres. Vous savez ce que ça signifie. Il y avait des névragyls. La plupart d’entre nous ont péri. J’espère de tout mon cœur que les névragyls entreront là-bas (il agita son bras valide dans la direction du Blockhaus) et qu’ils boufferont jusqu’à la moelle tous ces nom de Nef de bâtards.
Le nain se laissa glisser de la table de soins dès qu’elle eut fini et se dirigea vers la sortie.
— Où allez-vous comme ça ? demanda Hali.
— Voir si on a encore besoin de moi quelque part.
Il maintenait levé le rabat de la tente et Hali aperçut une partie du Blockhaus au loin. Des éclairs bleus sillonnaient le ciel. On entendait les clameurs étouffées du combat.
— Vous n’êtes pas en état de…
— Je peux aider à transporter les blessés.
— Il y en a d’autres ?
— Oui, beaucoup.
Il se baissa pour sortir, et laissa retomber la toile.
Hali ferma les yeux. Elle vit un groupe de gens qui se transforma en cortège puis en populace. Le vent apportait les effluves salés du sang et de Bouche d’Egout. Les lèvres des blessures et les plaques violacées des brûlures emplissaient son imagination. La vision floue de jambes brisées au genou hantait sa mémoire. Les crucifiés.
— Ce n’est pas comme ça! s’écria-t-elle.
Elle prit son diagnoskit et une trousse d’urgence, écarta la toile et sortit d’un pas résolu. Le nain était déjà loin. Elle essaya de le rattraper.
— Où allez-vous? lui cria Ferry.
— On a besoin de moi là-bas, fit-elle sans se retourner.
— Et Waela ?
— Vous êtes médecin!
Elle avait crié cela sans quitter des yeux les colonnes de fumée noire qui s’élevaient au loin.