Vous voulez parler de dieux; bon, très bien. Avata parlera maintenant ce langage. Avata dit que le conscient est le don du Dieu-Espèce à l’individu et que la conscience est le don du Dieu-Individu à l’espèce. Dans la conscience on trouve la structure, les formes du conscient, la beauté.
Kerro Panille Les Traductions de l‘Avata

Hali Ekel ne sentait pas le passage du temps; mais lorsque les échos de sa propre voix cessèrent de se répercuter dans son esprit conscient, elle s’aperçut qu’elle se trouvait face à elle-même. Elle percevait toujours le petit laboratoire d’enseignement dont Nef lui avait révélé l’existence derrière le pupitre de la Salle des Programmes. Dans ce laboratoire était son propre corps, étendu sur le divan jaune, et elle le regardait sans savoir comment une chose pareille était possible. Le labo était envahi de lumière, que chaque surface reflétait. Elle fut surprise de voir comme elle paraissait différente de l’image-miroir qu’elle avait connue toute sa vie. La matière jaune et luisante qui recouvrait le divan faisait ressortir la couleur foncée de sa peau. Normalement, une lumière si crue aurait dû l’éblouir, mais elle ne ressentait aucun inconfort. A l’endroit où ses cheveux courts s’arrêtaient derrière son oreille gauche, il y avait un grain de beauté noir. L’anneau de son nez reflétait la lumière en scintillant contre sa peau. Tout son corps était entouré d’une étrange aura.

Elle voulut parler et, durant un instant de panique, se demanda comment elle pouvait faire. C’était comme si elle se débattait pour retrouver son corps. Puis un calme subit l’envahit et elle entendit la voix de Nef  :

— Je suis là, Ekel.

— C’est comme l’hybernation  ?

Elle n’avait pas la sensation de parler, mais elle entendait sa propre voix.

— C’est beaucoup plus compliqué, Ekel. Je te montre tout cela parce qu’il faut que tu te souviennes.

— Je m’en souviendrai.

Sans transition, elle se sentit sombrer dans les ténèbres. Mais au premier plan de sa connaissance, il y avait l’intention manifestée par Nef de lui donner un autre corps pour la durée de l’expérience. Le corps d’une vieille femme.


Quel effet cela va me faire  ?


Elle n’eut pas d’autre réponse que ce tunnel où elle tombait. C’était un long boyau, d’une chaleur vivante, et le plus étonnant était qu’elle n’entendait pas le moindre battement de cœur, pas la moindre pulsation organique. Mais il y avait une lueur qui miroitait au loin et elle apercevait derrière cette lueur le flanc d’une colline. Ayant grandi côté nef, elle comprenait sans réfléchir la signification d’un passage. Mais lorsqu’elle émergea dans l’ovale de clarté, ce fut un choc pour elle de se trouver dans un espace non limité.

Elle percevait maintenant une pulsation. C’était dans sa poitrine. Elle porta la main à cet endroit et, sentant le contact d’une étoffe rugueuse, baissa les yeux. La main était vieille, ridée, parcheminée.


Ce n’est pas ma main!


Elle regarda autour d’elle. Il y avait une colline. Elle ressentait l’étroite vulnérabilité de sa présence ici. Le soleil oblique avait un éclat doré qui faisait du bien à ce corps. Elle l’examina  : d’abord les pieds, les bras. C’était vraiment un vieux corps. Et il y avait d’autres personnes un peu plus loin.

Nef lui parla à l’intérieur de sa tête  :

— Il te faudra un moment pour l’habituer à ce corps. N’essaye pas de précipiter les choses.

Oui… elle sentait ses perceptions gagner l’extérieur par vagues discontinues. Des sandales couvraient ses pieds. Elle sentait les lanières. Le sol inégal la fit vaciller quand elle essaya de faire deux pas prudents. Le tissu de sa robe lui râpa les chevilles. Plutôt qu’une robe, c’était une sorte de sac en fibres grossières. Quand elle bougeait, cela lui raclait aussi les épaules. C’était son seul vêtement… ou plutôt non. Elle avait aussi un bandeau dans les cheveux. Elle voulut le toucher et dans le même mouvement se tourna vers le bas de la colline.

Une foule de plusieurs centaines de personnes — peut-être trois cents, elle n’aurait pas su dire — était rassemblée là.

Elle avait l’impression que le corps qu’elle occupait avait dû courir avant de venir se placer ici. Sa respiration était difficile. Une odeur aigre de transpiration assaillait ses vieilles narines.

Subitement, les bruits de la foule lui parvinrent  : comme une rumeur animale. Les gens montaient lentement la colline dans sa direction. Au centre du mouvement se trouvait un homme qui traînait sur son épaule ce qui ressemblait à un arbre coupé. Comme il se rapprochait, elle vit qu’il avait du sang au visage et un drôle de cercle autour du front. On aurait dit un bandeau hérissé de piquants. Cet homme avait dû être battu. A travers les lambeaux de sa robe grise, on distinguait des plaies et des marques de coups.

Alors que l’homme était encore à une certaine distance, elle le vit trébucher et tomber face contre terre. Une femme à la robe d’un bleu délavé accourut pour l’aider à se relever, mais elle fut chassée par deux hommes jeunes qui portaient un casque à cimier et un haut de vêtement rigide qui étincelait au soleil. Plusieurs hommes, dans la foule, étaient vêtus ainsi. Deux autres donnaient des coups de pied à celui qui était à terre pour l’obliger à se relever.

Une cuirasse, pensa-t-elle en se remémorant ses enregistrements holos d’histoire. C’est une cuirasse qu’ils portent.

L’idée du laps de temps énorme qui avait dû s’écouler entre la scène qu’elle voyait et son existence côté nef la fit vaciller.


Nef?

Reste calme, Ekel. Reste calme.


Elle se força à remplir plusieurs fois à fond ses vieux poumons endoloris. Les hommes à la cuirasse, constata-t-elle, portaient une sorte de jupe de couleur foncée, jusqu’aux genoux. Ils avaient aux pieds de lourdes sandales et aux tibias des jambières de métal. Chacun était armé d’une courte épée, rangée dans un fourreau à l’épaule, dont la poignée dépassait à proximité de sa tête. Ils se servaient de longs bâtons pour canaliser la foule… ou plutôt non, se dit-elle. C’étaient des lances qu’ils tenaient à l’envers pour bastonner les gens et les maintenir à distance.

La foule se pressait cependant autour de celui qui était tombé et elle ne voyait plus rien. Une grande clameur s’éleva. Il semblait y avoir un conflit qu’elle ne comprenait pas. Certains criaient  :


— Aidez-le! Aidez-le à se relever!


— Des coups! C’est tout ce qu’il mérite, des coups! hurlaient d’autres voix.

Et quelqu’un glapit d’une voix perçante qui s’éleva au-dessus des autres  :


— Lapidons-le ici même! Il n’arrivera jamais jusqu’en haut! Une ligne d’hommes en cuirasse repoussa la foule, ne laissant qu’un grand gaillard à la peau foncée à côté de celui qui était tombé. Il regardait autour de lui d’un air effaré. Il fit un bond de côté, pour essayer de fuir, mais deux hommes en cuirasse l’en empêchèrent en le menaçant de la hampe de leur lance. Il recula aux côtés de celui qui était tombé.


L’un des soldats agita la pointe de sa lance en direction de l’homme à la peau foncée. Il lui cria quelque chose que Hali ne put discerner. Mais l’homme se baissa pour soulever l’arbre et libérer de son poids celui qui était tombé.


Qu’est-il en train de se passer ici  ?

Observe et surtout n’interviens pas.


Un groupe de femmes se lamentaient non loin de là. Comme celui qui était tombé se relevait pour accompagner l’autre, qui traînait maintenant l’arbre, tout le monde se remit à grimper vers l’endroit où se tenait Hali. Elle observait intensément la scène, à la recherche d’un indice qui pourrait lui faire comprendre ce qui se passait. Visiblement, c’était quelque chose de très pénible. Etait-ce extrêmement important  ? Pourquoi Nef avait-elle insisté pour qu’elle voie cela  ?

La foule se rapprochait. L’homme qui avait été battu marchait avec difficulté et s’arrêta à proximité du groupe de femmes en pleurs. Hali vit qu’il tenait à peine debout. L’une des femmes réussit à franchir le cercle de soldats et épongea le visage ensanglanté de l’homme avec un morceau de tissu gris. Il toussa en longues quintes spasmodiques. Chaque fois qu’il toussait, il grimaçait de douleur en se tenant le côté gauche.

Sa formation de méditech domina à ce moment-là les perceptions de Hali. Cet homme était gravement blessé. Quelques côtes cassées au minimum, et peut-être une perforation des poumons. Il y avait du sang au coin de sa bouche. Elle voulut s’élancer, mettre à profit ses connaissances pour alléger les souffrances de cet homme.


N’interviens pas!


La présence de Nef était quelque chose de palpable, une muraille entre l’homme et elle. Calme-toi, Ekel.

Nef occupait entièrement son esprit.

Elle serra les poings, prit plusieurs inspirations profondes. Ce qui fit émerger au premier plan de sa conscience l’odeur qui se dégageait de la foule. C’était l’expérience sensorielle la plus écœurante qu’elle eût jamais connue. Ces gens exhalaient une épouvantable pestilence. Comment pouvaient-ils survivre aux miasmes qu’enregistraient ses narines?

Elle entendit alors qu’il disait quelque chose. Sa voix douce s’adressait aux femmes en larmes qui s’étaient tues pour l’écouter.

— Ne pleurez pas pour moi mais pour vos enfants.

Hali l’entendait très clairement. Quelle tendresse il y avait dans cette voix!

L’un des hommes en cuirasse enfonça alors la hampe de sa lance dans le dos de l’homme pour le forcer à reprendre sa marche titubante vers le sommet de la colline. Ils se rapprochaient de plus en plus de Hali. Celui qui avait la peau foncée traînait toujours son arbre coupé. Mais que faisaient-ils donc?

Celui qui était blessé se retourna vers le groupe de femmes qui avaient repris leurs lamentations. Il parla d’une voix ferme, beaucoup plus forte que Hali, d’après son état, n’aurait cru possible.

— S’ils font ces choses dans un arbre vert, que feront-ils avec un arbre sec  ?

En se tournant, le regard de l’homme se posa directement sur Hali. Il se tenait toujours le côté et elle distingua l’écume rouge à ses lèvres, caractéristique d’une perforation pulmonaire.


Nef! Que lui font-ils  ?

Observe bien.


— Tu viens de loin pour voir cela, dit l’homme.

Nef s’immisça dans sa stupeur.

— C’est à toi qu’il s’adresse, Hali. Tu peux lui répondre, si tu veux.

La poussière soulevée par la foule formait un nuage qui l’enveloppait et elle faillit s’étouffer avant de pouvoir balbutier  :


— Co… comment sais-tu… quelle distance j’ai parcourue? Elle eut un nouveau choc en entendant la voix craquelée qui sortait de sa bouche.


— Tu n’es pas cachée à ma vue, fit l’homme.

Un des soldats se mit à rire et à brandir sa lance dans la direction de Hali. Il avait presque l’air de plaisanter.

— Poursuis ton chemin, vieille femme. Tu viens de loin, peut-être, mais je peux t’expédier encore plus loin.

Ses compagnons s’esclaffèrent.

Hali se souvint des assurances de Nef  : Nul ne se souciera de la présence d’une vieille. L’homme lui cria encore  :

— Fais-leur savoir quelles choses ont été accomplies!

Puis les clameurs furieuses de la foule, la poussière tournoyante et malodorante, l’engloutirent. Elle suffoqua, de nouveau, quand ils la dépassèrent, prise d’un spasme qui lui racla la gorge. Dès qu’elle en eut la possibilité, elle se tourna pour regarder la foule et laissa échapper un cri étouffé. En haut de la colline, au-delà de la foule, deux hommes étaient suspendus à des structures croisées semblables à celle qu’avait traînée l’homme qui était blessé.

Une percée momentanée au milieu de la foule lui permit d’apercevoir ce dernier, qui se tourna une nouvelle fois vers elle pour lui crier  :

— Si quelqu’un ici comprend la volonté de Dieu, ce doit être toi!


La volonté de Dieu  ?


Une main se posa sur son bras et elle eut un mouvement de recul effrayé. Elle se tourna pour voir un jeune homme qui se tenait à côté d’elle et portait une longue tunique de couleur brune. Son haleine sentait l’égout. Et sa voix était geignarde.

— Il dit que tu viens de loin, grand-mère, fit-il. Est-ce que tu le connais?

La lueur qui brillait dans les yeux de Bouche d’Egout la rendit âprement consciente de la vulnérabilité du vieux corps qui l’abritait. Cet homme était extrêmement dangereux. Son regard lui rappela Oakes. Il était capable d’infliger de grandes souffrances.

— Tu ferais mieux de me répondre, la vieille, insista Bouche d’Egout, et sa voix distillait le poison.


L'incident Jésus
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