Comme l’ont reconnu les jésuites, l’une des fonctions majeures de la logique est de limiter la discussion et, partant, de confiner la pensée. Si l’on remonte jusqu’au Vedânta, cette manière d’entraver la libre créativité réflexive était déjà codifiée en sept catégories logico-directrices  : la Qualité, la Substance, l’Action, la Généralité, la Particularité, la Relation intime et la non-existence (ou Négation). Ces catégories étaient censées définir les véritables i k limites de l’univers symbolique. Ce n’est que bien longtemps après que l’on devait reconnaître le caractère intrinsèquement ouvert sur l’infini de tous les processus de nature symbolique.
Raja Thomas Archives de la Mnefmothèque

La gyflotte qui tenait Thomas dans le berceau de ses tentacules émit un bref appel modulé et plongea lentement en direction de la brume bleutée. Thomas sentait le contact des tentacules qui l’enveloppaient. Il entendit l’appel et remarqua même que Alki entamait sa longue descente vers le couchant. Il vit le pourpre sombre du ciel méridien et les reflets obliques de la brume bleutée que perçait le cercle escarpé des montagnes lointaines. Il distinguait tout cela, mais il n’était pas sûr de ses sens, pas plus qu’il n’était sûr de sa raison.

La brume l’enveloppa alors, tiède et moite.

Ses souvenirs étaient confus, comme quelque chose que l’on entrevoit dans les remous de l’eau. Ils tournoyaient et changeaient, en se recombinant d’une manière qui l’effrayait.


Du calme. Calme-toi.


Il n’était pas sûr que cette pensée fût la sienne. Où étais-je  ?


11 croyait se souvenir qu’on l’avait jeté hors du Blockhaus de Morgan Oakes. Il survolait peut-être encore Noirdragon, dans ce cas. Mais il ne se rappelait pas avoir été enlevé par une gyflotte.


Comment suis-je arrivé ici  ?


Comme si cette confusion lui donnait le pouvoir de se dédoubler, il se vit de très loin en train de courir à travers la plaine, poursuivi par un capucin. Puis la gyflotte fondit sur lui et l’arracha du sol in extremis. Les images se succédaient dans sa tête sans aucune intervention de sa volonté consciente.


Un sauvetage  ? Qu’est-ce que je fais ici  ? Je sers de lest? De nourriture  ? Peut-être que la gyflotte m’emporte dans son nid pour me donner en pâture à ses…


— Le nid, oui!

Il avait entendu la voix aussi distinctement que si quelqu’un avait parlé juste à son oreille. Mais il n’y avait personne. Et il savait que la voix n’était ni la sienne, ni celle de Nef.


Nef!


Il leur restait moins de sept diurnes! Nef allait couper l’enregistrement. Fin de l’Humanité.


Je suis devenu fou, plutôt. Ce n’est pas vrai qu’une gyflotte est en train de me faire traverser cette brume bleutée.


Une porte s’ouvrit dans son esprit conscient et il entendit un concert de voix indistinctes. Celle de Panille était là aussi. Des souvenirs… 11 sentit son esprit s’agripper à des souvenirs demeurés hors d’atteinte jusqu’à ce concert de voix. La nacelle… les gyflottes s’insinuant à l’intérieur… Waela et Panille en train de faire l’amour, environnés de longs tentacules noirs… inquisiteurs… qui ressemblaient à des serpents… Il entendit aussi son propre rire hystérique. Etait-ce encore un autre souvenir? Il vit le dirigeable qui les emportait au Blockhaus… la cellule… ces étranges clones M… encore des rires. J’ai des hallucinations… Ce sont des hallucinations qui me reviennent en mémoire.

— Pas des hallucinations.

Encore cette voix! Les tentacules qui le soutenaient venaient de se déplacer, mais il ne voyait toujours rien d’autre que la brume bleutée et… il ne pouvait être certain du reste.

Le concert de voix continuait dans sa tête. Souvenirs ou réalité présente, il était incapable de le savoir. Ses pensées tourbillonnaient. Des fragments d’images qui ressemblaient à des projections holos dansaient devant ses yeux.


Ça y est, j’ai sauté le pas… je suis devenu complètement dingue.


— Pas dingue.


Non… je parle tout seul, c’est tout.


Les voix confuses avaient fini par se séparer en unités presque distinctes. Il crut reconnaître quelques bribes de conversation, mais c’était surtout la projection holo intérieure qui retenait son attention terrifiée. Il avait l’impression que la planète entière s’était couverte d’yeux et d’oreilles à son intention, et qu’il se trouvait partout à la fois.

Par saccades, le silence se rétablit. Il se sentit gagné par un nouveau calme, lentement, comme un mur peu à peu recouvert par une marée d’insectes. Il sentit les yeux et les oreilles se retirer de son esprit conscient.

Il était


Que m’arrive-t-il donc  ?


Il ne reçut pas de réponse. Il n’en attendait aucune. Mais il perçut l’écho de sa voix intérieure qui se répercutait en cadence dans une succession de tunnels et de corridors enténébrés. Il était lui-même dans les ténèbres. Et il savait que quelque part, au bout de ces tunnels obscurs, il y avait une oreille pour écouter et une bouche pour répondre. Il y avait Waela. Il sentait sa présence, comme si rien qu’en tendant la main il pouvait…

Les tentacules ne le soutenaient plus!

Sa main avait touché le sol… du sable, des cailloux. L’obscurité, partout. Waela était toujours là. Calme et réceptive. J’ai dû me transformer en une sorte de damné mystique.

— Vivant mystique.

Cette voix! Elle avait autant de réalité que le vent qu’il sentait brusquement sur sa joue. Il sut alors qu’il était à genoux sur un sol noir entouré de… entouré d’une brume bleutée qui devenait de plus en plus lumineuse. Et il se souvint, cette fois-ci il en était absolument sûr, il se souvint qu’une gyflotte l’avait emporté dans les airs.

Quel précieux souvenir! Il le chérissait comme on peut chérir un enfant unique. C’était le souvenir d’une étendue de mer miroitante bordée par un étroit ruban côtier qui serpentait jusqu’à perte de vue autour des pics montagneux de Pandore qui dominaient la plaine et la mer. Noirdragon!

— Lève la tête, Raja Thomas, et vois comme l’enfant devient le père de l’homme.

Il inclina la tête et vit au milieu de la brume bleutée des ondulations jaune vif et orange. Un chant sifflant rudoya ses oreilles. Il y avait là une petite gyflotte dont les tentacules traînaient au sol autour de lui. Puis la brume commença à s’éclaircir, chassée par la brise qu’il sentait sur sa peau. Il perçut des bouffées de parfums floraux. La visibilité grandissait dans la lourde et tiède atmosphère saturée de vapeur d’eau. Thomas regarda à droite, puis à gauche.


La jungle.


Sans savoir comment, il eut brusquement conscience de l’endroit où il se trouvait  : un vaste cratère au sein d’un rocher noir, avec un nuage captif qui retenait la chaleur et l’humidité à l’intérieur du creux.

L’un des tentacules de la gyflotte immobile au-dessus de sa tête rampa vers lui et toucha le dos de sa main gauche. Le contact était doux et tiède, comme celui d’une main humaine. Un mince filet liquide dégoulina sur sa nuque. Il leva les yeux vers la gyflotte. Un tentacule où perlaient des gouttes de condensation pendait juste au-dessus de lui.

Sa sérénité s’envola.


Qu’est-ce qu’elle veut me faire  ?


Il regarda autour de lui  : rien que la brume bleue.


Blam!


Loin au-dessus de sa tête, un éclair intense avait traversé horizontalement la brume. Thomas sentit un picotement électrique se propager sur les poils de sa nuque et de ses avant-bras.


Où se trouve cet endroit  ?


— C’est le nid.

Il n’avait pas vraiment l’impression d’entendre cette voix. Non… elle impressionnait ses centres auditifs à peu près de la même manière que la voix de Nef, mais ce n’était pas Nef.

Pourtant, il était sûr qu’il y avait une part de réalité dans ce qu’il voyait. La gyflotte était bien là au-dessus de sa tête. Un tentacule lui touchait la main et un autre pendait au-dessus de sa nuque. La jungle demeurait. Peut-être, finalement, ne voyait-il là que ce qu’il désirait le plus  : le sanctuaire légendaire, l’endroit où se trouvait la corne d’abondance, où n’existaient plus ni soucis ni passage du temps  : l’Eden.


Je me suis réfugié dans ma propre tête pour échapper à la terminaison annoncée par Nef.


Il risqua un nouveau coup d’oeil vers la jungle humide environnée de brume diaprée et distingua, parmi le vert, des bouquets d’arbres et de lianes aux étranges couleurs.

— Tes sens ne te mentent pas, Raja Thomas. Ces arbres et ces lianes sont véritables. Ne vois-tu pas les fleurs?

Les couleurs qu’il avait aperçues étaient celles des fleurs. Elles étaient rouges, magenta, jaunes, et retombaient en cascades dans une profusion trop parfaite, une affabulation dorée.

— Nous trouvons ces fleurs très agréables.

— Qui… qui me… qui me parle?

— Avata te parle. Avata admire aussi le blé et le maïs, les cèdres et les pommiers. Avata a planté ici ce qui a été jeté et abandonné par les tiens.

— Qui est Avata  ?

Thomas leva les yeux vers la gyflotte, épouvanté à l’idée de la réponse qu’il pourrait recevoir.

— Voici Avata.

Des visions submergèrent ses sens. La planète éclairée et dans l’ombre, les pics de Noirdragon et les plaines de l’Ovale, la mer, les horizons… tout cela pêle-mêle et de telle manière que tout discernement était impossible. Il essaya de chasser ces visions, mais elles persistèrent.

— Les gyflottes, murmura-t-il.

— Nous choisissons d’être appelé Avata, car nous sommes multiple et pourtant un seul.

Peu à peu, les visions disparurent.

— Avata amène Panille pour t’aider. Vois!

Il se retourna précipitamment et vit, à sa gauche, une autre gyflotte qui descendait dans le brouillard bleu. Elle tenait Kerro Panille, nu, dans la boucle d’un tentacule. Le poète fendait l’air comme dans un rêve rémanent. La gyflotte le lâcha à quelques centimètres du sol. Il se reçut souplement sur ses pieds et marcha vers Thomas. Le bruit qu’il faisait sur le sable ne pouvait être nié. Sa présence était bien réelle. Kerro n’était pas mort sur la plaine. Les gyflottes ne l’avaient pas tué.

— Ce n’est pas une hallucination, dit Panille. Croyez-moi. Ce n’est pas le Frago. C’est l’échange du Soi.


Thomas fit un pas en avant et le tentacule de sa gyflotte se .déplaça avec lui, sans perdre le contact avec sa main.


— Où sommes-nous, Kerro?

— Comme vous l’avez supposé  : l’Eden.

— Vous lisez mes pensées  ?


· — Quelques-unes seulement. Mais qui êtes-vous, Thomas? Avata exprime une grande curiosité à propos du mystère qui vous entoure.


Qui je suis  ? Il dit la première chose qu’il avait à l’esprit  :

— Je suis le porteur d’un funeste message. Nef est sur le point de terminer l’Humanité à jamais. Il nous reste… moins de sept diurnes.


— Qu’est-ce qui pousserait Nef à faire une chose pareille? Panille s’était arrêté à moins d’un pas de Thomas, la tête inclinée de côté, une expression perplexe, à demi amusée, dans son visage.


— C’est parce que nous sommes incapables d’apprendre à Vénefrer.


L'incident Jésus
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