Voyez, leur troupe est peu nombreuse, et pourtant elle nous harcèle, nous qui sommes puissants et sur nos gardes.
Le Livre des Morts musulman Archives de la Mnefmothèque
— C’est de guerre que vous parlez, murmura Panille en secouant la tête. Il était assis à même le sol tiède, adossé à un arbre de la jungle, environné d’ombres moirées.
— La guerre? demanda Thomas en se frottant le front. Il baissa les yeux vers le sol, évitant de regarder Panille, ce jeune Pan nu qui semblait en contact intermittent avec la vie autochtone : effleurant un arbre par-ci, un tentacule de gyflotte par-là. Le contact, toujours ce contact physique, ce besoin de toucher.
— Les Neftiles ne connaissent plus la guerre depuis de nombreuses génefrations, expliqua Panille. Les clones et les clones M n’en ont jamais eu l’expérience, pas même sous forme de récits ou de tradition. Moi, je sais ce que c’est grâce aux cylindres holos de Nef.
A la lueur des deux lunes, la première pleine et l’autre pâle à l’horizon déchiqueté, Panille contempla le visage de Thomas qui se détachait contre le ciel nocturne constellé d’étoiles. C’était le visage d’un homme accablé.
— Il faut que nous nous emparions du Blockhaus, murmura Thomas. C’est notre seul espoir. Autrement, Nef… Nef a dit…
— Comment savez-vous tout cela?
— J’ai été sorti d’hyber uniquement pour ça.
— Pour nous enseigner la Vénefration ?
— Non! Pour vous faire part de la nécessité de résoudre le problème! Nef insiste pour que…
— Il n’y a pas de problème.
— Comment ça, il n’y a pas de problème ? s’écria Thomas, outré. Nef est sur le point de…
— Regardez autour de vous, dit Panille en indiquant le bassin baigné d’ombres lunaires, le doux froissis des feuilles dans l’atmosphère humide. Quand on aime sa maison, on est à l’abri.
Thomas se força à respirer profondément, pour conserver au moins une apparence de calme. Cette jungle… oui, elle semblait vraiment exempte de démons. C’était un nid, comme disaient les gyflottes. Mais là n’était pas la question! Aucun lieu n’était à l’abri, ni de Oakes, ni de Nef. Et ils ne pouvaient échapper à l’injonction de Nef. Comment faire comprendre cela au poète ?
— Je vous en supplie, croyez-moi, dit Thomas. Si nous n’apprenons pas à Vénefrer, nous sommes finis. Plus d’Humanité, nulle part. Je… je ne voudrais pas que cela arrive.
— Dans ce cas, pourquoi attaquerions-nous le Blockhaus?
— Vous dites vous-même que ce sont tes derniers humains côté sol. Que la Colonie a été détruite.
— C’est vrai, mais quelle leçon espérez-vous donner à ces gens en les attaquant ?
La voix de Panille était raisonnable et cela affolait Thomas. C’était une voix en harmonie avec le bruit des feuilles dérangées par la brise. Thomas s’efforça d’adopter le même ton.
— Louis et le Boss sont en train de détruire les gyflottes et les lectrovarechs. La vie autochtone n’en a pas pour longtemps non plus. Est-ce que personne…
— Avata comprend la situation.
— Ils savent qu’on est en train de les exterminer ?
— Oui.
— Ils n’ont pas envie d’empêcher cela ?
— Oui.
— Comment pourraient-ils se défendre sans s’emparer du Blockhaus?
— Avata ne veut pas attaquer le Blockhaus.
— Que veulent-ils faire, alors?
— Ce qu’a toujours fait Avata : nourrir et préserver. Avata continuera de sauver des humains chaque fois que ce sera possible. Avata nous transportera là où nous aurons besoin d’aller.
— Les varechs n’ont jamais tué de Colons? Vous avez entendu ce qu’a dit Waela…
— Encore un mensonge de Louis, fit Panille; et Thomas sut qu’il disait vrai.
Il contempla rêveusement la jungle derrière Panille. Quelque part dans ses profondeurs, il le savait, se trouvait une bande de rescapés, clones M et normos, tous ramassés à la surface de Pandore et «transplantés» ici de la même manière que les gyflottes avaient transplanté toute la végétation de type terrestre qu’elles avaient pu récupérer. Thomas n’avait pas vu cette bande, mais Panille et les gyflottes la lui avaient décrite. Dire que les gyflottes avaient pu faire tout ça et que…
— Ils disposent d’un pouvoir extraordinaire! s’écria-t-il en secouant la tête.
— Qui ça ?
— Les lectrovarechs, les gyflottes.
— Vous voulez dire Avata, fit Panille d’une voix patiente.
— Mais pourquoi n’utilisent-ils pas ce pouvoir pour se défendre ?
— Avata est une seule créature qui comprend l’importance du pouvoir.
— Hein? Qu’est-ce que vous…
— Disposer du pouvoir, c’est s’en servir. Telle est la signification de la possession. S’en servir, c’est le perdre.
Thomas ferma les yeux et serra les poings. Panille refusait de comprendre. Et en ne voulant pas comprendre, il les condamnait tous à leur perte.
Et quelle perte! Pas seulement celle de l’humanité, mais aussi… cet Avata.
— Il a tant de choses à protéger, murmura Thomas.
— Qui ça?
— L’Avata!
Il songea à tout ce que les gyflottes lui avaient déjà montré et exprima cette pensée à haute voix.
— Cette gyflotte… celle qui m’a amené ici… savez-vous ce qu’elle m’a montré après nous avoir donné à manger ?
— Oui.
— Rien qu’en la touchant l’espace de quelques battements, poursuivit Thomas sans l’écouter, j’ai eu la vision hallucinatoire de l’évolution pratiquement complète de tous les processus géologiques et botaniques récemment apparus sur Pandore. Pensez un peu à cette perte!
— Ce n’était pas une vision hallucinatoire, murmura doucement Panille.
— Non ? Qu’est-ce que c’était, alors ? fit Thomas en ouvrant les yeux pour contempler les deux lunes au-dessus de la jungle.
— Avata enseigne par le contact, au début. Le flot d’informations est authentique, mais parfois trop violent. A mesure que le sujet apprend à se concentrer, l’information devient plus claire, plus affinée. Les passages utiles se détachent du fond sonore.
— Le fond sonore, c’est cela. Au début, il n’y avait que des bruits de fond; mais maintenant…
— C’est un phénomène de mise au point, expliqua Panille. Il s’agit de trier les bruits, les images qui ont une signification. La focalisation se fait simplement sur un plan différent.
— Comment pouvons-nous rester assis là à discuter… à discuter de ces choses… alors que bientôt, tout sera terminé à jamais!
— Le flot authentique de la connaissance coule entre nous, Raja Thomas. Avata passe du stade contact à celui de la communication directe, d’intellect à intellect. Identification précise avec un autre être. Vous avez déjà vu des démons dévorer des lambeaux de gyflottes éclatées ?
Thomas fut intéressé malgré le sentiment de frustration qui ne cessait de grandir en lui.
— J’ai déjà vu cela, dit-il
— Ingestion directe de la connaissance. Identification précise. Certaines créatures anciennes de la Terre en étaient capables. Les planaires.
— Vous dites ?
— Non… je ne limite pas.
Thomas fit un brusque écart tandis qu’une gyflotte qui passait lui effleurait la joue du tentacule qu’elle faisait traîner. Panille aussi fut touché. Durant quelques battements, Thomas entrevit une succession d’images floues, de fragments de rêves qui dansaient derrière ses paupières mi-closes. Et tous ces bruits de fond!
— Avata demeure fasciné par le mystère qui émane de vous, Raja Thomas. Qui êtes-vous? demanda Panille.
— Le meilleur ami de Nef.
Panille perçut de la sincérité dans ces mots et sa mémoire le transporta dans la petite cabine d’enseignement côté nef. Une flamme fugace de jalousie brûla à la surface de son esprit conscient, puis s’éteignit.
— Et le meilleur ami de Nef voudrait déclencher une guerre ?
— C’est le seul moyen.
— Avec quels combattants ?
— Eux contre nous.
— Oui, mais qui se battrait pour vous?
Thomas fit un geste vague en direction de la jungle. Il espérait englober ainsi les rescapés humains amenés là par les gyflottes.
— Et vous seriez prêt à utiliser la violence contre Oakes?
— Oakes est un imposteur. Le Psychiatre-aumônier se doit de respecter le premier commandement de la Vénefration : assurer la survie de tous. Mais Oakes est capable de sacrifier l’avenir tout entier de l’humanité rien que pour accomplir ses propres fins égoïstes.
— C’est vrai. Oakes est un égoïste.
— La survie demande une politique suivie, des sacrifices, poursuivit Thomas sur la lancée de son ressentiment. Le Psyo devrait accepter un maximum de sacrifices. Nous donnons nos enfants à Nef en signe de Vénefration. Oakes, lui, fabrique des gens par clonage, sans que nos réserves alimentaires soient modifiées. Le résultat est que nos enfants meurent de faim pendant que ses marionnettes…
Thomas s’interrompit, haletant de frustration. Tandis qu’il demeurait là figé, en train de se demander comment il pourrait faire comprendre à ce poète ce qu’il fallait faire, Alki se leva à l’horizon, inondant le cratère d’une lumière laiteuse qui mettait en relief la moindre goutte d’eau sur la végétation proche mais parait la brume plus éloignée de mystérieuses tonalités ouatées.
— Nous sommes menacés par un terrible danger, reprit-il.
— C’est le propre de toute vie que d’être menacée.
— Au moins, nous sommes d’accord sur quelque chose. Thomas inclina le menton sur sa poitrine et regarda ses pieds.
Pris dans cette étrange élasticité du temps qui se manifeste au moment du danger, il se revit, les pieds pendants, transporté dans les airs par la gyflotte qui l’avait arraché à un capucin vif devant le Blockhaus. Un terrible danger!
Et il se rappela, soudain, un autre moment analogue à celui-ci : c’était celui où il avait appuyé sur le bouton rouge de destruction à bord de la Nef Spatiale Terra. D’innombrables génefrations s’étaient succédées depuis; d’innombrables enregistrements avaient dû être joués. Mais durant le siècle qui s’était écoulé entre le moment où il avait commandé à son doigt d’appuyer sur le bouton rouge et celui où il l’avait réellement fait, il avait pu étudier les constellations gravées au dos de sa main et de ses doigts tremblants. Un poil rebelle, de quelques millimètres de long, s’était dressé sur une phalange de son index droit et il se souvenait qu’il avait senti glisser quelque chose d’humide et de minuscule le long de sa joue gauche.
— Pourquoi la gyflotte m’a-t-elle amené ici ?
— Pour préserver votre semence.
— Mais Oakes et ceux de Lab I nous extermineront. Plus rien ne subsistera. Et si par hasard quelque chose leur échappait, Nef serait là pour achever le travail.
— Et cependant, l’Eden nous entoure, dit Panille. Il se mit debout en un mouvement gracieux, écarta le bras d’un geste large : Nous n’avons pas faim, nous n’avons pas froid. Un kilomètre à peine nous sépare du rivage, une dizaine du Blockhaus. Malgré cela, nos deux mondes sont différents. Mais vous voudriez les rendre identiques!
— Non! Vous n’avez pas du tout compris ce que… Thomas s’interrompit tandis qu’une ombre passait au-dessus d’eux. Levant la tête, il vit trois gyflottes qui transportaient une énorme découpeuse en plastacier et plusieurs formes humaines qui se débattaient. Plus loin, à l’orée du cratère, d’autres gyflottes apparaissaient. Elles étaient chargées d’humains et de matériel.
Panille toucha un tentacule qui pendait d’une gyflotte en train de décrire des cercles au-dessus d’eux. Il murmura d’une voix lointaine, absorbée :
— Louis a installé son nouveau Lab I au Blockhaus. Tous ces gens en ont été chassés. Ils sont terrorisés. Nous devons les prendre en charge.
Un sentiment d’exultation s’empara de Thomas.
— Vous demandez où sont mes troupes ? Les voici! Et les gyflottes nous apportent aussi des armes. Vous disiez qu’elles ne voulaient pas nous aider, mais…
— A présent, dit Panille, je sais que vous avez vraiment été psyo un jour. Le gardien des atours et du rituel. L’apparat du malheur.
— Puisque je vous dis qu’il n’y a pas d’autre moyen! Il faut que nous nous emparions du Blockhaus et que nous apprenions à Vénefrer!
Panille posa sur lui un regard rêveur.
— Ne savez-vous pas que ce sont des humains qui ont créé Nef? Tout ce qui vient de Nef, par conséquent, vient des hommes. Nef ne nous dicte rien, n’exige rien de nous qui ne soit déjà en nous, et bon pour nous.
Thomas fut incapable de contenir plus longtemps sa fureur et sa frustration.
— Vous me demandez si je sais que Nef a été créée par des humains? Mais j’étais parmi ces humains!
Pour Panille, cette révélation fit l’effet d’une bombe. Thomas… un morceau d’histoire ressuscité! La main de Nef, une fois de plus, était presque visible. Le passé, le présent, le futur, se mêlaient dans une splendide trame. Il ne manquait plus qu’un poème pour célébrer cela. Panille sourit de son propre état d’âme et s’écria dans un soudain élan :
— Alors, vous devez savoir pourquoi vous avez créé Nef. Thomas perçut cela comme une question.
— Nous étions à bord d’une Nef Spatiale, Terra, que nous avions l’ordre de transformer en une créature consciente. Nous avons obéi, simplement parce que c’était pour nous une question de vie ou de mort. Au stade de la conscience, Nef nous a délivrés d’un danger pour nous précipiter dans un autre, en exigeant que nous apprenions à Vénefrer. C’est ainsi que nous étions censés occuper nos nouvelles existences, ainsi que celles de nos descendants.
Panille ne répondit pas. Il continuait de regarder les vagues de gyflottes qui arrivaient chargées de matériel et d’humains. Le chant modulé des gyflottes et les cris terrifiés des humains à mesure qu’ils étaient déposés à terre commençaient à remplir tout l’espace autour d’eux.
— Ainsi, vous parlez à Nef comme moi, murmura Panille, songeur. Et pourtant, vous n’entendez pas vos propres paroles. A présent, je comprends pourquoi Nef avait besoin d’un poète ici.
— Nous avons surtout besoin d’un chef militaire expérimenté, dit Thomas. Faute de mieux, je crains bien que le rôle ne m’échoie.
Il tourna les talons et marcha d’un pas décidé vers un groupe de rescapés terrifiés.
— Où allez-vous? lui demanda Panille.
— Au recrutement.