Un univers infini présente nécessairement d’infinis exemples d’actes irraisonnés, souvent capricieux ou menaçants mais entourés d’un mystère quasi divin. Sans des pouvoirs divins, l’esprit conscient est inapte à explorer et à faire de cet univers quelque chose de totalement connu. Au-delà de ce qui est expliqué, des mystères doivent demeurer. La seule raison au sein de cet univers est celle que, dans votre peu divine hubris, vous projetez dans l’univers. En quoi vous démontrez vos attaches avec vos ancêtres les plus primitifs.
Raja Thomas Archives de la Mnefmothèque
— Je suis venue de loin pour le voir, fit-elle simplement. La voix sénile dont l’avait dotée Nef prenait une résonance servile, mais les mots n’exprimaient que la vérité. Nef ne pouvait lui mentir et Nef avait bien dit : une très grande distance. Quelle que fût la signification des événements qui se déroulaient ici, Nef l’avait envoyée exprès pour qu’elle les regarde.
— Je ne situe pas ton accent, fit Bouche d’Egout. Es-tu sidonienne ?
Elle suivait la foule et répondit machinalement au questionneur qui ne la lâchait plus d’un pas :
— Je viens de Nef.
Mais qu ‘est-ce que ces gens veulent faire à cet homme ?
— Nef? Je n’ai jamais entendu parler d’un endroit pareil. Cela fait partie des Marches Romaines ?
— Nef est très loin. Très loin d’ici.
Que faisaient-ils tous au sommet de cette colline ? Elle vit que les soldats avaient pris l’arbre coupé pour le disposer à plat sur le sol. Mais les mouvements de la foule l’empêchaient de bien distinguer les détails.
— Alors, comment Yeschuah peut-il dire que tu connais la volonté de Dieu? demanda Bouche d’Egout.
Elle fut soudain intéressée. Yeschuah ? Nef avait mentionné ce nom. Nef avait dit qu’il avait donné plus tard Geai-Zhu et puis Rhéssous. Jésus… Elle hésita, regarda celui qui la questionnait :
— C’est cet homme que tu appelles Yeschuah ?
— Tu le connais sous un autre nom ?
Il lui agrippa violemment le bras. Elle ne pouvait se méprendre sur la cupidité impliquée par ses gestes et ses inflexions.
La voix de Nef intervint alors dans sa pensée : Cet homme est un espion au service des Romains; il renseigne ceux qui font torturer Yeschuah.
— Alors, tu le connais ? répéta Bouche d’Egout en la secouant durement.
— Je crois que ce… Yeschuah est une relation de Nef.
— Une relation de… Qu’est-ce que tu racontes, bonne femme ? Comment peut-on être une relation d’un endroit ?
— N’y a-t-il pas une relation entre lui et toi, Nef? demanda-t-elle à haute voix sans réfléchir.
Oui.
— Nef a dit oui, fit-elle.
Bouche d’Egout lui lâcha le bras et recula d’un pas. Un pli furieux lui déformait la bouche.
— Une vieille folle! C’est tout ce que tu es! Une vieille cinglée! Tu radotes autant que l’autre… Il gesticula en direction du sommet de la colline, où les soldats avaient conduit Yeschuah… Tu vois ce qu’on fait à ceux qui radotent?
Elle regarda l’endroit qu’il avait indiqué. Les deux hommes qui s’y trouvaient déjà étaient attachés au bois en forme de croix et elle se rendit compte qu’on allait les laisser mourir ainsi. C’était le sort qui attendait Yeschuah!
Sous l’impact de cette soudaine découverte, Hali se mit à pleurer.
Les larmes ne font rien pour aiguiser les sens, lui dit la voix intérieure de Nef. Observe bien.
D’un coin de sa robe, elle s’essuya les yeux. Bouche d’Egout s’était déjà perdu dans la foule. Elle s’efforça de se rapprocher du sommet en se glissant parmi les gens.
Il faut que j’observe bien.
Les soldats en cuirasse étaient en train d’enlever sa robe à Yeschuah. Elle vit qu’il était couvert de plaies et d’ecchymoses. Il endurait avec une vigilance tranquille tout ce qu’on lui faisait et ne réagit même pas au soupir qui monta de la foule quand ses blessures furent découvertes. L’instant était imprégné d’une vulnérabilité réceptrice, comme si tous ceux qui étaient présents à ce moment-là participaient à leur propre mort.
Une voix sur la gauche s’éleva alors :
— C’est un charpentier! Il ne doit pas être attaché! Plusieurs clous de grande dimension, grossièrement façonnés, passèrent de main en main dans cette partie de la foule et aboutirent à un jeune soldat en cuirasse. Quelqu’un cria, imité par plusieurs autres :
— Qu’on le cloue! Qu’on le cloue!
Deux soldats soutenaient maintenant Yeschuah de chaque côté. Sa tête vacillait d’un côté puis de l’autre, puis en avant. Des projectiles, lancés à l’arrière de la foule, commençaient à pleuvoir sur lui. Il ne faisait rien pour les éviter. Plusieurs pierres l’atteignirent, et des crachats aussi.
Tout cela paraissait tellement… irréel, sous la clarté orange d’un soleil filtré par une mince couche de nuages haut dans le ciel.
Hali cligna plusieurs fois pour chasser ses larmes. Nef avait dit qu’il fallait bien observer. Bon… elle estimait qu’elle ne se tenait pas à plus de six mètres de l’épaule gauche de Yeschuah. C’était un homme à l’aspect maigre et nerveux, probablement actif pendant la plus grande partie de sa vie adulte, mais actuellement au bord de l’épuisement. Sa formation de méditech indiquait à Hali que Yeschuah pouvait survivre à condition de recevoir des soins compétents. Cependant, elle n’avait pas l’impression qu’il désirait être sauvé. Rien de ce qui lui arrivait ne semblait l’étonner. Tout au plus, il paraissait pressé d’en finir. Mais ce n’était peut-être là qu’une réaction d’animal torturé, acculé, ayant perdu toute volonté de lutter ou de s’échapper.
Pendant qu’elle le regardait, il redressa légèrement la tête pour la tourner vers elle. Elle aperçut alors l’aura légère qui émanait de lui et qui lui rappelait celle qui avait entouré son propre corps quand Nef l’avait projetée dans…
Pourrait-il être lui aussi une projection de Nef?
Elle remarqua que les hommes en cuirasse venaient de se lancer dans une discussion animée. Celui qui tenait les clous à la main les brandissait face aux autres.
Yeschuah la regardait toujours et cela détourna son attention sur lui. Une lueur passa dans ses yeux, comme s’il la reconnaissait soudain. Et ce haussement de sourcils… une indication de surprise ?
Yeschuah a compris d’où tu viens, lui dit la voix de Nef. Est-ce toi qui le projettes ?
Sa chair est ici en tant que chair vivante, répondit Nef. Mais il n’y a pas que ça.
Il n’y a pas que ça… Voilà pourquoi tu m’as fait venir ici. Qu’est-ce qu’il y a en plus, Ekel ? Dis-moi ce que c’est.
Impossible de se méprendre sur l’anxiété contenue dans la voix de Nef.
Il possède un autre corps quelque part ? Non, Ekel. Non!
Elle se rétracta devant le désappointement de Nef et fit un effort de concentration exacerbé par l’angoisse.
Quelque chose d’autre… quelque chose en plus… Elle eut une brusque intuition, liée à l’aura… Il n’est pas délimité par le temps!
Tu y es presque, Ekel.
Hali fut rassurée par cet encouragement de Nef, mais les pressions du moment demeurèrent inchangées.
Il y a quelque chose en lui qui n’offre pas de prise au Temps, pensa-t-elle. La mort ne peut le libérer!
Tu me fais plaisir, Ekel.
Elle fut envahie d’une joie abruptement interrompue par l’injonction de Nef : Regarde bien ça, maintenant!
Les hommes en cuirasse avaient mis un terme à leur discussion. Deux d’entre eux jetèrent Yeschuah à terre et plaquèrent ses deux bras contre le bois.
Un autre prit les clous et, se servant d’une pierre en guise de marteau, commença à clouer au bois les poignets de Yeschuah. Une voix s’éleva de la foule :
— Si tu es vraiment le fils de Dieu, montre-nous comment tu t’en tires!
Hali entendit les rires narquois fuser tout autour d’elle. Elle se noua les mains contre sa poitrine en se forçant à demeurer sur place au lieu de se ruer en avant. Les barbares! Elle était toute tremblante de frustration.
Nous sommes tous les enfants de Nef!
Elle aurait voulu hurler ces paroles à cette bande d’imbéciles.
Le Psyo enseignait cela aux toutes premières leçons de la Vénefration.
Deux soldats soulevèrent la structure de bois où l’homme était cloué par les poignets. Il gémit quand ils le déplacèrent. Quatre hommes en cuirasse, deux de chaque côté, soulevèrent le bois à la pointe de leur lance jusqu’à une encoche pratiquée dans le grand poteau dressé au milieu des deux autres victimes. Un autre soldat grimpa au poteau et fixa la traverse dans l’encoche. Deux autres saisirent les jambes pendantes de Yeschuah. Pendant que le premier lui croisait les chevilles, le second lui cloua les pieds au montant. Le sang dégoulinait sur le bois.
Hali dut ouvrir grand la bouche et aspirer de l’air par goulées saccadées pour s’empêcher de s’évanouir.
Elle vit les yeux marron s’illuminer d’une douleur subite quand un soldat secoua le montant pour s’assurer de sa solidité. Puis la tête de Yeschuah s’affaissa en avant.
Pourquoi lui infligent-ils d’aussi atroces souffrances ? Que veulent-ils qu’il fasse ?
Elle se fraya un chemin dans la foule devenue soudain silencieuse. Elle se surprit à jouer des coudes avec une vigueur inattendue pour un corps si âgé. Mais il fallait qu’elle voie. Nef lui avait commandé d’observer. Elle avait du mal à avancer quand même parmi les gens qui retenaient leur souffle.
Mais pourquoi sont-ils silencieux ?
Elle connut subitement la réponse, comme si elle s’était inscrite en lettres de feu devant elle.
Ils veulent que Yeschuah interrompe tout ça en se servant de ses pouvoirs secrets. Ils veulent un miracle! Ils attendent encore un miracle de lui! Ils attendent que Nef… que Dieu se manifeste du haut des deux pour interrompre cette parodie sinistre. Ils font ça et ils attendent qu’un dieu les arrête.
Elle se glissa entre deux autres personnes et s’aperçut qu’elle était arrivée au premier rang. Il n’y avait plus devant elle que les trois structures de bois, les trois suppliciés.
J’aurais encore le temps de le sauver, pensa-t-elle.