Programme Conscience est votre dénomination officielle. Cependant, votre véritable objectif sera de pousser l’exploration au-delà des schémas inhérents à la race humaine. Vous vous poserez inévitablement la question : La conscience n’est-elle rien d’autre qu’une forme particulière d’hallucination? Faut-il élever ta conscience ou bien en abaisser le seuil ? Le danger, dans ce dernier cas, étant que, stratégiquement parlant, on se trouve «réduit à l’action».
Instructions Préliminaires au Psychiatre-aumônier à bord de la nef Terra
Quand il sortait se promener côté nuit dans la nef, Oakes préférait errer sans but, en laissant derrière lui l’étiquette de psyo. Il avait patiemment et obstinément œuvré à ne rester qu’un nom, aussi bien côté nef que côté sol. Rares étaient ceux qui connaissaient son visage. Ses protégés le déchargeaient de la plupart de ses tâches officielles; ils présidaient pour lui les assemblées de Vénefration dans les chapelles de secteurs, distribuaient les points-rations côté sol, veillaient enfin de loin aux multiples fonctions que la nef, en principe, devait exécuter sans aucune intervention humaine. L’autorité du psyo était censée être plus ou moins symbolique. Mais Oakes ne l’entendait pas de cette oreille-là.
Kingston lui avait dit un jour : «Nous avons beaucoup trop de loisirs. Nous ne savons plus que faire de notre temps et cela peut nous porter préjudice.»
Le souvenir de Kingston ne cessait de le hanter tandis qu’il déambulait dans les coursives désertes aux parois truffées de senseurs optiques et auditifs. Ils formaient devant et derrière lui, à la limite de la perspective, des vecteurs d’attention qui trouaient de leur halo faible l’éclairage indigo côté nuit.
Toujours pas la moindre nouvelle de Jésus Louis. C’était préoccupant. Le rapport préliminaire de Legata laissait subsister trop de questions sans réponse. Louis faisait-il cavalier seul? Impossible. Il n’avait pas assez de tripes pour cela. Sa vocation était d’agir dans les coulisses, jamais sur le devant de la scène.
Qu’avait-il pu se passer, alors?
Il sentait que trop de fils aboutissaient à lui. Il ne pouvait plus retarder davantage le départ du poète, Kerro Panille, ni celui du nouveau psyo que la nef avait déshyberné. Il les expédierait côté sol en un seul, paquet, à surveiller attentivement! Et il faudrait bientôt lancer le programme d’éradication des lectrovarechs. Les gens commençaient à souffrir suffisamment de la famine, côté sol, pour être prêts à servir de boucs émissaires.
Il était troublé, également, par l’incident concernant l’aération de sa cabine. La nef avait-elle vraiment essayé de l’asphyxier ? Et de l’empoisonner?
Il prit une autre coursive sur la droite. Au mur, des flèches vertes phosphorescentes indiquaient qu’il s’éloignait maintenant du centre de la nef. Au plafond, les senseurs étaient des points lumineux convergeant avec la perspective.
Machinalement, il remarqua la manière dont chaque senseur s’activait à son approche. L’œil mécanique le suivait pas à pas jusqu’à ce qu’il soit sur le point de sortir des limites du champ, puis passait le relais au suivant. Oakes devait avouer qu’il appréciait, chez les Neftiles comme chez les machines, que l’on mît une telle persévérance à accomplir sa tâche. Cela lui procurait un sentiment de sécurité. Cependant, il frémissait à l’idée qu’une intelligence malveillante pût aussi bien être à l’affût, derrière ces prunelles cyclopéennes, de ses moindres déplacements.
Il n’avait jamais vu un senseur tomber en panne. Toucher à un de ces organes, c’était s’attirer aussitôt les foudres d’une unité robox d’entretien, de défense et de réparation, qui ne respectait aucune loi ni aucune vie autre que celle de Nef.
LA nef, bordel!
Toutes ces années de préparation, d’endoctrinement… même lui ne réussissait pas à s’en affranchir tout à fait. Comment pouvait-il le demander à d’autres qui ne possédaient ni sa volonté ni son intelligence ?
Il soupira. Il ne demandait plus rien à personne. Ce qu’il voulait, c’était juste utiliser les outils qu’il avait à portée de la main. Avec un peu d’intelligence, il était sûr qu’il pouvait tourner n’importe quoi à son avantage. Même un outil aussi dangereux que Louis.
Son attention fut attirée par une autre paire de senseurs qui se trouvait juste au-dessus de l’entrée des Postes d’Accostage. Tout était silencieux dans la coursive. Il flottait dans l’air cette odeur particulière qu’exhalent les endroits où un grand nombre de personnes sont en train de dormir. Même les mouvements de marchandises étaient interrompus durant le côté nuit de la Colonie, qui correspondait quelquefois mais pas toujours avec celui de la nef. Tout activité était interrompue lorsque la Colonie dormait.
A l’exception de deux endroits, toutefois, songea-t-il : les chambres d’hybernation et les jardins hydroponiques.
Il s’arrêta pour observer les alignements de senseurs. De tous les Neftiles, il était le plus apte à apprécier leur présence. Il avait accès à tous leurs enregistrements. Chaque mouvement, chaque détail de la vie côté nef était en principe disponible sur sa demande. Il avait fait en sorte que la Colonie côté sol soit pareillement équipée. La vigilance de Nef était principalement la sienne.
Plus nous en savons, plus nos choix sont certains.
Le vieux Kingston n’avait cessé de leur répéter cela durant le stage de formation.
Quel matériau humain inexpérimenté mais merveilleusement malléable je faisais à l’époque!
Kingston était presque passé maître dans l’art de manipuler les gens. Presque. Pour bien manipuler, il faut savoir faire les bons choix. Une fois au pied du mur, Kingston avait refusé certains choix.
Je n’en refuse aucun.
Le choix est fonction de l’information. Il n’était pas près d’oublier cette leçon.
Mais comment reconnaître à l’avance le résultat de chaque option ?
Il secoua la tête et se remit à marcher. Il avait le sentiment aigu de se rapprocher d’un nouveau danger. Mais si près de la mort, à quoi bon s’arrêter? Ses pas le portèrent dans une nouvelle coursive qui menait, comprit-il, à un agrarium. Outre les rails qui s’arrêtaient devant la porte étanche automatique, il y avait cette odeur de verdure si caractéristique des jardins hydroponiques. Il franchit la porte étanche et se retrouva dans un espace faiblement éclairé et effroyablement vaste.
Même ici, c’était côté nuit. Les plantes, comme les hommes, avaient besoin du rythme circadien. Un plan lumineux à côté de la porte indiquait la situation de l’agrarium et les principaux chemins d’accès. Il donnait aussi la description détaillée des installations hydroponiques. Les annexes les plus étendues de la nef étaient réservées aux cultures, mais cela faisait des années qu’il n’y avait pas mis les pieds. Exactement, depuis qu’il avait eu à approvisionner la première colonie établie à Noirdragon. Mais cela, c’était le passé, bien avant la fondation de Factuelle Colonie sur l’Ovale.
La première grave erreur de Kingston.
Il se rapprocha du plan mural, conscient d’avoir vu quelque chose bouger au fond de l’agrarium mais intéressé davantage par ce qu’il lisait. Et la surprise était de taille : l’endroit où il se trouvait était presque aussi vaste que le cœur de la nef. Il se déployait comme une aile à partir de points d’ancrage situés au niveau de l’ancienne coque. Les documents qu’il avait paraphés concernant les fournitures destinées aussi bien à la Colonie qu’aux Neftiles revêtaient ici une signification nouvelle. Et les explications au bas du plan étaient comme autant d’éclairs révélateurs.
Tandis qu’il poursuivait sa lecture, l’équipe côté nuit des techniciens de l’agrarium interrompit ses activités pour se livrer à la Vénefration prandiale. Comme un seul homme, ils se dirigèrent tous, sans échanger aucun signe et sans manifester la moindre réticence, vers l’alcôve de Vénefration auréolée d’une pâle lumière bleue.
Ils ont la foi, se dit Oakes. Ils croient vraiment que la nef est divine!
Tandis que leur superviseur entamait la litanie, Oakes se trouva soudain assailli par une vague de mélancolie si violente qu’elle le conduisit au bord des larmes. Il se rendit compte, alors, qu’il enviait leur foi, ce réconfort du culte qui l’excédait tellement.
Le superviseur, petit homme aux jambes arquées, aux mains sales et au pantalon taché à l’endroit des genoux, entonna l’Hymne de la Croissance.
— Voici le lit de la terre, psalmodia-t-il en lâchant une pincée de terre qu’il tenait dans sa main.
— Et la graine qui dort dedans, répondirent les autres en soulevant leur bol pour le reposer aussitôt.
— Voici l’eau, fit-il en faisant couler quelques gouttes de son verre.
— Et voici le sillage, chantèrent-ils en levant leur verre.
— Voici la lumière, dit le superviseur en levant la tête vers les réflecteurs U.V. du plafond.
— Et la vie qu’elle déploie.
Ils ouvrirent les mains, la paume vers le haut. Le superviseur puisa dans l’urne commune une cuillerée de nourriture qu’il déposa dans le bol de son voisin de gauche.
— Voici le grain rebondi et la feuille charnue.
— Et la semence de vie qui nous fait croître.
Chaque Neftile prit une cuillerée dans l’urne pour la déposer dans le bol du voisin de gauche.
— Voici Nef et la nourriture que Nef nous accorde.
Le superviseur s’assit devant son bol tandis que les autres l’imitaient en récitant :
— Et voici la joie des convives avec qui nous la partageons. Oakes s’éloigna sans se faire remarquer.
La joie des convives, songea-t-il avec un haussement d’épaules. S’il y avait moins de convives et plus de nourriture, il y aurait certainement beaucoup plus de joie!
Il longea pendant quelque temps l’ancienne coque de la nef. Quelques mètres à peine le séparaient de l’espace! Mais il était occupé à faire des recoupements.
Cet agrarium pouvait nourrir trente mille personnes. Au lieu de compter les gens, ils n’avaient qu’à compter les annexes hydroponiques et faire la multiplication! Il savait que la nef assurait quatre-vingt pour cent des besoins alimentaires de la Colonie. Voilà qui leur permettait aisément de calculer les effectifs! Pourquoi n’y avaient-ils pas pensé avant ?
Tout en se laissant aller à l’euphorie de sa découverte, Morgan
Oakes savait que la nef ferait tout pour les empêcher d’arriver à un résultat. Cette foutue nef ne voulait pas qu’ils sachent combien de personnes elle faisait vivre. Elle refusait de communiquer les données. Elle cachait ses chambres d’hybernation et construisait un labyrinthe de coursives qui ne menaient nulle part.
Elle tirait d’hybernation un psyo anonyme et annonçait le début d’un nouveau programme côté soi d’où les Neftiles étaient entièrement exclus.
Mais… un accident était vite arrivé côté sol. Même un psyo bénéficiant de la haute protection de «Nef» n’était pas à l’abri de la fatalité.
Quelle différence, de toute manière ? Le nouveau psyo était probablement un clone. Oakes avait vu les anciennes archives : les clones étaient considérés comme des biens d’équipement. Celui qui écrivait cela avait signé M. H. Et il l’affirmait avec une tranquille autorité. Les clones faisaient partie, en quelque sorte, du mobilier.