NEF : Je t’ai déjà parlé de l’antique Pandore et de sa boîte.
PANILLE : Je connais l’origine du nom de cette planète.
NEF : Où te cacherais-tu, une fois que les serpents et toutes les ombres visqueuses seraient sortis de la boîte ?
PANILLE : Sous le couvercle, naturellement.
Kerro Panille Archives de la Mnefmothèque
Waela avait l’impression de ne vivre que dans un rêve, sans pouvoir faire confiance à aucune réalité. Elle gardait les yeux clos pour se protéger du monde extérieur, mais ce n’était pas suffisant. Une partie de ses perceptions intérieures lui disait qu’elle dirigeait les manœuvres d’approche d’une navette spatiale. Dément!Une autre assistait aux moments qui précèdent le lever des soleils dans l’ombre de Noirdragon. Panille était là, lui aussi, caché quelque part dans les ombres basses. J’ai des hallucinations. Hali l
Waela ressentait les émanations angoissées qui provenaient de Hali… Hali qui était toute proche. C’était une étrange angoisse, faite de tensions entretissées d’efforts délibérés pour demeurer calme.
Hali a terriblement peur, plus qu’elle ne veut le montrer. Elle souhaite que quelqu’un prenne tout en main.
C’est normal… c’est la première fois qu’elle quitte Nef.
Waela essaya de remuer les lèvres, de former des mots rassurants; mais sa bouche était trop sèche. Parler exigeait trop d’efforts. Elle se sentait piégée, persuadée d’être sanglée sur un siège couchette de passager à bord d’une navette qui plongeait en direction d’un océan houleux.
Un fragment de poème composé par Kerro Panille flotta alors dans sa conscience et elle se concentra dessus, à la fois fascinée et épouvantée, car elle n’avait pas le souvenir de l’avoir jamais rencontré nulle part :
La trajectoire sera la bonne quand tu verras
La ligne bleue de l’aube dans la nuit
Tout en bas dans l’ombre de Noirdragon
Hali était présente aussi; elle écoutait et rejetait le fragment. Une vague d’émotion assaillit Waela, en lui donnant envie d’ouvrir les bras pour permettre à Hali de s’y réfugier et pleurer avec elle. Cette émotion n’était pas difficile à identifier : l’amour du même homme. Mais pendant ce temps, Pandore s’était rapprochée, ligne furieuse d’océan écumeux. Waela avait envie de se faire toute petite. Elle sentait l’enfant qu’elle portait dans son ventre et dont la conscience vivante s’ajoutait aux autres pour se projeter… projeter… projeter…
Un cri lui échappa, mais le bruit fut perdu dans le rugissement abrupt du métal qui protestait tandis que la navette entrait en contact avec l’élément liquide. L’espace de quelques battements, la chute fut amortie, il y eut une sensation de glissement suivie d’une décélaration progressive. Puis ils se redressèrent dans un fracas grinçant, crissant, cacophonique, qui s’acheva sur un choc sourd, et l’immobilité retomba.
— Où sont les gens ?
C’était la voix de Hali. Waela ouvrit les yeux et vit le plafond dépouillé de la cabine, les poutrelles de métal, la lumière diffuse, un voyant rouge qui clignotait. Quelque part, il y avait un bruit de vagues. La navette gémissait et tressautait. Soudain, elle s’inclina pour ne plus bouger.
— Il y a du monde.
C’était la voix du vieux Ferry. Waela tourna la tête et vit les deux autres occupants de la cabine se dessangler et quitter leur siège. Par les hublots de plaz, elle aperçut la barrière chaotique des rochers noirs qui se trouvaient seulement à quelques mètres de là. Ils étaient balayés par à-coups par le rayon de projecteurs artificiels.
Ferry enfonça une touche sur le panneau de commande. Il y eut un sifflement quelque part sous les pieds de Waela, puis elle sentit une bouffée d’air marin glacé qui pénétrait par la porte ouverte. A part les lumières en mouvement, il faisait nuit au dehors. La vue fut bloquée un instant par l’apparition de deux personnes dans l’ouverture ovale. Comme si elle sortait d’un rêve, Waela les reconnut : Panille et Thomas.
— Waela! s’exclamèrent-ils à l’unisson, sidérés de la voir ici. Hali s’écarta du pupitre de commande. Elle remarqua que le regard de Panille s’était braqué sur le ventre de Waela. Ni lui ni Thomas, c’était évident, ne s’attendaient à trouver Waela à bord, et encore moins dans l’état où ils la voyaient.
— Kerro, murmura Hali.
Il lui fit face, encore plus sidéré.
— Toi, Hali?
Thomas pencha soudain la tête en arrière pour éclater de rire.
— Je vous l’avais bien dit! fit-il. Un cadeau surprise de la part de Nef.
Waela essaya maladroitement de se débarrasser du harnais qui la maintenait sur sa couchette. Hali se précipita pour l’aider et demeura près d’elle quand elle se leva. Le bruit des vagues au-dehors leur parvenait avec force et ils sentaient la navette vibrer sous leurs pieds.
— Bonjour, dit Waela. Elle fit trois pas vers Thomas et lui donna l’accolade.
Hali aurait voulu être capable d’identifier le jeu d’émotions qui se peignaient sur son visage. De la peur ? Panille toucha le bras de Hali :
— Voici Raja Thomas, commandant de l’armée qui sonnera le glas de Morgan Oakes et des siens.
— Une armée? fit Hali en regardant Panille, puis Thomas. Ce dernier se dégagea doucement de l’étreinte de Waela et se tourna, furieux, vers le poète :
— Vous plaisantez avec ça ?
— Je n’oserais jamais, répondit Panille en secouant la tête. Hali ne comprenait rien à ces allusions. Elle voulut poser une nouvelle question, mais Thomas la devança.
— Qu’est-ce que cette navette transporte d’autre ?
Le programme Bitten répondit, par l’intermédiaire du vocodeur, d’une voix craquetante ponctuée de blams et de parasites atmosphériques; mais la lecture du manifeste ne leur laissa aucun doute.
— Des armes! s’écria Thomas. Il courut jusqu’au panneau d’accès ouvert, cria quelque chose à des gens qui se trouvaient dehors et revint vers eux, plein d’excitation : Il faut décharger cette cargaison en vitesse, leur dit-il, avant que la navette soit détruite par la mer ou par Oakes. Que tout le monde descende!
Hali sentit une main se poser sur son épaule. C’était Ferry.
— Je crois qu’on me doit une explication, dit-il. Même pour exiger, il avait un ton geignard.
— Plus tard, dit Thomas. Il y a une personne qui vous attend dehors pour vous guider. Elle vous conduira à notre base et vous expliquera tout ce que vous avez besoin de savoir.
— Et les démons? interrogea Ferry.
— Il n’y en a pas dans le coin. Dépêchez-vous tant que…
— Vous n’avez pas le droit de lui parler ainsi! protesta Hali. Sans lui, Murdoch aurait… Waela et moi, nous serions mortes!
Panille tourna un regard perplexe vers Hali, puis Ferry.
— Ecoute, Hali… cet homme est au service de Oakes… et de lui-même. Il est expert au jeu de la politique et du pouvoir, et il sait que nous sommes une denrée hautement négociable.
— Tout ça, c’est le passé, marmonna Ferry. Sur son nez, les veines faisaient saillie comme des vers.
— Votre guide vous attend, insista Thomas.
— Elle s’appelle Rue, ajouta Panille. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais elle partageait, à un moment, la cabine de Rachel Demarest.
Ferry déglutit, voulut dire quelque chose, déglutit à nouveau :
— Rachel?
Panille secoua tristement la tête.
Une larme se forma au coin de l’œil droit de Ferry et coula lentement sur sa joue veinée. Il prit une longue et tremblante inspiration, puis gagna la sortie d’une démarche harassée. Toute l’énergie qu’il avait manifestée jusque-là semblait l’avoir abandonné d’un coup.
— Il nous a réellement sauvé la vie, murmura Hali. C’est un espion, je le sais, mais…
— Et vous, qui êtes-vous? demanda Thomas.
— C’est la méditech Hali Ekel, déclara Panille.
Hali leva les yeux pour croiser le regard de Thomas. Il était si grand à côté d’elle! Elle le dévisagea longuement. Il semblait se situer dans une tranche d’âge moyen indéfinissable, mais quand elle serra la main qu’il lui tendait, elle la trouva jeune et ferme. Une main de chef, pleine d’assurance. Hali s’avisa alors que Waela et Kerro ne se lâchaient pas. Kerro avait pris Waela par l’épaule pour la guider vers la sortie.
— Méditech! commenta Thomas. Vous nous serez d’une très grande utilité, Hali Ekel. Par ici, je vous prie.
Résistant à la pression de son bras, Hali ne quittait pas Kerro des yeux. Elle le vit poser, doucement, un index interrogateur sur le ventre protubérant de Waela.
Thomas avait vu le geste également et concentra son attention sur Waela.
— Il y a quelque chose d’anormal, dit-il. Elle ne devrait pas être si…
Il l’aime, pensa Hali. Elle ne pouvait pas se tromper sur l’inquiétude qu’elle décelait dans sa voix.
— D’après mon diagnoskit, elle doit accoucher dans quelques diurnes, fit-elle.
— C’est impossible!
— Mais c’est comme ça. Pas plus de trois ou quatre diurnes. A part cela, ajouta-t-elle en haussant les épaules, elle paraît en parfaite santé.
— Je vous dis que c’est impossible. Il faut beaucoup plus de temps que ça pour qu’un fœtus se transforme en…
— Jésus Louis y arrive bien dans son laboratoire. Vous avez entendu ce que racontent les clones M.
C’était la voix de Kerro, qui revenait sur ses pas. Il ne semblait guère chercher à dissimuler l’amusement qu’il éprouvait devant la perplexité de Thomas.
— Je sais bien, mais…
Thomas secoua la tête sans achever sa phrase.
— Peux-tu descendre toute seule, Hali? demanda Panille. L’arrière de la navette est déjà en train de se disloquer. Et je crois que Waela…
— Oui, bien sûr, fit-elle en passant devant lui.
Ce visage, cette voix, étaient à la fois si distants et si familiers… il était bien plus maigre qu’avant, cependant. Elle fut soudain frappée par une certitude : Ce n’est pas mon Kerro. Ce n’est pas le Kerro que j’ai connu. Il est… transformé.
Derrière elle, elle entendit Thomas qui grommelait :
— Je veux examiner cette femme moi-même.