Les dieux aussi ont leurs plans.
Morgan Oakes Carnets
Longtemps, Panille demeura silencieux à côté de Hali dans le dôme arboré, contemplant au-dessus du cèdre les rayons étoiles de la lumière filtrée par le plaz. Il savait qu’il l’avait blessée en la repoussant tout à l’heure et il s’étonnait de ne pas se sentir plus coupable. Il soupira. Inutile de chercher à fuir. Les choses étaient comme elles étaient.
La première, Hali rompit le silence d’une voix faible et hésitante :
— Il n’y a rien de changé, n’est-ce pas?
— Ce n’est pas en parlant qu’on va changer les choses. Pourquoi m’as-tu fait venir ici ? Pour raviver nos débats sexuels ?
— Je n’ai pas le droit de vouloir être quelques instants avec toi?
Elle était au bord des larmes. Il lui parla doucement pour éviter de la faire souffrir davantage.
— Je suis toujours à côté de toi, Hali… De sa main gauche, il lui souleva la main droite et joignit le bout de ses doigts aux siens… Regarde. Tu vois comme nous nous touchons?
Elle hocha la tête comme un enfant tiré malgré lui d’un accès de bouderie.
— Où est le nous et où est la matière de notre chair ? reprit-il.
— Je n’ai pas très bien…
Il écarta ses doigts de quelques centimètres des siens.
— Tous les atomes qui sont entre nous vibrent à des vitesses incroyables. Us se heurtent, se bousculent, se carambolent.
Il avança un doigt, en prenant bien soin de ne pas la toucher.
— Si je pousse un atome, il cogne son voisin, qui en déplace un autre et ainsi de suite jusqu’à ce que… il rapprocha leurs deux mains et leurs doigts s’effleurèrent… Tu vois, nous nous touchons mais en réalité nous n’avons jamais été séparés.
— Ce ne sont que des mots! dit-elle en retirant sa main.
— Beaucoup plus que des mots, et tu le sais très bien, méditech Hali Ekel. Nous échangeons continuellement des atomes avec l’univers, l’atmosphère, la nourriture, les autres personnes. Rien ne peut donc nous séparer.
— Mais ce ne sont pas n’importe quels atomes qui m’intéressent!
— Tu as bien plus de choix que tu ne le crois, jolie Hali. Elle l’observa du coin de l’œil.
— Tu inventes toutes ces choses pour me distraire ?
— Je suis très sérieux. Est-ce que je ne te le dis pas toujours, quand j’invente quelque chose?
— C’est bien vrai ?
— Toujours, Hali. Tiens, pour te le prouver, je vais inventer un poème… Il effleura du doigt son anneau… Un poème sur ça.
— Pourquoi me récites-tu tes poèmes? D’habitude, tu les renfermes dans ton enregistreur ou tu les mets de côté dans tes petits carnets à glyphes à l’ancienne mode.
— J’essaie de te faire plaisir de la seule manière que je connaisse.
— Dans ce cas, dis-moi ton poème.
Il lui toucha la joue à côté de l’anneau et murmura :
Le nez orné
De l’anneau délicat des dieux, Leur jardin ne pouvons fouir.
Elle le regarda, perplexe.
— Je ne saisis pas très bien.
— C’était une ancienne pratique, côté Terre. Les paysans avaient l’habitude d’enfiler un anneau dans le groin de leurs cochons pour les empêcher de creuser le sol et de s’échapper de l’enclos. Les cochons creusent avec leur museau aussi bien que leurs pattes. On appelle ça «fouir».
— Ainsi, tu me compares à un cochon ?
— C’est tout ce que tu vois dans mon poème ?
Elle soupira, puis sourit, autant d’elle-même que de Kerro.
— Nous faisons une belle paire, pour la reproduction : le poète et la petite cochonne!
Il se tourna stupidement vers elle, rencontra son regard; sans savoir pourquoi, ils se mirent tous les deux à pouffer, puis à rire aux éclats.
Il se laissa de nouveau aller au creux de l’humus.
— Ah, Hali! Tu es juste ce qu’il me faut!
— Je me suis dit que tu avais besoin de distraction. Qu’est-ce que tu fais en ce moment, pour être si absorbé dans ton travail ?
Il se gratta la tête, en retira une brindille de cèdre.
— Je fouissais le problème des lectrovarechs.
— Cette algue qui donne tant de mal à la Colonie ? En quoi peut-elle t’intéresser ?
— Je suis toujours surpris de voir ce qui peut m’intéresser, mais il semble que ce soit dans mes cordes à luth. Ce varech, tout au moins à un de ses stades, a tout l’air d’une créature sentiente.
— Tu veux dire qu’il pense ?
— Plus que ça… sans doute beaucoup plus.
— Pourquoi ne l’a-t-on pas annoncé officiellement ?
— Je ne sais pas au juste. Je suis tombé par hasard sur une partie de l’information et j’ai découvert le reste par recoupements. Il y a un dossier sur les précédentes expéditions qui ont étudié le varech.
— Où as-tu trouvé ces rapports ?
— Euh… je suppose que leur accès est généralement réservé, mais Nef n’a pas beaucoup de secrets pour moi.
— Toi et ta Nef!
— Hali!
— Bon… excuse-moi. Et qu’est-ce qu’ils disent, ces rapports ?
— Le varech semble utiliser une sorte de langage optique, mais on ne le comprend pas bien pour l’instant. Le plus intéressant, cependant, c’est qu’il n’y a apparemment aucun projet en cours pour étudier ces algues ou essayer d’établir une communication quelconque avec elles.
— Nef ne t’a pas…
— Nef m’adresse au Q.G. de la Colonie ou au Psyo, mais ils n’accusent pas réception de mes demandes d’information.
— Ce n’est pas nouveau. Ils ignorent presque toutes les demandes de ce genre.
— Tu as des problèmes avec eux ?
— Personnellement non. Mais le Quartier Médical n’a jamais réussi à avoir une explication à propos de tous ces prélèvements génétiques.
— Prélèvements génétiques? C’est très curieux.
— Oakes est une personne très curieuse et très secrète.
— Il n’y a personne d’autre dans la hiérarchie ?
— Louis? fit-elle sur un ton de dérision. Kerro se gratta pensivement la joue.
— Les lectrovarechs et les prélèvements génétiques. Hali, je ne sais pas en ce qui concerne les prélèvements… bien que ça ne m’inspire pas confiance. Mais les varechs…
Elle l’interrompit, tout excitée.
— Ces créatures ont peut-être une âme… elles sont peut-être capables de Vénefrer!
— Une âme? C’est possible. Le fait est que je me suis dit, en voyant ce dossier : Bien sûr! C’est la raison pour laquelle Nef nous a conduits sur Pandore!
— Et si Oakes savait déjà que c’est la véritable raison? Panille secoua la tête.
— Songe à toutes les fois où Oakes nous a déclaré que nous étions les prisonniers de Nef, reprit-elle en lui agrippant le bras. Il répète tout le temps que Nef ne veut pas nous laisser partir. Pour quelle raison crois-tu qu’il ne veut pas nous dire pourquoi Nef nous a amenés ici ?
— Il ignore peut-être lui-même la réponse.
— Oh, il la connaît, va!
— De toute manière, qu’y pouvons-nous? Elle répondit sans réfléchir :
— Nous n’y pourrons rien tant que nous ne descendrons pas côté sol.
Il éloigna son bras d’elle et enfonça les doigts dans l’humus tiède.
— Que savons-nous des conditions de vie côté sol ?
— Que savons nous des conditions de vie ici ?
— Voudrais-tu venir avec moi à la Colonie, Hali?
— Tu sais que j’aimerais bien, mais…
— Alors, posons notre candidature à…
— Ils ne me laisseront pas partir. La pénurie de vivres côté sol est très grave et il manque des méditechs. Ils viennent d’augmenter nos quotas de travail parce que les meilleurs d’entre nous sont déjà descendus là-bas.
— Nous imaginons peut-être des monstres qui n’existent pas, mais j’aimerais voir de plus près ces lectrovarechs.
A ce moment-là, un bourdonnement aigu sortit du diagnoskit posé à terre à côté de Hali. Elle appuya sur la touche réponse.
— Hali… On entendit une sorte de fracas suivi d’un choc sourd, puis la voix reprit au bout d’un moment : Excuse-moi, nous avons été coupés. Ici Winslow Ferry, Hali. C’est Kerro Panille qui est avec toi ?
Hali réprima son envie de rire. Ce vieux lourdaud était incapable de se servir de son pupitre com sans se prendre les pieds dans quelque chose.
Kerro réfléchissait sur l’allusion à la présence de quelqu’un aux côtés de Hali. Il les avait donc écoutés? Beaucoup de gens côté nef soupçonnaient que les senseurs et les équipements de communication mobiles servaient entre autres à épier tout le monde, mais c’était le premier indice formel dont il était le témoin. Il prit le diagnoskit des mains de Hali.
— Ici Kerro Panille.
— Ah, Kerro! Je voudrais te voir dans mon bureau d’ici une heure. Nous avons un travail à te confier.
— Un travail ?
Il n’obtint pas de réponse. La communication était déjà coupée.
— Qu’est-ce que tu crois que c’est? demanda Hali.
Pour toute réponse, Kerro tira une page de son carnet, écrivit quelque chose dessus avec un traceur délébile et montra du doigt le diagnoskit. «Il nous écoutait.»
Elle fixa le carnet sans dire un mot.
— Tu ne trouves pas ça drôle ? fit Kerro à haute voix. C’est la première fois qu’on me fait faire quelque chose… à part les études que demande Nef, bien entendu.
Hali lui prit le traceur des mains et écrivit : «Sois prudent. S’ils ne veulent pas qu’on sache que ce sont des algues pensantes, tu es peut-être en danger.»
Kerro se leva, effaça la page et la fit glisser dans le carnet.
— Je pense que je ferais mieux de me dépêcher, dit-il, si je veux savoir ce qu’ils me veulent.
Ils marchèrent en silence sur presque tout le chemin du retour, se méfiant de tous les senseurs qu’ils croisaient et aussi du diagnoskit accroché à la hanche de Hali. Quand ils furent en vue du Quartier Médical, elle l’arrêta.
— Kerro, apprends-moi à parler à Nef.
— Impossible.
— Mais…
— C’est comme ton génotype, ou la couleur de ta peau. Sauf avec certains clones, on n’a pas tellement le choix.
— C’est toujours Nef qui décide ?
— N’est-ce pas ainsi que cela se passe, même pour toi ? Est-ce que tu es nécessairement disponible pour tous ceux qui désirent te parler ?
— Bon, je sais que Nef est très occupée, avec ses…
— Je ne crois pas que cela ait un rapport. Nef te parle, ou elle ne te parle pas.
Elle médita cela quelques instants, hocha lentement la tête.
— Kerro, tu lui parles vraiment ?
Impossible de ne pas percevoir le ton de reproche dans sa voix.
— Tu sais bien que je ne te mentirais pas, Hali. Mais pourquoi tiens-tu tellement à discuter avec Nef ?
— C’est surtout l’idée d’avoir une réponse de Nef. Pas juste un ordre comme en donnent les codeurs, mais…
— Une sorte d’encyclopédie sans limite ?
— Oui, cela, mais beaucoup plus encore. Nef se sert des codeurs quand elle te parle ?
— Pas très souvent.
— Quel effet cela fait, quand…
— Tu entends une vraie voix dans ta tête, juste un peu plus claire que ta conscience.
— Ah, c’est ça? fit-elle avec une moue désappointée.
— Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on entendait des trompettes et des petits oiseaux ?
— Je ne sais même pas à quoi ressemble la voix de ma conscience.
— Tends l’oreille et ça viendra.
Il effleura du doigt son anneau, l’embrassa rapidement, fraternellement, et ouvrit la porte qui conduisait dans la zone protégée de Winslow Ferry.