L’hybernation humaine est à l’hibernation animale ce que celle-ci est à l’état de veille permanent. Dans la réduction qu’elle opère de tous les processus vitaux, l’hybernation confine à la stase absolue. Elle se rapproche davantage de la mort que de la vie.
Dictionnaire des Sciences 101’ édition
Raja Flatterie était allongé, silencieux, dans son cocon d’hybernation, luttant pour chasser ses angoisses. Je suis à la merci de Nef.
Des vagues d’humeurs changeantes brouillaient ses souvenirs, mais un certain nombre de choses étaient sûres.
J’étais psychiatre-aumônier à bord de la nef spatiale Terra.
Nous étions censés produire une forme de conscience artificielle. Très dangereux, ça.
Et ils avaient produit… quelque chose. Ce quelque chose était Nef, un être aux pouvoirs apparemment infinis.
Dieu ou Satan ?
Flatterie l’ignorait. Cependant, Nef avait créé une planète-paradis pour sa cargaison de clones, puis avait introduit un nouveau concept : celui de Vénefration. Nef avait demandé aux clones humains de décider de quelle manière ils souhaitaient la Vénefrer.
Là aussi, nous avons échoué.
Etait-ce parce qu’ils étaient des clones, tous du premier jusqu’au dernier? Certainement, on les considérait comme aisément remplaçables. Ils savaient cela depuis leurs premières années conscientes, quand ils étaient enfants à Lunabase.
De nouveau, la peur l’assaillit.
Je dois me montrer déterminé, se dit Flatterie. Dieu ou Satan, quelle que soit la nature de cette puissance, je suis désarmé devant elle à moins de conserver toute ma détermination.
— Tant que tu te crois désarmé, tu restes désarmé malgré ta détermination, lui dit Nef. -
— Ainsi, tu lis dans mes pensées également.
— Lire n’est pas tout à fait le mot propre.
La voix de Nef sortait des ténèbres tout autour de lui. Elle était auréolée de préoccupations lointaines que Flatterie ne parvenait pas à cerner. Chaque fois que Nef lui parlait, il se sentait réduit à la dimension d’un grain de poussière. Il flottait dans une nébuleuse de subjugation cotonneuse et chacune de ses pensées amplifiait le sentiment qu’il avait d’être dans une cage, sans prise sur le réel.
Que pouvait faire un simple être humain contre une puissance telle que Nef ?
Les questions tournaient dans sa tête, cependant, et il savait que parfois Nef répondait à certaines questions.
— Depuis combien de temps suis-je en hybernation ?
— Un tel laps de temps ne signifierait rien pour toi.
— Essaye toujours.
— Je suis en train de t’essayer.
— Dis-moi depuis combien de temps.
Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’il se sentait pris de panique à l’idée de ce qu’il venait de faire. Ce n’était pas ainsi qu’on s’adressait à Dieu… ou à Satan.
— Et pourquoi pas, Raj ?
La voix de Nef avait revêtu un air de camaraderie, mais si précises étaient ses modulations qu’elles faisaient vibrer à l’unisson l’épidémie de Morgan Oakes.
— Parce que… parce que…
— Parce que je pourrais user de représailles ?
— Oui.
— Làààà, Raj! Quand te réveilleras-tu ?
— Mais je suis réveillé.
— Ça ne fait rien. Tu es resté en hybernation pendant très longtemps, d’après tes critères de temps.
— Combien?
Il avait l’impression que la réponse devait être d’une importance capitale. Il fallait absolument qu’il sache.
— Tu pourrais essayer de comprendre l’effet de reproduction du temps, Raj. La Terre a rejoué son histoire pour moi. Sur ma demande.
— Rejoué… la même chose, à chaque fois?
— Presque à chaque fois.
Flatterie ressentait l’inéluctable vérité de chacune de ces paroles et la question lui échappa comme un cri :
— Pourquoi?
— Tu ne comprendrais pas.
— Toute cette souffrance et…
— Et toute cette joie, Raj. N’oublie pas la joie.
— Mais… ces reproductions…
— Comme la reproduction d’un enregistrement musical, Raj. Ou bien un holodisque d’une représentation théâtrale classique. Comme la récurrence du Programme Conscience de Lunabase, également. Chaque répétition apporte un peu plus que la précédente.
— Pourquoi m’as-tu fait sortir d’hybernation ?
— Tu es comme un instrument favori, Raj.
— Mais Bickel…
— Ah! Bickel! Il m’a transmis son génie, c’est vrai. Il a été la boîte noire à partir de laquelle vous m’avez donné Substance. Mais l’amitié demande davantage, Raj. Tu es mon Meilleur ami.
— Je voulais te détruire, Nef.
— Comme tu te méprends sur le sens du mot amitié!
— Ainsi, je suis… un instrument. Est-ce que tu me Rejoues aussi ?
— Non, Raj. Certainement pas. (La terrible voix était chargée de tristesse.) On ne rejoue pas d’un instrument, on en joue.
— Pour quelles raisons t’autoriserais-je à jouer de moi ?
— Bravo, Raj! Excellent!
— Dois-je interpréter cela comme une réponse ?
— C’était une marque d’approbation. Tu es réellement mon Meilleur ami, mon Instrument favori.
— Je ne comprendrai probablement jamais ce que ça veut dire.
— C’est en partie parce que tu te prends trop au jeu. Flatterie ne put s’en empêcher. Un gloussement lui échappa.
— Le rire te va bien, Raj.
Le rire ? Il n’avait pas le souvenir d’avoir ri tellement, hormis l’amusement amer procuré par la mortification. Mais il se souvenait fort bien, maintenant, de sa mise — ou plutôt de ses mises — en hybernation. Car il y avait eu de nombreuses fois, beaucoup plus qu’il ne désirait l’admettre. D’autres réveils… et d’autres jeux… et d’autres échecs aussi, oui. Mais il percevait quand même l’amusement de Nef, et il savait qu’il était censé avoir une réaction.
— A quoi jouons-nous, cette fois-ci ?
— Ma demande n’a toujours pas reçu de réponse, Raj. Les humains n’ont pas l’air capables de se mettre d’accord sur la manière de me Vénefrer. C’est pour cette raison qu’il n’y en a plus maintenant.
Morgan Oakes sentit un frisson glacé lui parcourir le corps.
— Plus d’… Qu’as-tu fait?
— La Terre a disparu dans le tourbillon du Cosmos, Raj. Toutes les Terres sont mortes. Le temps a passé, souviens-toi. A présent, il ne reste plus que les Neftiles… et toi.
— Moi, humain?
— Tu fais partie du matériel original.
— Un clone, un double, c’est cela ton matériel original?
— Dans une large mesure, oui.
— Qui sont les Neftiles ?
— Les survivants des reproductions les plus récentes. Légèrement différentes du souvenir de la Terre que tu as conservé.
— Ce ne sont pas des humains ?
— Tu peux te croiser avec eux.
— En quoi sont-ils différents ?
— Ils ont une expérience ancestrale analogue à la tienne, mais ils ont été choisis en des points différents de leur évolution sociale.
Flatterie sentit quelque chose de confus dans cette réponse et prit la décision de ne pas pousser la sonde plus loin… pour le moment. Il voulait essayer une nouvelle approche.
— Qu’est-ce que ça veut dire, ils ont été choisis?
— Pour eux, c’était plutôt une salvation. Dans chaque cas, le soleil était sur le point de devenir nova.
— Encore un de tes Agissements ?
— Ils ont été soigneusement préparés à ton arrivée, Raj.
— De quelle manière ont-ils été préparés?
— Ils ont un psychiatre-aumônier qui leur apprend la haine. Et Sy Murdoch, qui profite bien des leçons. Ils ont une femme appelée Hamill, dont la force extraordinaire va bien plus loin que quiconque ne le soupçonne. Ils ont un vieil homme appelé Ferry, qui croit que tout peut être acheté. Et Waela, qui mérite d’être entourée de soins attentifs. Ils ont un jeune poète appelé Kerro Panille, et puis Hali Ekel, qui est persuadée de vouloir le poète. Ils ont des gens qui ont été clones et adaptés à d’étranges occupations. Ils ont des pulsions, des craintes, des joies…
— C’est cela que tu appelles préparation ?
— Oui, et aussi participation.
— C’est ce que tu désires de moi ?
— Ta participation, oui.
— Cite-moi une seule raison qui m’oblige à descendre là-bas.
— Je n’oblige personne à faire ce genre de chose. Flatterie n’était pas plus éclairé, mais il savait qu’il n’avait pas le choix.
— Bon, j’arrive. Où et comment?
— Il y a une planète en dessous de nous. La plupart des Neftiles y sont déjà. Des colons.
— Et il faut qu’ils décident de quelle manière ils doivent te Vénefrer?
— Tu es toujours aussi perceptif, Raj.
— Qu’ont-ils répondu quand tu leur as posé la question?
— Je ne la leur ai pas posée. C’est une tâche dont, j’espère, tu te chargeras.
Flatterie frissonna. Ce jeu-là, il le connaissait déjà. Il aurait pu hurler un refus rageur, défier Nef de faire tomber sur lui les pires représailles, mais quelque chose dans leur dialogue retenait sa langue.
— Que se passera-t-il s’ils échouent ?
— Je coupe… l’enregistrement.