L’homme ne connaît pas non plus son temps. Comme les poissons capturés dans le filet mauvais, comme les passereaux pris dans le lacet, ainsi les fils des hommes sont attrapés au temps funeste quand il tombe sur eux tout à coup.
Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque

Durant un long moment, après avoir quitté la Colline des Crânes pour retourner côté nef, Hali fut incapable de réunir assez d’énergie et de volonté pour se lever et s’en aller. Elle contemplait le plafond et les murs de cette cabine secrète où Kerro avait passé une si grande partie de son temps à communier avec Nef. Elle ne pouvait pas oublier le corps emprunté à la vieille femme, les pas chancelants, douloureux, le poids des épaules voûtées. Son vrai corps retrouvé fourmillait d’une sensibilité électrique, à fleur de nerf. Chaque minuscule mouvement qu’elle faisait se traduisait par une explosion immédiate de tous ses sens.

Elle ne pouvait pas oublier non plus cet homme qui avait été cloué sur une croix de bois en haut de la colline. Les barbares! Yeschuah.

Elle chuchota le nom  : Yeschuah.

Il était facile de comprendre comment ce mot avait évolué pour donner «Jésus»… et même la prononciation «Rhéssous» de Jésus Louis.

Mais nulle part elle ne voyait de clé indiquant pourquoi il avait fallu qu’elle assiste à cette scène pénible. Nulle part. Elle s’étonnait aussi de n’avoir jamais rencontré aucune allusion historique à ces événements anciens. Ni dans l’enseignement donné par Nef, ni dans les Archives, ni dans les propos des Neftiles originaires de la Terre.

Dès son retour dans la cabine, elle avait demandé à Nef pourquoi cet incident brutal lui avait été montré. Elle n’avait reçu qu’une réponse énigmatique  :


Parce qu’il y a des choses appartenant au passé humain qu’aucune créature ne devrait oublier.


— Mais pourquoi moi  ? Et pourquoi maintenant  ?

Le reste n’était que silence. Elle en avait conclu qu’il lui appartenait de découvrir les réponses.

Elle regarda le pupitre com. Le terminal éducatif, et le fauteuil qui se trouvait devant, lui appartenaient maintenant. Elle le savait. Kerro était parti… côté sol. Nef l’avait fait entrer ici pour qu’elle prenne sa place. Le message était clair  : Plus de Kerro Panille côté Nef.

Une vague de désespoir la submergea. Au bord des sanglots, elle secoua vivement la tête. Elle n’avait plus besoin de rester ici maintenant. Elle se leva, prit son diagnoskit et sortit de la même manière qu’elle était entrée. Pourquoi moi  ?

Elle retraversa la Salle des Programmes puis le corridor D qui conduisait au Quartier Médical, au centre du corps de Nef. Le Blip de son diagnoskit la fit sursauter.

— Ici Ekel, dit-elle, surprise d’entendre sa voix jeune qui contrastait avec le chevrotement incident de son identité d’emprunt.

— Ekel, présentez-vous immédiatement au bureau du Dr Ferry, craqueta le diagnoskit.

Elle trouva un servorapide qui lui permettrait de se rendre plus vite au Quartier Médical.


Le bureau de Ferry, songea-t-elle. Cela pourrait signifier une nouvelle affectation. Et si on m’envoyait côté sol rejoindre Kerro  ?


Cette pensée l’emplissait d’excitation, mais l’idée d’aller travailler côté sol demeurait angoissante. Il y avait tant d’horribles bruits qui couraient. Et depuis quelque temps, toutes les affectations sur Pandore paraissaient permanentes. Exception faite du cercle politique restreint du Quartier Médical, on ne revoyait pratiquement jamais ceux qui étaient partis. Les contraintes de son travail l’avaient empêchée, jusqu’ici, de réfléchir beaucoup à ce problème, mais soudain il était devenu d’un intérêt vital.


Que font-ils avec tous ceux que nous leur envoyons  ?


La demande constante de matériel et de vivres produits par Nef était un sujet perpétuel de rumeurs angoissées. Quotidiennement étaient lancées des exhortations à accroître la production. Mais on entendait rarement parler des personnes disparues.


Nous avons été conditionnés à ne pas regarder en face le caractère irrévocable des terminaisons absolues. Est-ce pour cette raison que Nef m’a montré Yeschuah  ?


Cette pensée flottait dans son esprit conscient, vibrant à l’unisson du servorapide qui la transportait vers le bureau de Winslow Ferry.

Il était clair pour elle que la fin de Yeschuah ne signifiait pas la fin de son influence. Pandore était un lieu où beaucoup de choses finissaient. Un lieu qui dévorait les gens, le matériel et les vivres. Quelles influences irradiait-il en échange  ?


Un lieu de terminaison. Un terminus.


Le servo s’immobilisa, brusquement silencieux. Elle leva les yeux vers le panneau d’entrée du Quartier Médical. Juste en face, dans le couloir, était la porte qui donnait sur les bureaux de Ferry. Elle répugnait à y aller. Son corps vibrait encore d’une sensibilité exacerbée par ce que lui avait montré Nef. Elle ne voulait pas que Ferry la touche. Ce n’était pas seulement la répulsion qu’elle éprouvait habituellement envers lui. Ce vieux crétin balourd! Il buvait trop d’alcool en provenance de la Colonie et il avait toujours une main prête à se poser sur elle.

Tout le monde savait que cette Demarest lui apportait du vin de la Colonie. Après son départ, il y en avait toujours des quantités chez lui.


Ses points-rations ne peuvent pas suffire à lui acheter tout ce vin.


Elle contempla la porte fermée en face d’elle. Il se passait des choses tout à fait anormales, aussi bien côté nef que côté sol. Pour quelle raison Rachel Demarest apportait-elle du vin au vieux Ferry  ?


Que reçoit-elle en échange  ?


De l’amour? Pourquoi pas? Même des névrosés comme Ferry et Demarest avaient besoin d’amour. Ou bien… à défaut d’amour, juste un partenaire de lit, de temps en temps.

Une image remémorée de Bouche d’Egout lui communiqua un frisson à travers l’esprit. Elle sentit presque le contact de sa main, transposé sur son jeune corps. Involontairement, elle se frotta le bras.


C’est peut-être comme cela qu’ils deviennent si repoussants. Pas d’amour… pas d’amants.


Impossible, cependant, d’éviter de se rendre à la convocation. Elle descendit du servo et traversa le couloir vers la porte de Ferry. Elle s’ouvrit à son approche. Pourquoi pensa-t-elle alors à une épée quittant son fourreau  ?

— Ah! Chère Hali! s’écria Ferry en écartant vers elle les paumes de ses mains quand il la vit entrer.

— Docteur Ferry, dit-elle en inclinant la tête.

— Asseyez-vous où vous voudrez.

Sa main se posa sur le bras du canapé, l’invitant à prendre place à côté de lui. Elle choisit un fauteuil qui lui faisait face et le débarrassa du fouillis de papiers et de disques informatiques dont il était encombré. Le bureau sentait le renfermé malgré l’efficacité des systèmes de climatisation de Nef. Winslow Ferry avait l’air ivre… ou tout au moins un peu gai.

— Hali, dit-il en redisposant ses jambes de manière à avancer le pied pour effleurer le sien, vous avez fait l’objet d’une nouvelle affectation.

Elle inclina une deuxième fois la tête. Côté sol?

— Vous allez entrer dans les natalis, continua Ferry.

Elle ne s’attendait pas du tout à cela. Elle le regarda stupidement en battant des paupières. Les natalis  ? Ce corps d’élite qui prenait en charge toutes les naissances naturelles n’avait jamais figuré au nombre de ses ambitions. Ni même de ses espérances. De ses rêves, oui. Mais elle n’était pas du genre à espérer l’impossible.

— Quel effet cela vous fait-il  ? demanda Ferry en accentuant la pression de son pied.


Les natalis! Travailler chaque jour dans le sacrement de la Vénefration!


Elle hocha intérieurement la tête tandis qu’elle se laissait doucement pénétrer par la réalité de la chose. Elle allait faire partie de l’élite qui ouvrait la porte sur les mystères de la vie… elle allait aider à élever les enfants côté nef jusqu’à ce qu’ils soient dirigés vers leurs propres quartiers et leurs écoles à l’âge de sept annos.

Ferry lui adressa un sourire taché de gros rouge.

— Vous avez l’air ébahie. Vous ne me croyez pas?

— Je vous crois, articula lentement Hali. Je me doutais bien qu’il… s’agissait d’une réaffectation… mais ça…

Ferry n’ayant aucune réaction, elle continua  :

— J’étais sûre qu’on m’enverrait côté sol. Depuis quelque temps, on dirait que tout le monde y va.

Il joignit le bout de ses doigts sous son menton.

— Cette affectation ne vous rend pas heureuse  ?

— Oh, oui! J’en suis très contente. C’est juste que… Elle porta nerveusement la main à sa gorge… Je n’aurais jamais cru qu’un jour… C’est-à-dire… pourquoi moi et pas quelqu’un d’autre  ?

— Mais c’est parce que vous le méritez, ma chère, gloussa-t-il. Et d’ailleurs, il est fortement question de transférer les natalis côté sol. Ainsi, vous profiteriez des avantages des deux mondes.

— Côté sol  ?

Elle secoua la tête. Cela faisait pour elle trop de chocs successifs.

— Mais oui, côté sol, répéta Ferry comme s’il expliquait quelque chose de simple à un enfant retardé.

— Mais je croyais… c’est-à-dire… le premier principe de la Vénefration est que nous devons donner nos enfants à Nef jusqu’à leur septième anno. Les natalis sont investis par Nef de la fonction de Gardiens du Berceau et leur lieu de résidence ne peut se trouver ailleurs que…

— Ce n’est pas Nef qui a institué ces règles, interrompit Ferry d’une voix gutturale, mais un quelconque psyo. C’est à nous de nous déterminer en cette matière.

— Mais est-ce que Nef n’a pas…

— Il n’existe aucune trace d’un commandement de Nef à ce sujet. Par contre, notre Psyo a décrété que le transfert des natalis côté sol ne constituait pas une violation des règles de la Vénefration.

— Combien… combien de temps faudra-t-il pour…

— Un anno pandorien, peut-être; ou bien davantage. Vous savez ce que c’est. Question d’installations, de ravitaillement, de politique… Il fit un geste vague.

— Quand devrai-je rejoindre ma nouvelle affectation?

— A la prochaine diurne. Prenez un peu de repos. Occupez-vous de faire transporter vos affaires. Adressez-vous à… Il prit une feuille de papier dans le fouillis qui couvrait son bureau et lui jeta un regard de biais… Usija. C’est elle qui s’occupera de vous à partir de là.

Son pied se frotta de nouveau contre la cambrure du sien. Elle retira sa jambe en disant  :

— Je vous remercie beaucoup, Docteur Ferry.

— Je ne ressens pas votre gratitude.

— Mais je vous remercie tout de même, particulièrement pour le temps de repos. J’ai un certain nombre de notes à mettre à jour.

Il leva son verre vide.

— Nous pourrions boire quelque chose, pour célébrer l’événement.

Elle secoua la tête, mais avant qu’elle ait pu dire «non» il se pencha en avant avec un large sourire.

— Nous allons bientôt être voisins, Hali. Cela au moins demande à être célébré.

— Que voulez-vous dire par là  ?

— Côté sol, fit-il en agitant le verre dans sa direction. Dès que les natalis seront transférés…

— Mais qui restera côté nef  ?

— Il y aura surtout des unités de production.

— Nef  ? Une usine  ? Elle sentit le rouge lui monter au visage.

— Pourquoi pas  ? A quoi d’autre nous servirait Nef, une fois que nous serons tous installés côté sol  ?

Elle bondit sur ses pieds.

— Vous seriez capable de lobotomiser votre propre mère! jeta-t-elle avant de s’enfuir en courant sous son regard sidéré.

Pendant tout le chemin du retour jusqu’à sa cabine, elle ne cessa d’entendre la voix de Yeschuah qui martelait à son oreille  : «S’ils font ces choses dans un arbre vert, que feront-ils avec un arbre sec?»


L'incident Jésus
titlepage.xhtml
L_Incident_J_233_sus_split_000.html
L_Incident_J_233_sus_split_001.html
L_Incident_J_233_sus_split_002.html
L_Incident_J_233_sus_split_003.html
L_Incident_J_233_sus_split_004.html
L_Incident_J_233_sus_split_005.html
L_Incident_J_233_sus_split_006.html
L_Incident_J_233_sus_split_007.html
L_Incident_J_233_sus_split_008.html
L_Incident_J_233_sus_split_009.html
L_Incident_J_233_sus_split_010.html
L_Incident_J_233_sus_split_011.html
L_Incident_J_233_sus_split_012.html
L_Incident_J_233_sus_split_013.html
L_Incident_J_233_sus_split_014.html
L_Incident_J_233_sus_split_015.html
L_Incident_J_233_sus_split_016.html
L_Incident_J_233_sus_split_017.html
L_Incident_J_233_sus_split_018.html
L_Incident_J_233_sus_split_019.html
L_Incident_J_233_sus_split_020.html
L_Incident_J_233_sus_split_021.html
L_Incident_J_233_sus_split_022.html
L_Incident_J_233_sus_split_023.html
L_Incident_J_233_sus_split_024.html
L_Incident_J_233_sus_split_025.html
L_Incident_J_233_sus_split_026.html
L_Incident_J_233_sus_split_027.html
L_Incident_J_233_sus_split_028.html
L_Incident_J_233_sus_split_029.html
L_Incident_J_233_sus_split_030.html
L_Incident_J_233_sus_split_031.html
L_Incident_J_233_sus_split_032.html
L_Incident_J_233_sus_split_033.html
L_Incident_J_233_sus_split_034.html
L_Incident_J_233_sus_split_035.html
L_Incident_J_233_sus_split_036.html
L_Incident_J_233_sus_split_037.html
L_Incident_J_233_sus_split_038.html
L_Incident_J_233_sus_split_039.html
L_Incident_J_233_sus_split_040.html
L_Incident_J_233_sus_split_041.html
L_Incident_J_233_sus_split_042.html
L_Incident_J_233_sus_split_043.html
L_Incident_J_233_sus_split_044.html
L_Incident_J_233_sus_split_045.html
L_Incident_J_233_sus_split_046.html
L_Incident_J_233_sus_split_047.html
L_Incident_J_233_sus_split_048.html
L_Incident_J_233_sus_split_049.html
L_Incident_J_233_sus_split_050.html
L_Incident_J_233_sus_split_051.html
L_Incident_J_233_sus_split_052.html
L_Incident_J_233_sus_split_053.html
L_Incident_J_233_sus_split_054.html
L_Incident_J_233_sus_split_055.html
L_Incident_J_233_sus_split_056.html
L_Incident_J_233_sus_split_057.html
L_Incident_J_233_sus_split_058.html
L_Incident_J_233_sus_split_059.html
L_Incident_J_233_sus_split_060.html
L_Incident_J_233_sus_split_061.html
L_Incident_J_233_sus_split_062.html
L_Incident_J_233_sus_split_063.html
L_Incident_J_233_sus_split_064.html
L_Incident_J_233_sus_split_065.html
L_Incident_J_233_sus_split_066.html
L_Incident_J_233_sus_split_067.html
L_Incident_J_233_sus_split_068.html
L_Incident_J_233_sus_split_069.html
L_Incident_J_233_sus_split_070.html
L_Incident_J_233_sus_split_071.html