Une petite mise en garde à propos de nos programmes génétiques. Quand nous sélectionnons pour la vitesse, nous sélectionnons du même coup pour une certaine sorte de choix. La décision réflexe conduit à trancher, amputer certains processus de raisonnement conscient. Elle est incompatible avec une réflexion à long terme. Tout se joue dans le même instant.
Jésus Louis Directive sur les clones M
Quand les brèches de la périphérie eurent été provisoirement colmatées, Jésus Louis prit la direction des opérations de nettoyage méthodique à l’intérieur du Blockhaus. Ce fut une tâche de longue haleine, qui se prolongea toute la nuit et jusqu’au matin, à la lueur des projecteurs de secours. Partout, le Blockhaus empestait le chlore. Ils étaient obligés, dans certains secteurs, d’utiliser des filtres et des masques à gaz. A l’aube, ils pulvérisèrent de l’eau de chlore à plusieurs reprises dans la cour avant d’oser s’approcher des cadavres. Même ainsi, ils évitèrent de les toucher et les traînèrent à l’aide de cordes attachées à la hâte aux tracteurs.
L’odeur du chlore, mêlée à l’inévitable odeur de chair et de vêtements brûlés, rendait la corvée encore plus répugnante.
Au Quatrième Sous-sol, ils eurent une agréable surprise : vingt-neuf clones et cinq autres membres du Blockhaus étaient enfermés dans un entrepôt sans éclairage. Ils étaient tous affamés, assoiffés et terrorisés. L’entrepôt contenait des recharges pour les crashfeus, ce qui permit à Louis de compléter le nettoyage au chlore par quelques giclées de flammes pour faire bonne mesure.
Il était surpris que les clones M n’aient pas attaqué les cinq hommes jusqu’au moment où ils lui expliquèrent que c’étaient eux qui, dès que l’alerte avait été donnée, avaient mis les clones à l’abri dans l’entrepôt. Un sentiment de solidarité semblait avoir pris naissance entre ces clones M et ces normos à l’occasion de leur long séjour forcé dans l’obscurité. Louis remarqua cela à la manière dont les uns et les autres s’aidaient à sortir. Très dangereux. Il ne voulait absolument pas de ça. Afin de les séparer, il lança quelques ordres secs, affectant les clones aux tâches de stérilisation plus dangereuses et les normos aux postes de supervision habituels.
Un détail le contraria tout particulièrement : il remarqua que l’un de ses hommes de confiance, Pattersing, faisait montre d’une sollicitude excessive à l’égard d’une clone E d’apparence gracile, issue de la nouvelle lignée. Selon les critères humains, elle était grande et émaciée, avait le teint marron clair et les yeux larges. Toute la série à laquelle elle appartenait était gâchée par la fragilité de son squelette et cela avait pratiquement conduit Louis à décider d’abandonner cette lignée. Seulement, les données du problème étaient légèrement changées car elle devenait maintenant l’une des dernières survivantes des croisements génétiques entre humains et Pandoriens.
Peut-être Pattersing songeait-il simplement à préserver un matériel coûteux. Il savait à quel point les os de cette série étaient fragiles. Oui… c’était sans doute cela.
Il fut heureux de constater qu’il y avait parmi les clones M d’autres représentants de lignées plus fructueuses, dépositaires de matériaux génétiques autochtones. Ils n’auraient pas à refaire laborieusement tout le chemin parcouru. La catastrophe était finalement limitée.
Il se laissa gagner par un sentiment d’euphorie né de la certitude qu’ils avaient entièrement stérilisé le Blockhaus et qu’ils sortaient victorieux du combat puisqu’ils possédaient à présent une arme efficace contre les névragyls.
— Nous avons résolu le problème des vivres, dit-il à Illuyank.
Ce dernier lui lança un étrange regard évaluateur qu’il n’aima pas beaucoup.
— En comptant les clones M, fit Illuyank, nous ne sommes pas plus de cinquante survivants.
— Mais nous avons sauvegardé le cœur du programme.
Il regretta aussitôt d’en avoir trop dit à son perspicace assistant. Illuyank avait déjà démontré qu’il était capable d’opérer des déductions correctes à partir d’informations limitées.
De toute manière, il va bientôt partir côté Colonie. Là-bas, Murdoch s’occupera de faire le nécessaire.
— Il nous faudra des remplaçants, beaucoup, insista Illuyank.
— Nous sortirons fortifiés de cette épreuve, affirma Louis. Pour occuper Illuyank, il lui ordonna de procéder à un contrôle complet des installations du Blockhaus. Pas un centimètre carré ne devait échapper au chlore ou aux flammes. Ils parcoururent à nouveau tous les recoins du Blockhaus, précédés par les équipes de désinfection armées de crashfeus et de pulvérisateurs d’eau de chlore. Pour finir, ils évacuèrent les lieux et ouvrirent toutes les vannes libérant le chlore à l’état gazeux. Puis ils inspectèrent une dernière fois l’ensemble à l’aide des senseurs.
Tout paraissait en ordre. Ils lâchèrent l’excédent de chlore dans l’atmosphère environnante. Les nuages de gaz recouvrirent les rocs et contournèrent les monticules où les clones s’étaient réfugiés quand il les avait obligés à quitter l’abri du Blockhaus.
Inévitablement, une partie du chlore, arrivée au bord de la falaise, se déversa dans la mer, provoquant la retraite violente, bouillonnante et précipitée des varechs hallucinogènes qui peuplaient la crique en contrebas. Comme attirées par ce remue-ménage, des gyflottes apparurent au-dessus des collines environnantes mais demeurèrent, simples spectatrices, à distance respectueuse, tandis que Louis et son équipe clairsemée stérilisaient les alentours du Blockhaus.
Plus tard, il ressortit à bord d’un véhicule blindé conduit par Illuyank pour diriger les opérations de désinfection à l’extérieur de la périphérie. A un moment, il ordonna à Illuyank de s’arrêter et de couper le contact pendant qu’ils observaient dans le ciel le demi-cercle de gyflottes immobiles. Leur champ de vision était délimité par l’épais bouclier de plazverre qui protégeait le véhicule à chenilles. Les grosses outres orangées flottaient dans un silence déconcertant, ancrées aux rochers de la plaine par leurs longs tentacules filamenteux. A trois kilomètres de distance environ, elles formaient un tableau qui emplissait Louis de colère angoissée.
— Il va falloir que nous éliminions ces foutus machins! explosa-t-il. Ce sont de véritables bombes volantes!
— Et peut-être bien plus, fit Illuyank.
L’un des clones de l’équipe choisit cet instant pour déposer à terre le pulvérisateur de chlore qu’il portait sur le dos. Il se tourna dans la direction des gyflottes, écarta les moignons qui lui servaient de bras et cria d’une voix retentissante : «Avata! Avata! Avata!»
— Qu’on ôte ce crétin du chemin et qu’on l’enferme immédiatement! tonna Jésus Louis. Illuyank transmit l’ordre par le système de haut-parleur extérieur du véhicule blindé. Deux superviseurs empêtrés dans leur harnachement accoururent pour obéir.
Louis les regarda faire en grommelant d’impatience. Avata… c’était l’un des deux cris de révolte des clones. L’autre étant : Nous avons faim et tout de suite!
Si ce clone-là n’avait pas fait partie de la précieuse lignée issue du nouveau croisement génétique, Louis l’aurait sans doute fait abattre sur-le-champ.
Il faudrait envisager de nouvelles mesures de sécurité concernant le comportement des clones. Il en parlerait à Oakes, en essayant de le convaincre même s’il était réticent. Ils allaient être obligés de mettre la Colonie à sac, ainsi que la nef. Il fallait remplacer les clones, le personnel, les gardes, les superviseurs perdus. Pendant quelque temps, Murdoch n’allait pas manquer de travail dans sa Chambre des Lamentations. Mais le métier de pépiniériste avait toujours été ingrat. Il fallait arracher les mauvaises herbes, tuer les prédateurs, éliminer les insectes nuisibles. La Pépinière, ce secteur réservé de Lab I, remplissait son rôle à merveille. Elle alimentait Pandore en jeunes plants. Et en fleurs fraîches.
— Le chlore est épuisé et tout le secteur semble nettoyé, fit Illuyank.
— Nous rentrons, ordonna Louis avant d’ajouter : Quand tu seras à la Colonie, ne leur parle pas du chlore.
— Entendu.
Louis hocha silencieusement la tête. Il était temps, à présent, de songer à ce qu’il allait dire à Oakes. Il fallait qu’il s’arrange pour présenter la catastrophe comme une importante victoire.