Et le Seigneur dit : «Voici, ils sont un seul peuple et ils possèdent une seule langue à eux tous… A présent, rien de ce qu’ils peuvent se proposer de faire ne sera irréalisable pour eux. Descendons et brouillons leur langage, pour qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres.»
Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque
Entre le moment où les filaments commencèrent à caresser son visage et celui où la navette l’emporta vers Nef, Waela vécut dans un brouillard présent-passé-futur sur lequel elle n’exerçait aucun contrôle. Kerro avait disparu et Thomas n’était pas disponible. C’était à peu près tout ce qu’elle savait. Le contact avec les gyflottes lui avait aussi laissé une voix dans sa tête, qui ne se manifestait que par des explosions d’une exigence totale. Elle vacillait entre l’acceptation de cette voix et la conviction qu’elle était devenue folle.
La voix de Probité ne lui répondait plus. Elle avait été remplacée par cette voix intruse, qui l’emplissait de la même extase conceptuelle que lorsqu’elle s’était trouvée dans la nacelle.
C’est la manière d’apprendre d’Avata.
La voix ne cessait de répéter cela. Quand Waela posait une question, elle lui répondait, mais dans un jargon déroutant.
Comme l’électricité, humainewaela, la connaissance se propage entre des pôles. Elle charge et active tout ce qu’elle touche. Elle transforme et pénètre ce qui la conduit. Tu es l’un des pôles.
Waela connaissait le sens de chaque mot, mais l’ensemble la rendait perplexe.
Pendant toutes les opérations de sauvetage, et jusqu’à ce que l’appareil les dépose à la Colonie, elle demeura plus ou moins consciente de ce qui se passait. Elle fut séparée de Thomas et conduite au rapport dans un quartier médical où ce fut Louis qui s’occupa d’elle en personne. Surprenant!
C’est alors que la première explosion retentit dans sa tête.
Waela! J’ai trouvé l’Avata!
Aucun son n’avait été émis, et pourtant la voix lui parvenait par l’intermédiaire de ses centres auditifs. Elle en était sûre sans pouvoir l’expliquer. C’était Kerro Panille qui lui parlait. Elle reconnaissait non pas sa voix, mais son identité, d’une manière absolument sûre. Aussi sûre qu’elle l’était d’elle-même. Et pourtant, elle ne savait même pas si Kerro était en vie.
Je suis en vie.
Dans ce cas, il avait trouvé le moyen d’extérioriser ses pensées… ou de les intérioriser, à distance.
Il se peut aussi que je sois folle, songea-t-elle.
Elle n’avait nullement l’impression d’être folle tandis qu’elle se trouvait face à Louis, assis derrière son bureau de métal, dans la petite pièce du Quartier Médical aux murs revêtus de carreaux blancs qui reflétaient douloureusement la lumière. Des mains la soutenaient. C’était côté nuit. Elle le savait, car elle avait vu Réga sur le point de se coucher et on l’avait amenée directement ici. Louis était en train de lui parler et elle secouait doucement la tête, incapable de lui répondre à cause de cette voix dans son esprit. Un méditech un peu plus âgé se tenait à côté de Louis et lui disait quelque chose à l’oreille. Elle entendit seulement trois mots : «… trop tôt pour…»
Puis l’explosion de la voix retentit à nouveau et elle ne fut plus sûre de distinguer des paroles, ni même une «voix» à proprement parler, mais elle comprenait le message. Il était exprimé dans un non-langage, elle s’en rendit compte lorsqu’elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de distinction entre le «je» et le «nous» du message de Kerro. Une barrière de communication était tombée.
En cet instant de compréhension, elle connut Avata comme Kerro Panille connaissait Avata. Et elle se demandait comment elle avait fait pour apprendre cette leçon, cet ancien fragment d’histoire humaine.
Comment ai-je fait pour apprendre, Kerro Panille ?
Ce qui est fait à l’un est ressenti par tous, humainewaela.
— Pourquoi suis-je : «humainewaela» ? demanda-t-elle tout haut.
Elle vit une étrange expression se dessiner sur le visage de Louis tandis qu’il interrompait sa conversation avec le méditech pour se tourner vers elle. Mais cela lui était égal. Elle laissait dériver paresseusement son esprit au gré des vents de Pandore. Il y avait autour d’elle des murmures de voix, des mouvements de tête, des méditechs… plusieurs… une équipe entière… Son cerveau filtrait tout cela. Rien n’avait plus d’importance que la voix dans sa tête.
Tu es humainewaela parce que tu es en même temps humaine et en même temps waela. Il pourra y avoir un moment où ce ne sera plus ainsi. Tu seras alors humaine.
— Quand cela arrivera-t-il ?
L’embout glacé d’un diagnoskit entra en contact avec le dos de sa main gauche et fit monter le long de son bras un courant de sensations fourmillantes qui la plongèrent dans un tourbillon de souvenirs dyschroniques qui n’appartenaient pas à elle.
Quand tu sauras tout ce que les autreshumains savent, et quand les autreshumains sauront tout de toi, tu seras humaine.
Elle se concentra sur le magnifique univers intérieur que ce concept ouvrait devant elle. Avata… Elle n’avait plus aucune notion de temps quand elle flottait entre les bras d’Avata. Elle ne savait même pas si Avata était vraiment là. C’était juste un rêve, dont elle ne voulait jamais voir la fin.
Toi seule, tu peux lui donner fin, humainewaela. Tu vois ?
Les souvenirs-images affluèrent en elle, depuis les premières perceptions sensorielles du premier Avata jusqu’à l’arrivée des Neftiles sur Pandore et le sauvetage de la nacelle. Tout se déversa dans l’esprit conscient de Waela en une seule explosion hors du temps, un feu d’artifice de sensations non linéaires.
Ce n’est pas une hallucination!
Elle vit des humains, des humainsneftiles de plusieurs soleils aux multiples histoires qui mouraient en même temps qu’eux. Elle n’arrivait pas à saisir comment elle comprenait cela. Comment…
Elle entendit la voix dans sa tête : Nous échangeons cela avec ceux que nous touchons. Les vies de tous les humains vivent en chacun de vous. Mais humainkerro et toi vous êtes les premiers à reconnaître cet échange. Les autres résistent et sont terrorisés. La terreur efface tout. Humainthomas résiste, mais par terreur humaine, pas par terreur humainethomas. Il y a quelque chose qu’il refuse d’échanger.
Waela se trouva en train d’épier derrière les yeux d’un autre. Elle regardait dans un miroir et le visage que le miroir renvoyait était celui de Raja Thomas. Une main tremblante explorait ce visage, blême et émacié. Elle entendit une voix et elle sut que c’était la voix de Nef.
Raj…
Puis les images mentales disparurent. Thomas résistait. Il la rejetait.
Elle se retrouva seule, allongée sur une table roulante dans un couloir du Blockhaus.
Ainsi, Thomas a l’habitude de parler à Nef.
— Pourquoi?
La question fut un croassement rauque issu de sa gorge desséchée. Un méditech se pencha aussitôt sur elle en disant :
— Ne vous inquiétez pas, ma belle. Vous serez bientôt côté nef.
Les sangles de la table lui meurtrissaient les seins.
C’est Pandore, humainewaela. Tous les maux ont été libérés ici.
Encore cette voix. Ce n’était pas Kerro. Peut-être Avata ?
Le mot lui picotait la langue tandis que les méditechs poussaient la table roulante à l’intérieur de la navette. Elle vit alors un visage de plus au-dessus d’elle. Rêve ou réalité? Il était petit et ressemblait à celui de Louis, mais ce n’était pas Louis. Plusieurs conversations se déroulaient autour d’elle à voix basse. On la poussait, on la touchait, on la faisait tourner, mais son attention demeurait fixée sur la voix intérieure et la chaîne d’humanité complexe qui lui avait été montrée.
— Elle est enceinte. Il faut l’évacuer côté nef. Les natalis s’occuperont d’elle. Ce sont les ordres.
— Combien de mois ?
— Un peu plus d’un mois, sans doute.
Impossible! pensa Waela. Je viens d’arriver ici. Kerro et moi…
Elle connut alors une double perception du temps. La première lui disait qu’elle était arrivée au Blockhaus dans la même diurne où leur suba avait exploré le lagon. La deuxième, qui siégeait dans son abdomen, était complètement déréglée. Elle tournait, tournait, tournait, déphasée par rapport à l’autre.
— Les natalis se débrouilleront bientôt avec ce problème, déclara quelqu’un. Mais ce n’étaient que des mots qui parvenaient aux oreilles de Waela. Le temps désynchronisé avait beaucoup plus d’importance. Depuis le moment où Kerro s’était insinué en elle…
Le temps n’était plus en phase. Elle savait seulement qu’il fallait qu’on la remette aux natalis côté nef. Cela faisait partie de la Vénefration.
Comment est-ce possible ? Avata…
Elle sentait que cette grossesse était prédestinée et que l’acte de conception était une manifestation d’Avata.
Quand la table roulante fut dans la navette, la silhouette au visage émacié se rapprocha d’elle. Waela reconnut l’un des hommes de Murdoch, un clone aux longs doigts qui parlait d’une voix de fausset. Un frisson de terreur la fit sursauter.
— On m’emmène côté nef ?
Elle ne put se résoudre à formuler l’autre moitié de sa question interrompue : Ou bien à Lab I ?
— Oui, dit l’homme en immobilisant la table roulante.
— Que faisons-nous maintenant ? demandant tout haut Waela. Et la voix dans sa tête lui répondit : Nous allons sauver le monde.
Puis on verrouilla les portes de la navette et elle s’endormit.