Les humains passent leur existence à l’intérieur d’un labyrinthe. S’ils arrivent à en sortir et s’ils n’en trouvent pas d’autre, ils en créent un. Quelle est cette passion de l’épreuve ?
Kerro Panille Questions posées par l’Avala
Raja Thomas se réveilla en pleine obscurité comme tout récemment encore quand il était sorti d’hybernation. Il se sentait désorienté dans le noir, à l’affût de dangers qu’il ne pouvait localiser. Peu à peu, il lui revint en mémoire qu’il se trouvait dans sa cabine côté sol… et côté nuit. Il regarda le cadran horaire lumineux au chevet de sa couche : c’était la deuxième heure de la relève de mi-nuit.
Mais qu ‘est-ce qui m’a réveillé ?
Sa cabine se trouvait au huitième sous-sol, emplacement de choix isolé des bruits et des dangers de la surface de Pandore par de nombreux couloirs avec chacun son code couleur, mais aussi par des sas, des portes étanches, des glissières et des embranchements apparemment sans fin. Pour un Neftile, il n’était pas trop difficile de mémoriser de tels chemins. Plus il y en avait, plus ils étaient contents. Mais Thomas n’aimait pas se sentir enterré à de telles profondeurs. Il fallait trop de temps pour gagner les endroits qui attiraient son attention.
Lab I, par exemple.
Il s’était endormi en pensant à ce lieu dont l’accès était strictement réservé et sur lequel couraient tant de bruits inquiétants.
«Ils fabriquent des clones plus rapides que les démons», disait-on. Ou bien : «Oakes et Louis veulent une armée de zombis obéissants.»
C’était l’une des nouvelles militantes de choc qui avait émis cette remarque, une amie fanatique de Rachel Demarest.
Lentement, il se dressa sur sa couche et scruta les ténèbres qui l’entouraient.
Ce n’est pas normal que je me réveille à cette heure-ci.
Il toucha la plaque de l’interrupteur à son chevet et une lueur diffuse remplaça l’obscurité. Tout lui apparut banalement normal à l’intérieur de la cabine : sa combinaison uniforme pliée sur le dossier d’une chaise murale… ses sandales… tout semblait à sa place.
— J’ai l’impression d’être une foutue gyronète dans ce trou!
Il avait prononcé ces mots à haute voix tout en se frottant les yeux. Prenant une brusque décision, il appela un servo et se leva pour enfiler son vêtement en attendant. Le servorapide bourdonna bientôt à sa porte. Il sortit dans un couloir désert éclairé par les ampoules très espacées qui fonctionnaient côté nuit. Prenant place dans le servo, il lui ordonna de le conduire côté surface. Il se sentait oppressé à l’idée du parcours, de tous ces niveaux empilés sur sa tête.
Jamais je n’ai ressenti ce besoin d’espaces découverts, côté nef. Je dois commencer à m’acclimater.
Le servorapide se mit à émettre un bourdonnement agaçant riche en infrasons.
Au poste de contrôle automatique de la surface, il introduisit son numéro de code dans la machine. Le signal vert s’alluma en même temps que clignotait en jaune la mention CONDITION 2. Il jura entre ses dents puis se dirigea vers la série de casiers à côté de la porte et en sortit un laztube. La porte ne s’ouvrirait pas tant qu’il n’en aurait pas un à la hanche. Il soupesa l’arme, à laquelle sa main n’était guère habituée. Quand il la glissa dans l’étui, il trouva qu’elle pesait désagréablement contre sa cuisse.
— Même un crétin devrait savoir que ce n’est pas normal de vivre dans un endroit s’il faut y porter une arme en permanence.
Il avait grommelé cela d’une voix assez forte pour que la mention ADMISSION clignote en bleu sur le panneau d’instructions.
Cependant, la porte demeurait fermée. Il allait actionner la commande prioritaire quand il aperçut le petit rectangle au bas du panneau qui demandait en tremblotant : «Motif du déplacement?»
— Contrôle de service, répondit-il.
La machine rumina cela puis ouvrit la porte. Il prit le corridor qui menait côté surface. Il savait, maintenant, pourquoi il s’était réveillé à cette heure-là. Lab I.
Ce mystère dégageait une odeur très particulière.
Il se trouva très vite dans les couloirs sombres de la périphérie où il croisa quelques rares techniciens et passa devant les cabines d’observation en saillie, régulièrement espacées, chacune occupée par une sentinelle armée qui ne prêtait attention qu’au paysage côté nuit.
Par les hublots de plaz, il vit que les deux lunes brillaient à l’horizon côté sud. La nuit de Pandore était emplie d’un bruissement d’ombres.
Au bout d’un moment, le couloir périphérique descendit vers un rond-point d’une trentaine de mètres de diamètre, surmonté d’une coupole. Le corridor conduisant à Lab I était indiqué par un panneau sur sa droite. Il avait à peine fait deux pas vers la porte lorsqu’elle s’ouvrit brutalement. Une femme apparut, qui referma aussitôt le panneau. Il n’y avait pas beaucoup de lumière sous la coupole, où n’entrait que le clair de lune, par des hublots de plaz situés sur sa gauche. Mais il ne pouvait se méprendre sur l’agitation presque désarticulée qui caractérisait ses mouvements.
Elle se rua vers lui, agrippant son bras au passage, le tirant vers les hublots avec une force qui le sidéra.
— Venez ici! J’ai besoin de vous!
Sa voix était rauque et pleine d’étranges harmoniques. Son visage et ses bras étaient couverts de marques et il sentit l’odeur caractéristique du sang sur sa combinaison uniforme.
— Qu’est-ce qui…
— Ne me posez pas de questions!
Il y avait dans sa voix quelque chose de frénétique, au bord de la démence.
Et c’était une femme splendide.
Elle le lâcha quand ils atteignirent le mur et il vit dans la pénombre qu’il y avait à cet endroit une issue de secours donnant directement sur l’extérieur et ses périls. Déjà, elle était en train de manipuler les commandes d’ouverture, réglant le circuit de manière à ne pas déclencher l’alarme. D’une main, elle lui saisit le poignet droit, guidant ses doigts vers le mécanisme de verrouillage. Quelle force elle avait!
— Quand je vous le dirai, ouvrez la porte. Comptez vingt-trois minutes et ouvrez à nouveau pour me laisser entrer.
Avant qu’il pût trouver les mots pour protester, elle ôta sa combinaison et la lui lança. Il l’attrapa machinalement de sa main libre. Elle se baissait déjà pour se sangler les pieds. Il vit qu’elle avait un corps magnifique — une musculature harmonieuse, une perfection de souplesse — mais qu’elle était couverte de plaques de cellotape.
— Que vous est-il arrivé ?
— Je vous ai déjà dit de ne pas me questionner.
Elle avait murmuré cela sans le regarder, avec une puissance farouche, dangereuse. Très dangereuse. Dépourvue de toute inhibition.
— Vous allez vous faire la Péri, dit-il. Machinalement, il chercha du regard, autour de lui, quelque chose, quelqu’un, qui puisse lui venir en aide. Il n’y avait personne d’autre dans la galerie.
— Vous voulez parier?
— Comment saurai-je, pour les vingt-trois minutes?
Elle se rapprocha de lui et fit basculer une plaque encastrée dans le mur à côté de l’issue de secours. Aussitôt, il entendit le bourdonnement du circuit de surveillance et une voix masculine et grave annonça : «Poste 9, rien à signaler.»
Il y avait un petit cadran d’affichage, au-dessus du haut-parleur, avec des chiffres rouges : 2 : 29.
— La porte, ordonna-t-elle.
Impossible de résister. Il avait déjà eu un aperçu de sa force démesurée. Il déverrouilla le panneau et elle se jeta dessus en l’ouvrant tout grand pour se ruer à l’extérieur, sur sa droite! Son corps ne fut plus qu’un éclair flou luisant au clair de lune. Il vit une ombre noire qui arrivait derrière elle. Son arme se trouva dans sa main sans qu’il sût comment et il grilla un capucin vif qui n’était qu’à un pas d’elle. Elle ne tourna même pas la tête.
Les mains de Thomas tremblaient en refermant la porte.
La Péri!
Il regarda le cadran horaire. 2 : 29. Elle avait dit vingt-trois minutes. Elle devrait donc être de retour à 2 : 52.
Il songea alors que la périphérie représentait à peine un peu moins de dix kilomètres.
C’est impossible! Personne n’est capable de faire dix kilomètres en vingt-trois minutes1.
Mais elle était sortie du couloir qui conduisait à Lab I. Il déplia la combinaison qu’il tenait toujours à la main. Aucun doute, c’était du sang. Son nom était brodé à gauche sur la poitrine : Legata.
Il se demandait s’il s’agissait d’un nom ou d’un prénom. Ou alors d’un titre ?
Il regarda par le hublot de plaz, vers la gauche, là où elle devait normalement apparaître si elle avait fait le tour.
Une Legata, qu‘est-ce que ça pourrait être ?
Une voix, dans le circuit de surveillance, le fit sursauter : «Il y a quelqu’un dehors. Je ne le vois pas bien, il est loin.»
— C’est une femme, répondit une autre voix. Elle vient de dépasser le Poste 38.
— Qui est-ce ?
— Trop loin pour distinguer.
Thomas se prit à prier pour qu’elle réussisse tandis qu’un après l’autre, les guetteurs signalaient son passage. Mais il savait qu’elle n’avait pas tellement de chances. Depuis que Waela lui avait expliqué le Jeu, il avait eu la curiosité de consulter les statistiques. Cinquante pour cent des chances côté jour, d’accord; mais côté nuit, il n’y en avait même pas un sur cinquante qui réussissait.
Les chiffres du cadran horaire changeaient avec une lenteur atroce. 2 : 48… il lui semblait qu’une heure s’écoulait jusqu’à 2 : 49. Et les guetteurs ne disaient plus rien depuis un bon moment.
Pourquoi ne signalaient-ils pas son passage ?
Comme en réponse à cette pensée, une voix annonça :
— Elle vient de tourner à l’angle 89-Est!
— Mais qui ça peut bien être ?
— Elle passe encore trop loin pour qu’on puisse savoir. Thomas sortit son laztube et posa une main sur le crampon de fermeture. On disait que les dernières minutes étaient les plus terribles car on avait tous les démons sur ses talons. Il essaya de scruter, par le hublot, les ténèbres enrobées de clair de lune.
2 : 50… il fit pivoter le crampon, entrebâilla la porte. Rien… pas un mouvement… pas même l’ombre d’un démon. Il se prit à parler tout seul, à grommeler entre ses dents : «Vas-y, Legata. Vas-y. Tu peux y arriver, bordel! Tu ne vas pas perdre si près du but!»
Quelque chose bougea dans l’ombre sur sa gauche. Il ouvrit grand la porte. C’était elle!
On eût dit qu’elle dansait… bondissait, feintait. Une forme noire, énorme, bondissait dans son sillage. Thomas visa avec soin et grilla un nouveau capucin tandis qu’elle s’engouffrait dans l’entrée sans ralentir sa course. Une odeur forte de transpiration se dégageait d’elle. Il claqua la porte et la verrouilla en même temps que quelque chose s’écrasait dessus avec un bruit sourd. Trop tard, maudit con!
Il se tourna juste à temps pour la voir se glisser par la porte qui conduisait à Lab I, sa combinaison sous le bras. Elle lui fit un signe de main tandis que la porte se refermait avec un sifflement.
Legata, se dit-il. Puis : Dix cliques en vingt-trois minutes!
Un brouhaha de conversations avait soudain envahi le circuit de surveillance.
— Quelqu’un sait qui c’était?
— Négatif. Par où est-elle rentrée ?
— Quelque part près de la coupole de Lab I.
— Booordel! Je suis sûr que c’est le meilleur temps jamais réalisé!
Thomas remit la plaque en place pour ne plus les entendre, mais pas avant qu’une voix masculine ait murmuré : «Ça ne me déplairait pas d’avoir cette petite chaloupe dans mon…»
Thomas se dirigea vers la porte marquée Lab I et appuya de toutes ses forces sur le crampon. Il refusa de bouger. Il était bloqué.
Tout ça juste pour avoir le droit de porter un tatouage au-dessus du sourcil ?
Non… il doit y avoir autre chose que le goût du risque.
Mais que faisaient-ils donc dans ce mystérieux Lab I ?
Il essaya encore une fois de déplacer le crampon. Impossible de le faire bouger. Il secoua la tête et reprit lentement le chemin du poste de contrôle automatique, où il appela un servorapide pour regagner sa cabine. Tout au long du chemin, il ne cessa de se demander :
Que diable peut bien être une Legata ?