Même les dieux apparemment immortels ne survivent que tant qu’ils sont requis par les mortels.
Le Pacte de Morgan Oakes
Oakes se mit à ronfler et à s’ébrouer. Il dormait vautré dans les coussins du long divan qui longeait le panneau mural de Legata, au fond de la véranda du Blockhaus. Une lumière rosâtre, première manifestation de Réga côté jour, pénétrait par les baies de plaz qui dominaient la mer.
Legata se dégagea de Oakes et tira doucement sur la manche de sa combinaison uniforme coincée sous la cuisse du dormeur. Sur la pointe des pieds, elle marcha jusqu’au plaz pour contempler le brasillement des flots. Les vagues étaient bouillonnantes et l’horizon formait au loin un épais cordon cotonneux. Elle éprouvait de la répulsion pour toute cette violence incontrôlée de l’océan.
Peut-être ne suis-je pas faite pour un monde naturel. Elle se glissa dans sa combinaison, la referma. Oakes continuait à ronfler bruyamment. J’aurais pu l’étouffer avec ces coussins et jeter son cadavre aux démons. Qui se serait douté de quoi que ce soit ? Personne à part Louis.
Cette pensée avait failli devenir réalité quand ils étaient sur le divan. Au long des heures enténébrées, Oakes s’était montré satyrique avec elle. A un moment, elle avait ses bras autour de sa cage thoracique pendant qu’il la besognait en soufflant et en transpirant. Mais elle n’avait pas pu se résoudre à tuer. Pas même quelqu’un comme Oakes.
Les vagues montaient très haut ce matin sur la grève de l’autre côté de la baie. Les bruits du ressac faisaient écho à un frémissement encore plus profond de la terre et elle entendait le choc sec des rocs qui roulaient les uns contre les autres. Il fallait que ce bruit soit particulièrement intense pour qu’elle l’entende si bien derrière les parois de plaz.
C’est le travail des vagues et des galets que de fabriquer du sable, songea-t-elle. Pourquoi ne puis-je faire mon travail aussi bien… sans poser de questions ?
La réponse lui vint immédiatement, comme si elle y avait déjà pensé d’innombrables fois : Parce que transformer les galets en sable, ce n’est pas tuer. Le changement n’est pas l’extermination.
Son regard d’artiste cherchait à mettre un peu d’ordre dans le spectacle offert par les baies transparentes, mais tout n’était que désordre. Un magnifique mais terrifiant désordre. Quel contraste avec l’activité pacifique d’un agrarium de Nef!
Elle apercevait la station des navettes sur la pointe de terre isolée à sa gauche, derrière un arc de baie et le passage bas et protégé qui permettait de gagner le Blockhaus. C’était une idée de Louis : construire la station à l’écart, de manière à la couper du Blockhaus en cas d’attaque venue de la Colonie.
Elle se surprit à désirer la vue des varechs agités par la houle au milieu de la baie, mais il n’y avait plus de varechs. Il y en avait de moins en moins…
Un frisson lui parcourut l’échiné et descendit le long de ses bras.
Quelques diurnes, avait dit Oakes.
Elle ferma les yeux et l’image qui la hanta fut sa propre fresque au doigt accusateur pointé droit sur son cœur.
C’est vous qui me faites mourir! disait l’homme suspendu par la jambe au milieu des airs.
Elle avait beau secouer la tête de toutes ses forces, la voix ne voulait pas se taire. Contre tout bon sens, elle alla se verser un verre au distributeur. Sa main ne tremblait pas. Elle retourna jusqu’à la paroi de plaz et but lentement tout en regardant les longs rouleaux se briser sur la plage en face d’elle. Ils dépassaient d’au moins douze mètres les traces de la précédente marée. Legata se demandait s’il fallait qu’elle réveille Oakes.
Soudain, une gyflotte vola bas dans son champ de vision, au-dessus de la grève que dominait la station. Une sentinelle se montra au poste de garde côté mer. Elle mit la gyflotte en joue avec son laztube, mais parut hésiter. Legata retint son souffle, attendant l’explosion de lumière orangée. Mais la sentinelle ne tira pas. Elle abaissa son arme et suivit des yeux les évolutions gracieuses de la gyflotte qui disparut bientôt derrière le cap.
Legata poussa un long soupir.
Que se passe-t-il quand nous n’avons personne d’autre à tuer?
La planète-paradis dont rêvait Oakes n’avait plus de sens lorsque Legata était affrontée à ce paysage. Il savait rendre ses descriptions convaincantes, naturelles, mais…
Comment expliquer la Chambre des Lamentations ?
C’était un symptôme. Les gens se retourneraient-ils les uns contre les autres, s’organiseraient-ils en bandes, en tribus hostiles s’il n’y avait pas les capucins, les névragyls… ou les varechs?
Une autre gyflotte planait au loin.
Elles pensent.
Et les varechs qu’ils étaient en train de faire disparaître. Oakes avait bien fait de lui montrer les rapports sur le programme désastreux de recherches sous-marines.
Ils pensent.
Il y avait là un fait sentient qui la touchait là où les murs de la prison finissaient, quelque part au milieu du royaume de l’imagination créatrice où Oakes n’aurait jamais la confiance de pénétrer.
Près de quatre-vingts pour cent de la surface de cette planète est recouverte d’océans et nous ne savons même pas ce qu’il y a dedans.
Elle se prit à envier les explorateurs qui avaient risqué (et perdu) leur vie en essayant de voir ce qu’il y avait dans les profondeurs de ces mers. Avaient-ils découvert des choses?
Deux énormes rocs sur la plage en dessous d’elle se heurtèrent avec un claquement sonore qui la fit sursauter. Elle regarda la grève de l’autre côté de la baie. Aussi vite qu’elles étaient montées, les eaux commençaient à refluer.
C’est curieux.
Des tonnes de rochers avaient été roulés contre la falaise qui faisait face au complexe. Il y en avait probablement autant sur la plage en contrebas. Les blocs qu’elle voyait étaient véritablement énormes.
Toute cette énergie dans les vagues.
— Legata… ?
L’irruption de la voix de Oakes dans sa rêverie et le contact abrupt de sa main sur son épaule avaient fait bondir Legata et elle avait broyé le verre dans sa main. Elle regarda stupidement le sang qui coulait de ses blessures, les échardes brillantes fichées dans sa chair.
— Viens t’asseoir par ici, ma chère.
C’était le médecin qui lui parlait et elle en éprouvait de la reconnaissance. Il arracha les morceaux de verre, prit une bande de cellotape au distributeur de son pupitre com pour arrêter le saignement. Ses gestes étaient précis et délicats. Il lui donna une petite tape sur l’épaule quand tout fut terminé.
— Là; tu devrais maintenant…
Le bourdonnement du pupitre l’interrompit.
— Il n’y a plus de Colonie… C’était Jésus Louis.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla Oakes, rageur. Il n’y a plus de…
— Les images transmises par la navette montrent un grand trou à l’emplacement de Lab I. Il y a des démons partout. Les accès souterrains sont éventrés…
Il haussa les épaules en un geste d’une futilité soulignée par l’écran minuscule du pupitre com.
— Cela fait… cela fait des milliers de gens, murmura Oakes. Ils sont tous morts ?
Même sur l’écran, Legata ne pouvait supporter de regarder Louis. Elle marcha silencieusement jusqu’au divan pour regarder au loin à travers le plaz.
— Il y a peut-être des survivants retranchés dans des salles blindées, répondit Louis. C’est comme cela que nous avons réussi à nous en sortir quand…
— Je sais comment vous avez fait! hurla Oakes. Es-tu en train de suggérer quelque chose ?
— Je ne suggère rien.
Oakes grinça des dents en abattant son poing sur le pupitre.
— Tu ne crois pas qu’il faudrait envoyer Murdoch pour essayer d’en sauver quelques-uns ?
— Pourquoi risquer de perdre les navettes ? Pourquoi risquer la vie de l’un de nos derniers hommes de confiance ?
— Tu as raison. Un grand trou, dis-tu?
— Plus rien que des décombres. Cela veut dire qu’ils ont utilisé des laztubes et des découpeuses en plastacier.
— Est-ce qu’ils… je veux dire, y a-t-il encore là-bas des navettes dont ils pourraient se servir ?
— Nous avons tout détruit avant notre départ.
— Oui… bien sûr… murmura Oakes. Pas de dirigeables non plus?
— Rien du tout.
— Tu ne m’avais pas dit que Murdoch et toi, vous aviez tout déménagé de l’ancien emplacement de Lab I? Que vous aviez tout transporté ici ?
— Apparemment, les mutinés pensaient trouver là-bas des réserves de borst. Ils se sont emparés des derniers équipements com. Ils ont demandé de l’aide à… la nef!
— Et ils n’ont pas…
Le reste de la question s’étrangla dans la gorge de Oakes.
— La nef ne leur a pas répondu, fit Louis. Nous étions à l’écoute.
Oakes exhala un soupir tremblant. Sans se retourner, Legata cria :
— Combien des nôtres avons-nous perdu ?
— Nef seule le sait! répondit Louis en rejetant la tête en arrière pour éclater de rire.
Oakes enfonça brusquement la touche d’arrêt pour le faire taire.
Legata serra les poings.
— Comment peut-il rire de cette façon alors que…
— C’était nerveux, fit Oakes. Hystérique.
— Ce n’était pas de l’hystérie! Ça lui faisait plaisir!
— Calme-toi, Legata. Tu devrais te reposer un peu. Nous allons avoir beaucoup à faire. J’aurai besoin de ton aide. Nous avons sauvé le Blockhaus. Presque tous les stocks de vivres de la Colonie sont ici et nous avons maintenant beaucoup de bouches en moins à nourrir. Réjouis-toi de faire partie des vivants.
Cette inquiétude dans sa voix, dans son regard. Il était presque possible de croire qu’il ressentait de l’amour pour elle.
— Legata…
Il voulut lui toucher le bras, mais elle se déroba.
— La Colonie n’existe plus. Les gyflottes et les lectrovarechs seront bientôt exterminés. A qui le tour, ensuite? Moi?
Elle reconnaissait sa voix qui parlait, mais elle n’exerçait sur elle aucun contrôle.
— Vraiment, Legata… si tu ne supportes pas l’alcool, tu ne devrais pas en boire.
Il baissa les yeux vers les morceaux de verre éparpillés par terre.
— Surtout à cette heure côté jour, ajouta-t-il.
Elle fit brusquement volte-face tandis qu’il appuyait sur une touche de son pupitre pour faire venir un clone chargé de nettoyer le verre brisé. Tout en l’entendant parler, Legata eut l’impression que ses derniers espoirs s’envolaient dans l’air du matin et se noyaient dans le scintillement farouche des vagues écumeuses qu’elle apercevait au loin.
Que puis-je faire contre cet homme ?