Il fut un temps où mon imagination se berçait de rêves de vertu, de joie et de renommée. Il fut un temps où j’entretenais le faux espoir de rencontrer des créatures qui, fermant les yeux sur mon aspect extérieur, m’aimeraient pour l’excellence des qualités que j’étais capable de déployer
Paroles du Monstre de Frankenstein - Archives de la Mnelmothèque
Au moment où Thomas donna le signal de l’attaque, il éprouva le sentiment presque paralysant qu’il allait porter un coup non pas au Blockhaus, mais à Nef.
C’est toi qui as voulu cela, Nef. Tu vois ce que tu as fait ?
Nef ne répondit pas.
Thomas avança avec son armée.
L’air était brûlant sur la plaine au pied des falaises. Les deux soleils approchaient de leur méridien. La luminosité était telle qu’ils devaient plisser les paupières à cause de la réverbération. Thomas sentait dans l’air une odeur acre de silex. C’était la poussière soulevée par sa troupe hétéroclite.
Il regarda à droite, puis à gauche. Avait-on jamais rêvé plus étrange cohorte, lancée dans pareille aventure? Les Natifs recueillis par Avata étaient une minorité en voie de disparition, submergée sous la pression de formes biscornues : têtes en forme de bulbe, yeux, bouches, oreilles, nez bizarrement placés ou surnuméraires, torses épais comme des futailles ou au contraire filiformes, membres démesurés aux doigts fantaisistes, tentaculaires, ou réduits à de simples moignons. Et tout cela marchait et trébuchait en cadence, à son commandement, tandis que les roues improvisées de la découpeuse en plastacier grinçaient dans la rocaille. Grognant, soufflant, peinant, tout le monde allait de l’avant. Certains clones M répétaient en chœur : «Avata! Avata! Avata!» et Thomas remarqua que les démons les suivaient à distance, exactement comme Panille l’avait prédit. Ils attendent les restes du carnage.
Que voyaient les démons ? Panille avait dit que les gyflottes et lui étaient capables de projeter de fausses images pour les tenir à distance. Certains clones M, également, avaient ce pouvoir. Thomas supposait qu’il s’agissait d’un effet secondaire des expériences de «recombinaison» avec les varechs. Contre des créatures si terribles, un tel mode de défense paraissait fragile. Mais tout dans cette expédition ne tenait qu’à un fil : il n’y avait pas assez d’armes, pas assez de combattants, pas assez de temps pour les entraîner ni préparer des plans.
Il jeta un coup d’œil en arrière, en direction des falaises, et vit la colonne de démons au milieu desquels marchait Panille, sans peur. Un énorme capucin le frôla à toute vitesse, puis changea brusquement de route. Thomas frissonna. Panille leur avait dit qu’il ne prendrait aucune part active aux combats, mais qu’il protégerait l’armée du mieux qu’il pourrait. La méditech et quelques auxiliaires triés sur le volet attendaient au pied des falaises. Il restait maintenant à savoir s’ils seraient capables d’impressionner les défenseurs du Blockhaus au point de faire capituler Oakes.
Au moment voulu, Thomas donna à son armée l’ordre de se déployer sur toute la largeur de la plaine. Si les pouvoirs de Panille continuaient d’agir, les défenseurs du Blockhaus ne verraient arriver à portée de leurs armes qu’un petit noyau compact d’attaquants. Thomas se hâta de rejoindre le groupe de la découpeuse, qui avait obliqué sur la gauche.
Une vague de doutes, une fois de plus, l’assaillit. Selon son estimation du temps, il ne restait plus que quelques heures avant que Nef exécutât sa menace de mettre fin une fois pour toutes à l’Humanité. L’entreprise semblait sans espoir. Il aurait fallu écraser le Blockhaus, rassembler les survivants, trouver la bonne manière de Vénefrer et apporter la preuve à Nef que l’Humanité méritait de survivre.
Il n’y a plus assez de temps.
Panille! C’était la faute de Panille s’ils avaient mis tout ce temps. A chacun de ses arguments en faveur d’une attaque immédiate, Panille avait trouvé des objections.
Le nid était un paradis et cela suffisait, affirmait-il.
Certes, un paradis, où toutes les plantes de la Terre pouvaient croître sans interruption de saison, sans insectes, sans pourrissement, sans maladies. Même les humains n’étaient menacés par aucun démon.
Le nid dans le cratère était une blastula pour tout ce qui était terrestre, un mélange chaotique d’éléments à la recherche de croissance et d’ordre.
Un cercle d’Eden d’un kilomètre de diamètre ne fait pas une planète habitable.
Et toujours Panille avec ses observations insensées : «Ce que vous faites avec la poussière sous vos pieds, c’est une prière.»
C’est cela que tu veux, Nef ? Ce genre de prière ?
Toujours pas de réponse de Nef. Rien que le crissement du sable sous leurs pas, le mouvement de son armée se déployant sur la plaine, marchant vers le Blockhaus.
Je suis livré à mes propres ressources. Aucune aide à attendre de Nef.
Il se souvint, alors, de la Nef Spatiale Terra. La nef qui était devenue «Nef». Il se rappela chacun des membres de l’équipage, leur long entraînement à Lunabase. Où pouvaient-ils être en ce moment? Certains étaient-ils encore en hyber? Il aurait voulu revoir Bickel. John Bickel leur aurait apporté une aide précieuse. Il avait des ressources et allait droit au but. Mais où était Bickel ?
Le sable crissait sous ses chaussures comme autrefois dans le périmètre d’exercice de Lunabase. Mais c’était du sable lunaire, ce n’était pas le sable de la Terre. Toutes ces nuits qu’il avait passées, le visage levé vers la planète auréolée de gloire bleue et blanche… il n’avait jamais désiré les étoiles, jamais rêvé abstraitement des configurations mathématiques de Tau Ceti. Il n’avait désiré que la planète Terre… le seul endroit de l’univers qui lui fût interdit.
Pandore n’est pas la Terre.
Mais le nid était une tentation. Il ressemblait tellement à la Terre de ses rêves.
Et pas du tout à la Terre réelle, je suppose. Qu’est-ce que je connais de la Terre réelle ?
Les gens comme lui n’avaient connu que les quartiers des clones à Lunabase, séparés à jamais de leurs originaux humains par les vitrobarrières. Toujours ces vitrobarrières, toujours une Terre simulée — de même que les clones étaient des humains simulés.
Ils voulaient éviter que nous ne propagions d’étranges maladies à travers l’univers. Il laissa échapper un rire.
La plus grosse maladie, nous l’avons apportée sur Pandore : la guerre! Sans compter cette autre maladie qui s’appelle l’Humanité!
Un cri s’éleva sur sa droite, et il fut tiré de sa rêverie. Il vit qu’un rayon venant du Blockhaus avait carbonisé un gros rocher un peu plus loin sur la plaine. Thomas fit signe à son armée de se déployer davantage. Il se retourna pour regarder Panille, qui avançait toujours imperturbablement au milieu de sa meute de démons.
Un terrible ressentiment grandit alors en lui. Il en voulait à Panille d’être né naturellement humain.
Alors que j’ai poussé dans une cuve embryogénique!
Il s’avisa alors qu’il lui avait fallu, curieusement, d’innombrables génefrations suivies de cette crise ultime pour s’apercevoir à quel point il était malheureux d’être un clone.
Il est formellement interdit aux clones de Lunabase…
La liste des tabous n’en finissait pas.
Il est interdit d’entrer en contact avec des humains Natifs ou avec la Terre.
Banni du Paradis sans bénéfice du péché.
Ce qui est ressenti par l’un est ressenti par tous, disait Avata.
Oui, Avata. Mais Pandore n’est pas la Terre.
Nef avait dit pourtant qu’il faisait partie des matériaux originaux. Un petit morceau de ce qu’avait été la Terre. Quels souvenirs de la Terre dansaient dans les gènes qui pétillaient au bout de ses doigts ?
Il faisait très chaud sur la plaine. Une chaleur accablante. Trop exposée. Panille saurait-il jusqu’au bout leurrer les défenseurs du Blockhaus avec ses projections ? Il avait détourné les sondes, c’était un fait. Et Thomas n’avait pas oublié son propre couplage mental avec Bitten, le programme de la navette qui leur avait apporté une telle abondance d’équipements. Comme l’avait dit Panille, la faculté de communiquer était aussi celle de dissimuler.
Mais si Panille les abandonnait maintenant, en cessant de projeter son bouclier d’illusions? S’il était blessé… ou bien tué ? Il aurait dû rester à l’abri sur les falaises.
C’est bien d’un clone, de ne pas voir l’évidence.
L’ancien sarcasme résonnait à ses oreilles. Bien d’un clone! Tous les efforts humains pour instiller de l’amour-propre aux clones avaient fondu devant les sarcasmes. Les clones étaient censés être des créatures extrahumaines, construites pour la précision. Les humains n’aimaient pas cela. Les clones de Lunabase ne différaient des autres humains ni par l’aspect ni par le langage, mais… la séparation engendre la différence. Bien d’un clone.
Il imaginait l’un de ses instructeurs de Lunabase en train de l’observer de son écran impie pour le réprimander et lui faire un sermon sur la complexité des télésystèmes de surveillance : «C’est bien d’un clone, fouler ainsi aux pieds le paradis.»
L’armée était presque arrivée à portée des armes légères du Blockhaus, à présent. Deux cents mètres au maximum. Thomas se força à émerger de sa rêverie. Fichue manière de se conduire, pour un général! Il regarda à droite, puis à gauche. Ils étaient bien déployés. Il s’arrêta à côté d’une grande roche noire, plus haute que lui. Le Blockhaus se dressait un peu plus loin, hérissé des becs de ses découpeuses. Il ne fallait pas que Panille s’expose davantage. Il se tourna pour lui faire signe d’arrêter. Le poète obéit. Les fantassins avanceraient tout seuls à partir de là. Ils ne pouvaient risquer leur arme la plus précieuse.
La roche à côté de lui se mit à rougeoyer. Il fit un bond sur la droite tandis que la pierre explosait en un magma orangé. Une goutte brûlante retomba sur son bras. Il n’y prêta pas attention et cria :
— A l’attaque!
Sa horde s’élança clopin-clopant vers le Blockhaus. Au même moment, des portes s’ouvrirent à la périphérie du Blockhaus et des groupes de défenseurs sortirent sur la plaine, armés de crashfeus et de laztubes. Ils se précipitèrent en poussant des clameurs sur les mirages projetés par Panille. Arrivés à quelques mètres de leurs cibles, ils ne savaient plus que faire car elles se dissolvaient sous leurs yeux. Ils tournaient en rond, trébuchant les uns sur les autres, tirant au hasard. Quelques coups épars atteignirent l’armée de Thomas. Les découpeuses du Blockhaus étaient également entrées en action de manière généralisée, balayant la plaine de leurs rayons incandescents.
— Tirez! Mais tirez donc! hurlait Thomas.
Certains combattants obéirent. Mais les défenseurs du Blockhaus avaient génétiquement les mêmes caractéristiques mêlées que ceux qui les attaquaient. En l’absence d’uniformes pour se distinguer, ils formaient une mêlée effroyablement confuse que les rayons des découpeuses fauchaient à l’envi. Amis et ennemis gisaient sur la plaine sanglante, mutilés, agonisants, hurlants. Thomas regarda, horrifié, le sang qui jaillissait d’un corps sans tête encore debout à quelques mètres de lui. Une pluie rouge retombait tout autour tandis qu’il vacillait puis s’affaissait en avant.
Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? se dit Thomas.
Personne ici, ni les attaqués ni les attaquants, ne savait faire la guerre convenablement. Ils n’étaient que des instruments hystériques de destruction. Rien de plus. A peine le quart des défenseurs avaient réussi à atteindre son armée. Mais quelle différence ? La plaine devant le Blockhaus était un abattoir sanglant.
Il fit un signe à l’intention des servants de la découpeuse à sa droite : «Ouvrez-moi une brèche dans cette muraille!» Mais les servants étaient morts et les roues de la découpeuse ne tournaient plus. La machine penchait et son redoutable bec était pointé sur le sol. Derrière la masse de plastacier, quelques survivants s’abritaient.
Thomas se tourna brusquement vers l’endroit où était Panille. Le poète était demeuré immobile au milieu des démons. Deux capucins étaient couchés à sa droite comme des chiens obéissants. La ligne des prédateurs de Pandore s’étendait en un vaste arc de cercle autour de la scène du carnage.
Thomas se sentit envahi par une rage frénétique. Tu ne m’as pas encore vaincu, Nef! Il tituba, haletant, jusqu’à la découpeuse, empoigna le fût pesant et se mit à le faire tourner. Il avait fallu quatre clones vigoureux, là-bas au pied de la falaise, pour soulever cette machine. Dans sa rage, Thomas la déplaça tout seul et la cala contre un rocher de manière à viser une portion du mur d’enceinte au pied du Blockhaus. Les survivants s’enfuirent quand il bondit aux commandes pour faire jaillir le rayon. Un pinceau bleu aveuglant fusa en direction du mur, qui rougeoya puis fondit. Le haut du mur s’affaissa et rejoignit le magma fumant sur le sol.
Recouvrant son sang-froid et sa raison, Thomas fit un pas en arrière, plus plusieurs autres. Il se trouvait à vingt mètres de la découpeuse encore bourdonnante quand les armes ennemies trouvèrent la cible. Elle explosa, atteinte de plein fouet par un rayon. Thomas ne sentit même pas l’éclat de métal acéré qui lui pénétra la poitrine.