Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. Plus tard, le Seigneur demanda à Caïn : «Où est Abel, ton frère ?» Et il répondit : «Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère?» Alors le Seigneur dit : «Qu’as-tu fait? Ecoute! Le sang de ton frère répandu sur le sol fait monter son cri vers moi.»
Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque
— Tout est permis ici ? demanda Legata.
Elle étudia attentivement Sy Murdoch, qui paraissait réfléchir à la question. Il mettait trop longtemps à répondre. Elle n’aimait pas cet homme, avec son regard pâle qui lançait un défi à tout ce qui l’entourait. Il mettait trop de lumière dans ce labo, particulièrement à cette heure avancée côté jour. Et les jeunes clones M tapis contre un mur à l’autre bout de la salle étaient manifestement terrifiés à sa seule vue.
— Eh bien ?
— Cela demande un peu de réflexion, fit Murdoch.
Elle plissa les lèvres. C’était la deuxième visite qu’elle faisait à Lab I en l’espace de trois diurnes. Et elle ne croyait pas du tout aux motifs invoqués pour celle-ci. Oakes avait feint d’être irrité parce qu’elle n’avait pas su pénétrer les dessous du labo, mais elle avait senti les imperfections de son numéro. Il lui jouait la comédie.,
Pourquoi l’avait-il envoyée une deuxième fois ici ? Il n’était plus coupé de Louis. Ces deux-là savaient des choses qu’ils refusaient de partager avec elle. Elle se sentait frustrée de rage devant toutes ces inconnues.
Murdoch voulait être sûr de procéder avec prudence. Oakes avait donné l’ordre de faire passer Legata dans la Chambre des Lamentations à titre «exploratoire», mais il l’avait averti : «Elle a énormément de force.»
Comment ça, énormément de force. Plus que moi ?
Il ne voyait pas comment c’était possible. Une si petite boule de nerfs.
— Je vous ai posé une question très simple, fit Legata sans se donner la peine de dissimuler sa colère.
— Question intéressante, mais pas si simple. Pourquoi l’avoir formulée de cette manière ?
— Parce que j’ai eu sous les yeux les rapports du labo à Morgan. Vous faites de drôles de choses ici.
— Eh bien… disons qu’il n’y a pas beaucoup de limites, mais n’est-ce pas la base de toute recherche ?
Elle lui décocha pour toute réponse un regard glacé et il poursuivit :
— Il n’y a pas beaucoup de limites du moment que le docteur Oakes reçoit un enregistrement holo complet de ce que nous faisons.
— Il nous enregistre en ce moment.
— Je le sais.
Il avait dit cela d’une manière qui avait fait courir un frisson dans le dos de Legata. Murdoch avait une façon de se tenir qui évoquait celle d’un puissant danseur. Quand il releva le menton, elle remarqua sous sa mâchoire une cicatrice qu’elle voyait pour la première fois. Elle était habituellement cachée par les plis de son cou. Impossible de lui donner un âge. Etant donné qu’il pouvait être un clone, impossible de lui attribuer non plus un âge chronologique.
A approfondir, nota-t-elle mentalement.
Toutes ces choses que Louis fait faire ici…
De nouveau, elle regarda autour d’elle. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette salle. Le décor contenait les éléments habituels : senseurs, foyer holo, pupitre com, mais elle se sentait directement agressée par cet endroit, elle qui appréciait la beauté. Non pas la décoration, mais la beauté. Ces deux énormes fleurs qui flanquaient l’entrée… elle les avait déjà remarquées. Elles étaient roses comme des langues et leurs pétales étaient convolutés l’un dans l’autre comme une suite de miroirs.
C’est drôle, pensa-t-elle. Elles exhalent une odeur de transpiration.
— Allons-y, dit-elle.
— D’abord, une petite formalité demandée par le docteur Oakes.
Il fit pivoter une petite plaque, à côté de la porte, qui découvrit un senseur-tampon analogue à ceux qui servaient de vérificateurs d’identité côté nef. Elle posa la main sur le tampon pour se laisser identifier.
Formalité stupide. Tout le monde me connaît ici.
Une soudaine sensation de picotement se propagea de la paume de sa main jusqu’à son épaule. Elle se rendit compte que Murdoch venait de lui parler. Qu’avait-il dit ?
— Excusez-moi… qu’est-ce que…
Elle se sentait faible et désorientée. Il y avait quelque chose…
La porte était ouverte devant elle, mais elle n’avait pas le souvenir de l’avoir vue s’ouvrir. Qu’est-ce que Murdoch lui avait fait ?
Il avait posé une main sur son épaule pour la pousser dans le sas. En franchissant la porte, elle s’imagina qu’elle entendait une voix très faible qui sortait du cœur de l’une des fleurs et qui la suppliait : A boire, à boire…
Elle entendit la porte du sas se refermer derrière elle. Elle prit conscience de sa solitude et vit la porte intérieure s’ouvrir lentement… solennellement. Qu’est-ce que c’était que cette lumière rouge ? Et ces formes confuses en mouvement ?
Elle s’avança vers la sortie du sas.
Pourquoi Murdoch ne l’avait-il pas suivie? Elle scruta la pénombre rouge pour essayer d’identifier les formes mouvantes. Oui… c’étaient bien les nouveaux clones M. Elle en reconnaissait quelques-uns qui figuraient dans les rapports de Lab I. Ils étaient spécialement conçus pour faire pièce aux vitesses synaptiques extrêmement élevées des démons de Pandore. Cette course aux réflexes posait un problème sur lequel elle s’était promis d’enquêter.
A quoi fallait-il faire attention ?
Une voix chuchota à son oreille : «Je m’appelle Jessup. Reviens me voir quand ce sera fini.» Comment suis-je entrée ici ?
Il y avait quelque chose de détraqué dans sa notion du temps. Elle déglutit avec peine et sentit le contact rêche de sa langue gonflée contre son palais desséché.
«Bons et mauvais laissent leurs uniformes au vestiaire.»
C’est quelqu’un qui a dit cela ou c’est moi qui l’ai pensé ?
Oakes avait dit : «Tout est permis sur Pandore. Tous nos fantasmes sont réalisables.»
C’est pourquoi j’ai posé la question à Murdoch… où est Murdoch ?
Les clones difformes l’entouraient maintenant de partout et elle essaya de concentrer sa vision sur eux. Ses yeux ne suivaient pas. Elle se sentit agrippée par le bras. Elle eut mal.
— Lâchez-moi, espèces de…
Elle dégagea brusquement son bras et entendit des grognements surpris. Elle ne savait plus ce qu’il était advenu de sa notion du temps et de la perception de sa propre chair. Le sang coulait sur ses bras et elle ne se rappelait pas comment il était venu là. Elle s’aperçut alors qu’elle était… nue. Ses muscles se nouèrent, par réflexe, et elle se ramassa sur elle-même en position de défense.
Qu ‘est-ce qui m’arrive ?
Encore des mains sur elle… des mains rudes. Elle réagit par une puissante flexion au ralenti. Elle entendit alors distinctement quelqu’un qui criait. Etrange, que personne ne réponde à ces cris!