La famille
nourrit ses oisillons
et sous le nid
tresse les brindilles…
L’intelligence
est la cousine pauvre
de la compréhension.
Kerro Panille Poésies complètes
Le pourpre terne des cadrans et des voyants de contrôle emplissait la nacelle suba d’ombres rougeoyantes et faisait naître des éclats de lucioles à chaque mouvement des trois occupants sanglés dans leur fauteuil face au demi-cercle compact des instruments de bord.
Thomas, intensément conscient des pressions extrêmes qui s’exerçaient de toutes parts sur la coque, leva les yeux vers le répétiteur de profondeur. Ce n’était pas tout à fait comme à l’intérieur d’une nef spatiale, finalement. Au lieu du vide cosmique, il sentait la présence oppressante de l’océan pandorien. Et il n’avait qu’à lever la tête vers la coupole transparente de la nacelle, à l’endroit où elle dépassait de la coque porteuse, pour voir le cercle opale de lumière faiblissante qui représentait la surface de plus en plus éloignée du lagon.
En tournant la tête, il surprit le même coup d’œil instinctif que Waela jetait au cadran du répétiteur. Tout avait l’air de se passer très bien pour elle. Aucune angoisse résiduelle de ses précédentes expériences au fond de la mer.
Il regarda alors Kerro Panille. Ce poète ne correspondait pas à l’image qu’il s’était faite de lui par avance. Il était tout jeune, certes — à peine un peu plus de vingt annos d’après le dossier-— mais il y avait dans ses manières quelque chose qui évoquait une maturité plus grande.
Panille était demeuré silencieux durant la descente, s’abstenant même de poser les questions habituelles. Mais peu de choses devaient échapper à son regard. La façon dont il penchait la tête au moindre son nouveau trahissait sa vigilance. Ils n’avaient pas eu suffisamment de temps pour le mettre vraiment au courant du fonctionnement des appareils. Waela lui avait demandé de surveiller les moniteurs de leur programme de communication et de la prévenir quand les premières configurations de lucioles émises par les varechs commenceraient à être acceptées. Elle s’était réservé les instruments qui indiquaient l’état de leur liaison avec le câble d’accrochage. Le câble avait été ancré au centre du lagon et servait maintenant à guider leur descente. Le dirigeable y était solidement amarré, un peu au-dessus de la surface de l’eau.
— Il est très sensible à la communication inconsciente, avait dit Waela du poète juste avant son arrivée au hangar.
Thomas ne lui avait pas demandé comment elle le savait. Elle lui avait déjà confirmé l’échec de sa tentative de séduction.
— Etait-il trop naïf? A-t-il compris ce que vous…
— Oh, il a parfaitement compris. Mais il a dans l’idée que son corps est quelque chose qui lui appartient. Plutôt rafraîchissant chez un homme.
— Est-ce qu’il… vous croyez qu’il agit vraiment pour le compte de Oakes ?
— Ce n’est pas le genre.
Thomas était forcé d’en convenir. Panille irradiait une candeur presque enfantine.
Depuis sa tentative de séduction manquée (et plutôt maladroite, elle devait bien l’admettre), Waela se sentait gênée en présence du poète. Mais Panille, de son côté, ne faisait montre d’aucune inhibition de ce genre. Il possédait la naïveté côté nef et elle le soupçonnait d’être capable d’aller se jeter dans la gueule du premier prédateur pandorien venu rien que pour satisfaire sa curiosité de poète.
Il me plaît, se dit-elle. Décidément, il me plaît.
Mais il ne faudrait pas tarder à faire son éducation quant aux dangers locaux, ou il ne durerait même pas le temps d’écrire un nouveau poème.
Alors, c’est vraiment Nef qui l’a envoyé, songea Thomas. Aurait-il pour mission de me tenir à l’œil ?
Thomas s’était réservé l’observation directe de la zone exempte de varechs où ils étaient en train de descendre. C’était une colonne d’eau libre qui faisait environ quatre cents mètres de diamètre. Un «lagon» pandorien. Ils n’étaient pas encore arrivés dans les régions obscures où les varechs exhibaient leurs jeux de lumières.
Panille avait été fasciné par le terme «lagon» quand il l’avait entendu. Nef lui avait montré une fois un lagon côté Terre, avec ses cocotiers et même une pirogue à voiles blanches. L’océan de Pandore connaîtrait-il un jour de tels enchantements ?
Il s’était découvert une conscience aiguë de chaque impression sensorielle qui lui parvenait au sein de ce monde clos. Il y avait là matière à d’innombrables poèmes. Le sifflement discret de l’air recyclé, les effluves humains de la promiscuité, chargés d’angoisses muettes. Il avait aimé la manière dont la lumière rouge clignotait à l’échelle de coupée.
Lorsque Thomas avait utilisé le mot «lagon» pour décrire leur lieu de destination, Panille avait murmuré : «Persistance de l’atavisme.» Cette remarque lui avait valu un regard surpris de la part de Thomas.
Waela observa qu’ils venaient de passer la marque des 85 m et l’annonça à haute voix. Elle se pencha vers l’écran qui montrait la plus proche muraille des varechs qui entouraient le lagon. Leurs longs filaments descendaient obliquement vers les profondeurs opaques tandis que de place en place des tentacules noirs se tendaient en direction du suba. Les projecteurs de plongée faisaient jouer des ombres vertes sur les varechs livides, révélant de petites excroissances sombres, des grappes de boules dont la fonction leur était inconnue. Plus bas, c’étaient des boules semblables qui produisaient les configurations lumineuses.
Autour des filaments de varechs et dans les régions supérieures du lagon, l’eau était peuplée de formes lentes ou rapides, munies de nombreux yeux ou quelquefois aveugles. Certaines étaient fines et vermiculaires, d’autres dodues et pondéreuses, avec de longues nageoires membraneuses et des mâchoires béantes et édentées. Aucune ne s’était jamais, en principe, attaquée aux Neftiles. On pensait qu’elles vivaient en symbiose avec les varechs. Si on essayait de les prélever comme spécimens, cela déchaînait la violence des varechs. Et dès qu’elles étaient hors de l’eau, elles se décomposaient avec une telle rapidité que la seule solution, pour les étudier, était de disposer de laboratoires mobiles. Seulement, les laboratoires mobiles ne survivaient pas longtemps dans ces régions.
Plus ils descendraient et moins ils rencontreraient de ces créatures. D’après l’expérience de Waela, le suba atteindrait bientôt la zone des rampants, ces choses qui se déplaçaient le long des thalles des varechs et sur le fond océanique. Il y avait aussi quelques grosses créatures qui nageaient, mais celles qui rampaient étaient prédominantes.
Durant le vol en direction du lagon, Waela s’était efforcée de ne pas rester inactive, redoutant de s’effondrer quand le moment serait venu d’effectuer une nouvelle plongée. Elle se donnait du courage en se disant que ce modèle de suba était spécialement renforcé, mais elle ne pouvait s’empêcher de songer à ce qui allait se passer, mêlant ses appréhensions au souvenir de ses plus noires terreurs. La dernière expédition désastreuse avait utilisé un submersible de soixante-dix mètres de long, hérissé de lames et de rasoirs. La Colonie avait payé un horrible tribut en vies humaines pour le convoyer à travers les plaines ondulées de l’Ovale jusqu’à l’unique site, sur la côte méridionale, où l’on pouvait le faire glisser dans une baie bordée de varechs. Elle faisait partie des neuf membres de l’équipage. Et elle avait été la seule survivante.
Pendant quelque temps, ils avaient cru que la taille et le poids suffiraient à leur garantir le succès. Les trappes d’admission d’eau étaient ouvertes par télécommande et les échantillons de varechs s’accumulaient dans les bacs. Mais les tentacules des varechs avaient surgi des fonds rocheux où ils étaient ancrés et avaient entouré le suba. Leurs assauts concertés ne connaissaient pas de fin. Ils s’enroulaient autour de la coque, neutralisant les lames coupantes par la simple force de leur nombre, attirant le suba de plus en plus profond, lançant leurs capillaires à la recherche du moindre point faible. Leurs thalles aveuglaient les senseurs extérieurs. Leurs interférences étouffaient les systèmes de communication. Les Neftiles étaient sourds, aveugles et muets. Puis l’eau avait jailli à l’intérieur de la coque, à proximité d’un panneau étanche, en un faisceau si puissant qu’il tranchait les chairs sur son passage.
De repenser à tout cela précipitait la respiration de Waela. Elle était chargée de manipuler un couteau à partir d’une bulle de plaz en saillie sur la coque. La bulle était couverte de thalles souples sauf aux endroits où se tendaient les cylindres tentaculaires des varechs qui cherchaient à broyer le suba. A travers la grêle de parasites dans ses écouteurs, elle avait entendu un de ses compagnons décrire la gerbe d’eau qui avait coupé en deux un autre membre de l’équipage. A ce moment-là, une déformation de la coque et l’explosion due au changement de pression à l’intérieur du suba avaient brusquement projeté sa bulle comme un bouchon. Débarrassée des thalles qui l’aveuglaient, elle était remontée vers la surface parmi les varechs qui s’écartaient pour lui laisser le passage. Jamais Waela ne s’était expliqué ce phénomène. Les varechs lui avaient ouvert un passage jusqu’à la surface!
Une fois dans la double lumière aveuglante côté jour, elle avait forcé le panneau étanche, puis plongé dans une mer onduleuse couverte de larges thalles de varechs. Elle se souvenait qu’elle les avait touchés avec épouvante, ayant besoin d’eux pour se maintenir à flot. Us formaient une couverture vert pâle qui tempérait les mouvements de la mer. Puis elle avait senti un fourmillement dans tout son corps. Son esprit avait été assailli par des images disparates de démons et d’humains mêlés en des combats mortels. Elle se souvenait qu’elle avait hurlé, avalé de l’eau salée, hurlé. En quelques secondes, les images avaient eu raison d’elle et elle avait roulé, inconsciente, en travers d’une plaque de varech.
Un dirigeable d’observation l’avait arrachée à la mer. Elle avait mis de nombreuses diurnes à récupérer, acclamée lors de sa guérison parce qu’elle avait prouvé que les varechs n’étaient pas seulement dangereux à cause de leurs capacités physiques mais aussi à cause de leurs propriétés hallucinogènes qui faisaient des ravages pour peu qu’ils soient en contact avec une assez grande partie du corps humain dans un milieu liquide.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, Waela ?
C’était Panille qui se penchait sur elle, rendu inquiet par son introspection silencieuse.
— Non. Tout va bien. Nous sommes en train de quitter les eaux actives de la surface. Nous commencerons bientôt à apercevoir les lumières.
— Vous êtes déjà descendue à ces profondeurs, m’a-t-on dit.
— Oui.
— Nous n’avons rien à craindre, intervint Thomas, tant que nous ne menaçons pas les varechs. Vous le savez.
— Merci bien, dit Panille. D’après les rapports, les varechs auraient attaqué à même le rivage une équipe qui tentait d’installer une station de récolte.
— C’est vrai, fit Waela. Hommes et machines ont été balayés du rivage. Les hommes se sont noyés et on a retrouvé leurs cadavres. Les machines ont disparu.
— Alors, pourquoi ne nous attaqueraient-ils pas ici?
— Ils ne l’ont jamais fait quand nous nous sommes contentés de descendre pour observer.
Cette affirmation aida Waela à retrouver une partie de son calme. Elle se concentra de nouveau sur les écrans et les batteries de senseurs.
Panille regarda, par-dessus son épaule, l’écran de Waela qui montrait les tiges obliques des varechs, les thalles torsadés et les curieuses boules en grappes qui scintillaient comme des étoiles à la lumière des projecteurs du suba. Quand il leva la tête vers la coupole, il aperçut le rond lointain de la surface du lagon, lune diaphane peuplée d’ombres mouvantes, celles des créatures qui partageaient le lagon avec les varechs.
Le lagon était un lieu de mystère et de magie à la beauté si profonde que Panille était reconnaissant à Nef de lui avoir simplement permis de le contempler. Les thalles des varechs étaient des câbles gris-vert, par endroits plus épais qu’un torse de Neftile. Ils surgissaient des profondeurs obscures pour grimper vers la tache de lumière mercurique.
La lumière grimpe vers les étoiles mais, les voyant, craint de les rattraper et flotte sidérée. Oh, étoiles, comme vous brûlez dans ma tête!
Les varechs se tendaient vers Réga, le seul soleil qui occupait leur ciel pour le moment. Plus tard, il y aurait aussi Alki. Même quand il y avait des nuages, les varechs s’orientaient perpendiculairement à la trajectoire d’un soleil. Quand deux soleils étaient présents, leur tropisme s’adaptait à la moyenne des radiations selon un équilibre précis.
Panille réfléchissait à tout cela, mettant à profit les connaissances que lui avait inculquées Nef. C’étaient des observations glanées au prix de périlleuses incursions dans la mer. Des informations éparses, qui ne valaient pas l’intensité de ce qu’il apprenait en se trouvant ici. Mais il connaissait d’avance une partie des choses qu’il verrait au fond : les capillaires des varechs couvrant et traversant de gros blocs; les créatures rampantes et fouissantes, les courants lents, les sédiments mouvants. Les lagons étaient des ventilateurs, des couloirs d’échange entre les eaux de la surface et celles des grands fonds. Et dans leur partie supérieure, les lagons fournissaient de la lumière à des créatures autres que les varechs.
Les lagons étaient des cages.
— C’est dans ces lagons que les varechs pratiquent l’aquiculture, dit-il à haute voix.
Thomas cligna des yeux. Cette remarque était si proche de ses propres conjectures sur la manière dont les varechs s’intégraient au système qu’il se demandait si Panille n’avait pas surpris ses pensées.
Communiquerait-il, même en ce moment, avec Nef ? Les paroles du poète fascinaient Waela :
— Vous croyez que les varechs suivent consciemment un plan?
— C’est possible.
Pour Thomas, en tout cas, la remarque de Panille soulevait un coin du voile. Il commençait à percevoir la mer, le domaine des varechs, de manière différente. C’était un riche espace vital à l’abri des dangereux démons qui peuplaient Pandore. Etait-il souhaitable, dans ces conditions, de chasser les varechs de leur habitat naturel? C’était possible, il le savait, en perturbant l’écosystème, en brisant la chaîne interne qui conditionnait l’existence même des varechs. Etait-ce là ce qu’avaient décidé Oakes et Louis ?
— Les lumières! s’écria Panille à ce moment-là. Ohhh, oui! Ils étaient entrés dans la zone obscure où les senseurs optiques du suba commençaient à capter les lumières clignotantes. Mille joyaux multicolores dansaient dans les ténèbres au-delà du champ de portée des projecteurs. C’étaient d’infimes explosions de rouge, jaune, orangé, vert, pourpre, qui se produisaient sans continuité apparente. Rien que des explosions d’étincelles qui saturaient leurs perceptions éblouies.
— Le fond monte, dit Waela.
Panille, dont tous les sens étaient en alerte, jeta un regard à l’écran de Waela. Oui, elle avait raison. Le fond semblait se rapprocher alors que le suba demeurait stationnaire. Le fond monte.
Thomas ralentit leur descente. Doucement, le suba se posa dans un nuage de sédiments gris. Lorsque la visibilité revint, les écrans leur montrèrent des ondulations sculptées jusqu’à la limite du champ des projecteurs. Des créatures abyssales en forme de soupière renversée broutaient déjà au milieu des sillons, le bord de la soupière représentant un cordon lippu circulaire. Au premier plan de la zone éclairée, les pattes de leur ancre s’enfonçaient dans les sédiments tandis que le câble montait obliquement se perdre dans le noir au-dessus d’eux. A bâbord, ils apercevaient au loin des accumulations de rochers sombres couverts et transpercés par des réseaux de capillaires issus des varechs. De grosses formes noires circulaient dans la jungle des varechs, sans doute elles aussi au service des maîtres de la mer.
De minuscules créatures cheminaient déjà sur l’ancre et son câble. Panille savait qu’ils étaient en fer et en acier de fabrication locale. Ces matériaux, au bout de quelques diurnes, seraient rongés comme de la dentelle. Seuls le plaz et le plastacier résistaient au pouvoir corrosif de l’océan pandorien.
Cette pensée accentuait dans l’esprit de Panille la fragilité du lien qui les unissait au monde extérieur. Observant les brillants qui trouaient les ténèbres de leur éclat intermittent, il avait l’impression de les entendre parler : «Vois. Nous sommes là. Nous sommes là. Nous sommes là…»
Pour Thomas, les lumières évoquaient un panneau d’ordinateur. C’était en regardant des enregistrements holos des varechs que l’association d’idées s’était imposée à lui. Il en avait parlé à Waela au cours de l’une des séances où elle lui expliquait ce qu’elle savait des fonds océaniques. «Un ordinateur pourrait brasser des quantités plus importantes, avec davantage d’associations et une vitesse plus grande.»
Ainsi était né leur programme : enregistrer les lectrovarechs, rechercher les séquences significatives et les rejouer aux varechs.
Waela avait admiré l’élégante simplicité de la démarche : sauter la phase périlleuse des prélèvements et de l’analyse des spécimens pour passer directement, au-delà des spéculations physiques, au problème de la communication. Expliquer aux varechs : «Nous vous voyons. Nous savons que vous êtes conscients et intelligents. Nous le sommes aussi. Apprenez-nous votre langage.»
Tandis qu’il observait les jeux de lumières, Thomas aurait voulu les comparer à haute voix à des illuminations de Noël. Mais qui l’aurait compris ?
Noël!
A cette seule évocation, il se sentait incroyablement vieux. Pour les Neftiles, Noël ne signifiait rien. Ils avaient d’autres jeux religieux pour les occuper. La seule personne, peut-être, dans cet univers, qui aurait pu le comprendre, était Hali Ekel. Elle avait vu la Colline des Crânes.
Quel rapport la Colline des Crânes et la Passion de Jésus-Christ pouvaient-elles avoir avec ces lumières scintillant au fond de l’eau?
Thomas contempla l’écran qui se trouvait devant lui. Qu’était-il donc censé y voir? De l’aquiculture ?
Les Neftiles seraient-ils forcés d’exterminer les varechs? De les crucifier afin d’assurer leur propre survie ? Noël et l’aquiculture…
Les jeux de lumières avaient un pouvoir hypnotique. II ressentait le recueillement admiratif et vigilant qui régnait à l’intérieur de la nacelle. Une atmosphère de crainte et de révélation pesait sur lui. Ici, au fond de l’océan pandorien, se faisait le bilan de la planète, l’équilibrage de toutes les transactions opérées par la vie. C’était plus qu’une Bourse, c’était la Chambre Forte où tous les grands circuits biochimiques et géochimiques de Pandore aboutissaient sous leurs yeux.
Ou ‘accomplis-tu ici, puissant varech ?
C’était cela que Nef voulait qu’ils voient?
Il ne s’attendait pas à ce que Nef réponde à sa question. Une telle intervention ne correspondait pas à la règle du jeu. Il était en principe livré à lui-même dans ce suba.
Joue le jeu, démon.
La pression de l’eau autour de leur fragile nacelle ne cessait d’occuper ses pensées. Ils demeuraient ici par la grâce des varechs. Ils ne pouvaient survivre que si les varechs les toléraient. D’autres étaient descendus là où ils se trouvaient et n’avaient survécu qu’au prix d’une prudente réserve. Mais qui pouvait dire ce que les varechs considéraient ou non comme une menace ? En cet instant, le scintillement des joyaux dans la pénombre glauque prenait pour Thomas un aspect malveillant.
Nous sommes trop confiants.
Dans le silence de son angoisse, la voix de Panille fit une irruption discordante.
— Nous commençons à obtenir les premières séquences. Thomas lança un coup d’œil au panneau d’enregistrement à la gauche de son pupitre. Les senseurs de charge indiquaient qu’ils allaient passer sur le mode lecture. Les lumières extérieures du suba reproduiraient automatiquement à l’intention des varechs toutes les structures que l’ordinateur définirait comme répétitives et significatives.
Vous voyez! Nous nous adressons à vous. Qu’est-ce que nous vous disons ?
Cela attirerait l’attention des varechs. Mais comment réagiraient-ils?
— Les varechs nous observent, déclara Panille. Vous ne le sentez pas ?
Thomas se sentait tacitement d’accord. Les varechs les observaient. Ils attendaient. Cela rappelait à Thomas le jour lointain où, pour la première fois, il était allé à la crèche de Lunabase. Il y avait appris une vérité que la plupart des éducateurs ignorent : Il y a des choses qui sont dangereuses à apprendre.
— S’ils nous observent, où sont leurs yeux? chuchota Waela. Thomas jugea que la question n’avait aucun sens. Les varechs pouvaient posséder des moyens de perception que les Neftiles n’imaginaient pas. C’était aussi ridicule que de demander où étaient les yeux de Nef. Mais il était impossible de nier que la nacelle était épiée. La présence projetée par les varechs était presque palpable.
L’enregistreur qui se trouvait à côté de lui bourdonna et il vit clignoter les voyants verts qui indiquaient le passage au mode lecture. Les boules en saillie sur la coque du suba étaient en train de lancer un message dont ils ignoraient la teneur. Les senseurs optiques ne captaient qu’un halo de toutes les couleurs reflété par les particules en suspension dans l’eau.
Thomas ne percevait aucun changement apparent dans les jeux de lumières produits par les varechs.
— Ils nous ignorent, fit Waela au bout d’un moment.
— Il est encore trop tôt pour le dire, objecta Panille. Quel est leur temps de réaction ? Leur avons-nous vraiment parlé ?
— Essayons les symboles fixes, dit Waela.
Thomas acquiesça et mit le programme en route. C’était leur solution de rechange. L’écran au-dessus du panneau d’enregistrement afficha les symboles qui s’étalaient maintenant sur la coque : d’abord, les carrés pythagoriciens; puis le calcul à l’aide de bâtonnets, la spirale galactique, le jeu des galets…
Aucune réaction de la part des varechs.
Les formes sombres qui nageaient au milieu des thalles n’avaient pas modifié sensiblement leurs mouvements. Tout paraissait demeurer comme avant.
Waela, les yeux fixés sur ses propres écrans, demanda :
-— Je me trompe, ou les lumières sont un peu plus brillantes?
— Un tout petit peu, oui, fit Thomas.
— C’est certain, dit Panille. Elles sont plus intenses. Et l’eau me semble plus… opaque. J’ai l’impression… Regardez le câble d’accrochage!
Thomas fit apparaître l’image affichée sur l’écran de Panille et vit que les senseurs signalaient l’approche d’un objet très large au-dessus d’eux.
— Le câble s’est détendu, fit Waela. Il tombe!
Au moment où elle disait cela, ils aperçurent les premiers morceaux de l’enveloppe du dirigeable qui pénétraient dans le champ des projecteurs. Le tissu orangé aux bords noircis renvoyait des reflets ternes. La coupole transparente de la nacelle fut recouverte par un fragment. Les créatures qui nageaient parmi les varechs s’éparpillèrent dans toutes les directions et les jeux de lumières connurent un regain d’activité tandis que le suba était aveuglé par l’enveloppe.
— Le dirigeable a dû être touché par la foudre, fit Waela. Nous allons…
— Préparez-vous à libérer la nacelle et à vider tout le ballast, ordonna Thomas. Il tendit la main vers les commandes, en essayant de résister à la panique.
— Attendez! s’écria Panille. Attendez que toute l’enveloppe soit au fond. Si nous sommes pris au piège, nous pourrons nous frayer un chemin avec le suba.
J’aurais dû y penser moi-même, se dit Thomas. Nous pourrions rester prisonniers de l’enveloppe.